Le 2 octobre 1968, une violente répression mit fin à cent vingt-trois jours d’activisme étudiant et populaire qui tout au long de l’été avait traversé les rues de la capitale du Mexique. L’armée envahit le quartier résidentiel de Tlatelolco autour de la place des Trois Cultures (dont le nom est dû à la superposition, comme sur un palimpseste, des ruines précolombiennes, de l'église coloniale et des grands immeubles supposés représenter la modernité du Mexique aux yeux du monde), des soldats prirent la place et, assumant rapidement des positions de combat, commencèrent à ouvrir le feu sur la foule et sur les bâtiments dans ce qui serait plus tard justifié comme une réponse légitime et nécessaire aux «francs-tireurs» qui auraient été installés (ou infiltrés comme «agents provocateurs») sur les toits et parmi les dirigeants au balcon. A la nuit tombée, près de deux cents cinquante étudiants, sympathisants et habitants du quartier, y compris des enfants, auraient été tués. Dix jours plus tard, grâce à une trêve accordée par le Comité national de grève, toujours actif – ne fût-ce que de façon clandestine –, le président Gustavo Díaz Ordaz inaugura les Jeux Olympiques, à quelques pas à peine de l’université et des écoles préparatoires où, au mois de juin, tout avait commencé.
«El 2 de octubre» ou «Tlatelolco,» comme on dit le plus souvent pour se référer au massacre, a aussi affecté rétroactivement toute interprétation des événements menant à la répression brutale. A cause des morts et des nombreuses arrestations qui ont suivi, l’histoire des retombées de 1968 au Mexique et en France n'est pas comparable. Tandis que Mai 68 à Paris a produit presqu’immédiatement toute une série d’interprétations – aujourd’hui canoniques et dûment rééditées pour chaque anniversaire, avec une nouvelle préface de l’auteur – présentant des lectures venant de disciplines établies aussi bien que d’autres entièrement nouvelles, au Mexique il semble que l’expérience de 1968 devait forcément passer par des modes d’expression beaucoup plus expérimentaux, parmi eux des douzaines de poèmes, des romans, des témoignages individuels ou collectifs, ainsi que des mémoires. Ce n’est qu’assez récemment, avec la parution de documents inédits, que les «faits» ont commencé a dissiper un tant soit peu les rumeurs et les théories du complot qui pendant des dizaines d’années continuaient à entourer l’année pivot de 1968 au Mexique. Je dirais même qu’en dépit des attaques de Nicolas Sarkozy contre Mai 68 en France, attaques qui ont de quoi flatter les nostalgiques en même temps qu’ils réjouissent les renégats, c’est au Mexique que le legs de 1968 est encore tout à fait ouvert.
Si nous mettons de côté, pour un instant, les faits historiques et sociologiques, comment les événements de cette année ont-ils été vécus au niveau subjectif, disons, en pensant la politique en intériorité? Et dans quelle mesure le désarroi de la gauche dans une bonne partie du monde est-il, en quelque sorte, préinscrit dans la façon dont des événements tels que le 2 octobre ont été subjectivés il y a quarante ans?
Paz avec Marx
Peu de textes, en vérité, nous permettent de comprendre cette expérience presque psychanalytique mieux que le poème qu’Octavio Paz a composé le lendemain du massacre de Tlatelolco, et qui porte le titre Intermittences de l’Ouest (3). A l’époque, Paz était ambassadeur du Mexique en Inde et c’est de cette espèce d’exil volontaire et professionnel qu’il réfléchit sur le mythe révolutionnaire dans une série de quatre poèmes, comme autant d’ «intermittences» ou d’«interventions» de l’Ouest dans l’Est. Ainsi deux poèmes sont-ils consacrés aux révolutions russe et mexicaine, et les deux autres aux révoltes de 1968 au Mexique et en France. Le troisième poème s’inspire, en fait, d’une des lettres de Karl Marx à son ami Arnold Ruge écrites cinq ans avant les insurrections de 1848. À cette époque, le coauteur du futur Manifeste communiste vit également en exil, mais, même en Hollande, il ressent une honte collective devant l’état déplorable dans lequel se trouve l’Allemagne :
«La défroque d'apparat du libéralisme a été dépouillée et le despotisme le plus répugnant s'étale dans toute sa nudité aux yeux du monde entier (...). Vous me regardez en souriant et vous me demandez : à quoi cela nous avance-t-il ? On ne fait pas de révolution avec la honte. Je réponds : la honte est déjà une révolution (...). La honte est une sorte de colère : celle par quoi on s'en prend à soi-même. Et si toute une nation avait vraiment honte, elle serait le lion qui se ramasse pour se préparer à bondir.»
L’histoire, sans doute, se répète. Mais après la tragédie, ce n’est pas le tour de la comédie ni de la farce, mais bien plutôt celui de la mélancolie. Ce qui, dans les lettres de Marx, est encore un pari subjectif pour révolutionnariser la honte, contre le scepticisme tenace de philosophes comme Ruge, devient chez Paz un acte ambigu d’introspection concernant la honte inhérente à l’idée même de vouloir faire la révolution.
Paz envoya son poème au supplément La cultura en México, du magazine Siempre!, où il ne fut publié qu’après la cérémonie de clôture des Jeux Olympiques. Dans le même temps, il envoya sa lettre de démission en tant qu’ambassadeur au président Díaz Ordaz.
Voici le poème, d’abord en espagnol, puis en traduction française:
Intermitencias del Oeste (3)
(México: Olimpiada de 1968)
A Dore y Adja Yunkers
La limpidez
(quizá valga la pena
escribirlo sobre la limpieza
de esta hoja)
no es límpida:
es una rabia
(amarilla y negra
acumulación de bilis en español)
extendida sobre la página.
¿Por qué?
La vergüenza es ira
vuelta contra uno mismo:
si
una nación entera se avergüenza
es león que se agazapa
para saltar.
(Los empleados
municipales lavan la sangre
en la Plaza de los Sacrificios.)
Mira ahora,
manchada
antes de haber dicho algo
que valga la pena,
la limpidez.
Intermittences de l'Ouest (3)
(MexiCO: Olympiade de 1968)
A Dore et Adja Yunkers
La limpidité
(peut-être vaut-il la peine
de l’écrire sur la pureté
de cette page)
n’est pas limpide:
C’est une rage
(jaune et noire
accumulation de bile en espagnol)
étendue sur toute la page.
Pourquoi?
La honte est une colère
retournée contre soi-même:
si
une nation entière a honte
c’est un lion qui se ramasse
pour bondir.
(Les employés
municipaux lavent le sang
sur la Place des Sacrifices.)
Vois maintenant,
tachée
avant d’avoir dit quelque chose
qui en vaille la peine,
la limpidité.
Plusieurs tendances sont en lutte dans ce poème, structuré comme il l'est autour du parallélisme entre le sang sur la place publique et l’encre sur la page blanche. Entre ces deux substances, nous trouvons la bile, à la fois jaune et noire. Avec la rage ou la colère, la honte constitue le terme circulant du texte, celui qui, subjectivement, articule politique et poésie. A la différence du sang et de l’encre, cependant, la bile n’a pas d’endroit où se déverser. Cette absence ou ce blocage marque le moment du lion qui se ramasse pour bondir. C’est le moment où la honte devient rage ou, plutôt, le moment où la rage se retourne sur soi-même, contre soi-même, pour devenir de la honte. Toute la question, alors, est de savoir si ce retournement sur soi-même produit un ressort suffisamment fort pour donner lieu, après tout, à un saut, voire à un assaut. Ce saut serait justement un saut dans le vide, puisqu’il n’aura jamais de lieu stable à sa disposition, pas d’ancrage ni sur la place publique ni sur la page en blanc du poète.
Or, le poème semble également insinuer une étrange et inquiétante congruence entre l’histoire officielle qui veut à tout prix effacer les traces de la violence, même si pour l'essentiel la pluie s’en était déjà occupée pendant la nuit du 2 au 3 octobre, et la procédure poétique que Paz, dans un autre poème – Lettre à León Felipe – de l’année précédente, sur la mort d’Ernesto «Che» Guevara, appelle «inécrire» ou «désécrire» ce qui est écrit. Ici, comme dans presque toute son œuvre, Paz suit une procédure essentiellement mallarméenne de soustraction, de rature ou d’évanouissement. Écrire veut dire soustraire un mot à un autre; se précipiter sans cesse vers l’instant fugitif quand le déjà-écrit s’évanouit et que la présence laisse place à l’absence ou au manque. De ce genre d’abolition, il résulte que le réel n’arrive jamais pleinement à se représenter; plutôt, il est ce qui fait irruption dans les interstices du représentable. C’est ici que l’opération poétique semble étrangement congruente avec un processus politique. La disparition de Che Guevara, par exemple, pourrait bien marquer le site d’un possible événement politique; mais si cette possibilité apparaît dans un poème, c’est que son processus lui aussi donne lieu à un terme évanouissant, pareil à l’inachèvement, el inacabamiento, propre à la poésie selon l’interprétation de Paz. La politique aussi interviendrait dans le social selon un principe de déliaison, comparable à l’écriture poétique quand la dernière défait les liens entre les mots pour s’établir dans l’espace même du déchirement.
La facilité avec laquelle ces textes affirment leurs propres principes métapoétiques devrait nous mettre en garde contre le fait que nous nous trouvons devant une approche purement structurale. Une telle perspective peut bel et bien exposer le manque constitutif à n’importe quel système de représentation, mais sans pour autant excéder ni outre-passer la pure reconnaissance de ce manque. Autrement dit, le processus peut très bien révéler le site d’un événement possible, mais ce site n’est jamais soutenu par aucune fidélité postérieure. Le vide est ici le chemin vers la reconnaissance de ce que nous sommes toujours déjà, en indiquant ce qui dès l’origine nous fait défaut, mais sans que personne n’ose se lancer dans un saut vers l’affirmation de ce que nous serons devenus.
Dans le poème d’Octavio Paz il apparaît une complicité formelle, voire plus que formelle, entre la limpidité et la pureté. Aussi la honte qui est ici conjurée peut-elle se lire de plusieurs façons. La façon la plus évidente lie la honte au sort de l’ambassadeur, si ce n’est au peuple mexicain entier, devant l’intervention despotique de leur gouvernement. Une autre lecture rattacherait la honte à la tâche du poète, incapable de dire quelque chose qui vaille la peine, algo que valga la pena, où pena en espagnol mexicain peut aussi signifier honte. Ce sont les mots qui provoquent chez le poète la sensation d’être de trop, comme si, tout d’un coup, il se sentait inepte. Finalement, même dans ce poème, souvent cité comme le dernier moment de gloire du poète dans son engagement à gauche, nous pouvons lire que c’est le mouvement étudiant lui-même qui n’a rien dit qui en valut la peine.
La même ambiguïté réapparaît dans le court poème consacré à 1968 en France (écrit en français par Octavio Paz):
Intermittences de l’Ouest (4)
(Paris: Les aveugles lucides)
Dans l'une des banlieues de l'absolu,
les mots ayant perdu leur ombre,
ils faisaient commerce de reflets
jusqu'à perte de vue.
Ils se sont noyés
dans une interjection.
Les poèmes de Paz sur 1968 font déjà allusion aux limites de l’activisme des étudiants. Peut-être étaient-ce eux qui n’ont rien dit de valable ; peut-être se sont-ils noyés dans des cris anarchiques et des graffitis agrammaticaux. Nous sommes déjà en pleine critique du mythe révolutionnaire qu’on retrouvera dans tant d’essais postérieurs de Paz.
En fait, si nous confrontons ces poèmes à l’analyse de 1968 dans «L’autre Mexique», publié en postface au livre classique Le Labyrinthe de la solitude, il devient d’autant plus difficile de prendre l’exacte mesure du point de vue de Paz. L’auteur ne cesse de pointer l’impudeur qui se cache derrière tout désir de faire justice pour répondre aux torts de ce monde. Pour le poète, la lucidité de la jeunesse est inséparable d’un certain aveuglement. Innocente, ambitieuse, audacieuse même, l’intégrité des étudiants aurait dû montrer aussi un peu plus de modestie ou de pudeur.
Paz le dit dans un poème clairement autobiographique qui s’appelle Nocturno de San Ildefonso (Nocturne de San Ildefonso) :
Le garçon qui chemine à travers ce poème,
entre San Ildefonso et le Zócalo*,
est l’homme qui l’écrit :
cette page, elle aussi,
est une promenade nocturne.
Ici recouvrent corps
les fantômes amis, les idées se dissipent.
Le bien, nous désirions le bien :
redresser le monde.
Nous ne manquions pas de droiture :
Nous manquions d'humilité.
* deux hauts lieux du mouvement de 1968 [note de B. B.]
La cause maudite de Hamlet, de mettre tout droit un temps hors de ses gonds, aurait également été l’idéal du mouvement étudiant : ne pas permettre que la justice continue à hanter le pays comme un spectre intouchable mais au contraire incarner et animer le spectre pour rompre avec les torts d’une modernité coupée court. Pour Paz, cependant, ce désir d’incarner la justice en acte contient en lui-même les semences d’une déformation bureaucratique. C’est pour cette raison que le poète appuiera toujours plus ouvertement la cause du libéralisme politique comme, par exemple, dans son discours de réception du prix Alexis de Tocqueville, quelques mois après la chute du mur de Berlin.
C’est le rejet de cette tentation fatale, inhérente au mythe révolutionnaire, qui explique la critique de 1968 qui se cache dans les poèmes et les essais de Paz. Les étudiants n’avaient pas de honte ; ils étaient ingénus au point où cela devenait un péché, comme si l’excès d’innocence constituait la preuve d’une faute encore plus grave.
Dans Nocturne de San Ildefonso, Paz ajoute :
La faute qui s'ignore comme faute,
l’innocence,
fut le délit majeur.
Il ne reste alors qu’une seule voie : combiner la pensée critique dans la tradition libérale avec une version revitalisée de l’art moderne. «C’est vrai, la critique n’est pas ce dont nous rêvons», conclut Paz, «mais elle nous enseigne à distinguer les spectres de nos cauchemars des vraies visions. La critique c’est l’apprentissage de l’imagination au second degré, l’imagination guérie des fantaisies et déterminée à regarder les réalités du monde en face.»
Par contre, nous pouvons inférer que le mouvement étudiant et populaire, ou le radicalisme des années 1960 et 1970 en général, était l’apprentissage de l’imagination au premier degré : innocente, fantaisiste, et maladive.
En 1970, l'année même où Paz publie ses conférences sur «L’autre Mexique», Jacques Lacan donnait une leçon somme toute assez similaire à ses étudiants dans son séminaire L’envers de la psychanalyse. Apparemment familier, lui aussi, de la correspondance de Marx avec Ruge, Lacan s'adresse aux soixante-huitards avec une typique provocation :
«Vous me direz : La honte, ça sert à quoi? Si c’est ça l’envers de la psychanalyse, c’est très peu. A quoi je réponds : Vous avez assez. Si vous ne le savez pas encore, faites-vous une tranche, comme on dit.»
Finalement, il ajoute:
«Le point c’est de savoir pourquoi les étudiants se sentent de trop avec les autres. Il ne semble pas du tout qu’il y voient clair. Je voudrais qu’ils se rendent compte qu’un aspect essentiel du système c’est la production – la production de la honte. Ceci se traduit : c’est l’impudeur.»
Paz et Lacan semblent tous les deux suggérer que l’envers du projet subversif est le désir d’un nouveau absolu. Une analyse ou une critique vraiment lucide, par contre, serait capable d’aborder la honte sans peur de buter là contre un point de l’impossible, c’est-à-dire, sans peur de découvrir dans la honte un abri – peut-être le seul après celui de l’angoisse – pour que la vérité se cache. L’envers de la psychanalyse, ce serait donc le sentiment d’une incontournable honte.
La politique continue
Il me semble, en outre, que ces lectures-là de 1968 nous laissent prévoir le chemin de l’itinéraire mélancolique de tant de courants radicaux de la pensée politique d’aujourd’hui. Le spectre fonctionne comme une sorte d’analyseur tout au long de ce parcours, révélant la présence sinistre d’un vide au milieu de l’ordre social. A propos de l’apparition du despotisme dans l’Allemagne soi-disant libérale, Marx avait écrit à Ruge :
«Cela aussi est une révélation, ne fût-ce que à l’envers. C’est une vérité qui, au moins, nous enseigne à reconnaître le vide de notre patriotisme et l'anormalité de notre système étatique, et qui nous fait cacher notre visage de honte.»
Pour Marx, bien sûr, l’analyse ne peut aucunement en rester à la reconnaissance du vide du lieu du pouvoir, tout comme il ne suffit pas de rougir ou de se couvrir le visage. Il est encore requis de révolutionnariser la honte elle-même, de sorte qu’on excède la place vide grâce à la transformation de la structure en tant que telle. Il faut sauter. Ou faire que ça saute. Mais si l’accent tombe sur le manque comme étant le point essentiel du système, alors la politique à venir et qui pourra toujours se vanter de sa radicalité consistera à continuer dans la honte sans se permettre l’impudeur de vouloir remplir la place vide du pouvoir avec un autre état des choses, c’est-à-dire sans céder jamais à la tentation dite métaphysique ou théologico-politique de faire en sorte que la justice s’incarne effectivement et prenne chair.
Telle est la réponse avec laquelle Ruge en fait anticipe beaucoup de critiques actuelles de Marx :
«Il est doux d’espérer et amer d'abandonner toutes les chimères. Le désespoir exige plus de courage que l’espoir. Mais c’est le courage de la raison, et nous sommes arrivés au point où nous ne pouvons plus nous faire des illusions.»
Aujourd’hui, il semble en effet que le seul courage de la raison, pour une grande partie de la gauche dans le monde entier, consisterait à persévérer héroïquement dans le désespoir – ou dans l’euphorie, qui n’est peut-être que l’autre face du même processus mélancolique. Comme le dit Slavoj Zizek : «L’enthousiasme et la résignation, alors, ne sont pas deux moments opposés : c’est la «résignation» elle-même, c’est-à-dire, l’expérience d’une certaine impossibilité, qui incite à l’enthousiasme.» Le lion ne devrait jamais sauter, mais cela ne semble pas empêcher qu’il continue à faire du bruit, ou à rugir comme Ruge. Afin de garder nécessairement vide ou désœuvrée la place du pouvoir, s’appellera alors radical celui qui se réfugie dans le retrait du politique ou dans sa finitude essentielle. Tournée contre soi-même, la honte cache encore beaucoup de petits coins où l’on accumulera la réserve d’un radicalisme sans fin. Ce n’est plus alors la colère accumulée avant l’assaut ; c’est la honte comme la rage de la défaite, mise au service d’une nouvelle lucidité philosophique.
Citons une dernière fois Nocturne de San Ildefonso :
La rage
devint philosophe,
sa bave a recouvert la planète.
Jaune avant, la bile maintenant devient noire. Selon la théorie des quatre humeurs, elle ne produit plus de la colère mais de la mélancolie, c’est-à-dire, étymologiquement, de la bile noire.
Est-ce que Freud n’a pas décrit cette tendance du mélancolique à devenir philosophe en scindant sa conscience selon une instance critique capable de représenter en tant qu’objet cette autre part d’elle-même qui ressent la perte, qu’elle soit réelle ou imaginaire ? Ce processus décrit assez précisément le trajectoire de beaucoup d’ex-enthousiastes de 1968, qu’ils soient des renégats trotskystes ou des radicaux oppositionnels. Après la constatation de la défaite, il semble qu’il n’y faut qu’un petit pas pour proclamer l’inexistence originale de la cause perdue – ou pour affirmer que ce ne sont jamais que les causes perdues qui méritent notre service.
Giorgio Agamben, en écrivant lui aussi de l’exil sur les scandales de la corruption et les pentiti dans l'Italie des années 1990, ressent le besoin de fustiger ou du moins de corriger un tant soit peu l’optimisme de Marx. «Marx avait encore quelque confiance dans la honte», rappelle-t-il : «A Ruge qui lui objectait qu’on ne fait pas les révolutions avec la honte, il répond que la honte est déjà une révolution, et la définit comme «une sorte de rage tournée contre soi». Mais celle dont il parlait était la «honte nationale», qui concerne tous les peuples dans leurs rapports les uns aux autres, et les Allemands vis-à-vis des Français. Primo Levi nous a montré, au contraire, qu’il y a aujourd’hui une «honte à être des hommes», une honte dont chaque homme a été en quelque sorte souillé.» Si, après Auschwitz, la honte marque une condition humaine sans au-delà, et si, en plus, sont absents ceux qui auparavant auraient pu transformer la honte en une marche vers cet au-delà, faute d’une nation ou d’un peuple qui se déclare, alors il semble bien que la conclusion qui s’impose pour toute politique à venir serait un retrait, ou un exode, de l’idée même de révolutionnariser la honte.
Mais le poème de Paz ne traque pas seulement le chemin mélancolique de beaucoup d’ex-soixante-huitards maintenant à la retraite ; il annonce également la possibilité d’une autre réponse, résumée dans le titre d’une autre collection, publiée au Mexique, La Ténacité de la politique. «Faire appel à la ténacité de la politique, c’est se référer à la résistance aussi bien en théorie que dans la pratique politique face aux diverses manières de déclarer sa péremption ou sa fin», expliquent les éditeurs : «Car malgré le diagnostic ou le désir de son dépérissement, la politique reste, tenacement.» Si nous voulons éviter la complicité de la page blanche avec la fausse limpidité de l’histoire officielle, cela requerra non pas tellement une figure de soustraction mais bien plutôt une torsion. Au lieu d’inécrire l’écrit, il s’agirait d’écrire l’inécrit. Peut-être est-ce là ce que les étudiants et les sympathisants mexicains ont aussi compris lorsque, en l'un des points culminants de leur mouvement, le 13 septembre 1968, des milliers de gens marchaient dans les rues de la capitale jusqu’au Zócalo pendant la «manifestation silencieuse», leurs bouches fermées avec de l’adhésif pour montrer le degré de leur colère contrôlée. «Cette manifestation du silence sert de réponse à l’injustice», déclara finalement un des rares orateurs : «Nous avons commencé la tâche de construire un Mexique juste, parce que la liberté, c’est ce que nous gagnons tous les jours. Cette page-ci est limpide et claire.»
Même l’utopie ne peut pas ignorer la vérité entrevue avec une particulière lucidité par le courant mélancolique de la philosophie politique, à savoir que le saut du lion a lieu dans le vide. Un sujet politique n’a pas d’endroit ou de fondement où s’ancrer : aucune identité stable et aucun lien social. Au contraire, le lion se ramasse pour bondir justement là où l’angoisse, voire la honte, révèlent une déliaison de la société d’avec elle-même. Mais le sujet surmonte la mélancolie là où il tourne la honte en un accès de colère pour qu’autre chose puisse avoir lieu. Le désordre, ou le dérèglement dans l’ordre qui est en place, produit le coraje, dans le double sens du mot mexicain : courage mais également colère, rage mais également ténacité. «L’angoisse est manque de place, le courage assume le réel par où la place se divise en deux», écrit Alain Badiou : «Le courage accomplit positivement le désordre du symbolique, la rupture de la communication, tandis que l’angoisse en appelle à la mort.» En le vide de l'ordre symbolique, la honte court toujours le risque de tomber dans l'autre extrême, qui consoliderait la nécessité éternelle de la structure même de ce manque comme étant une partie intégrale de la condition humaine. La ténacité, par contre, consiste à parier sur le réel d’un ordre différent.
Cela exige aussi d'écrire l’histoire non pas du côté de l'État, mais du principe d’égalité qui résiste au pouvoir excessif de l'État. C’est toute la différence entre ceux qui fatalement privilégient le massacre de Tlatelolco et ceux pour qui la vitalité du mouvement, pendant les trois mois qui précédèrent le 2 octobre, était capable de traverser de façon contagieuse tout le reste du Mexique.
Bruno Bosteels. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56
Références :
Octavio Paz, Intermitencias del Oeste, in Obra poética, 1935-1988, Seix Barral, 1990.
«Lettre de Marx à Arnold Ruge», mars 1843, in Marx, Engels, Correspondance, tome 1 (nov 1835-déc 1848), trad. dirigée par G. Badia et J. Mortier, Paris, Éditions sociales, 1977, p. 286-287.
Octavio Paz, Le Labyrinthe de la solitude, in œuvres, Paris, Gallimard, collection de la Pléiade, 2008.