Alors que le mouvement altermondialiste, au tournant des années 2000, se caractérisait par un rejet quasi unanime de toute référence au vocabulaire guerrier tout en sur-valorisant les mobilisations alternatives, humoristiques et non violentes, depuis quelques mois, le vocabulaire de la guerre de classe fait un grand retour.
L’idée de la guerre sociale a été remise au premier plan par l’ouvrage de François Ruffin, journaliste du Monde diplomatique, qui titre son livre La Guerre des classes1, en se basant sur la citation désormais archi-connue de Warren Buffett, multimilliardaire américain : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre, et nous sommes en train de la gagner. » Cette citation sert également de point de départ à l’ouvrage des sociologues Pinçon et Pinçon-Charlot, Le Président des riches2. Et les ouvrages de Louis Adamic, Dynamite ! 3, ou de Jack London, Révolution4, publiés récemment, donnent un éclairage passionnant sur cette notion aux USA. Et cette thématique traverse un certain nombre de publications, qu’il s’agisse d’ouvrages politiques ou d’œuvres de fiction comme celles de Mordillat, ce qui ne peut qu’interpeller les militants anticapitalistes.
Une pure affaire de mots ?
Cette thématique est un véritable carrefour historique et politique. À l’origine, la Guerre sociale désigne un épisode particulier de l’histoire romaine, qui voit les alliés de Rome se soulever contre un système considéré comme injuste, et obtenir, les armes à la main, la même citoyenneté que les Romains. Le mouvement ouvrier a très fréquemment puisé ses sources dans les soubresauts sociaux de l’histoire antique (Spartacus, les Gracques…), et la formule est utilisée comme titre de journal et comme élément d’agitation : « la lutte des pauvres contre les riches aux USA fut pour la première fois désignée « une guerre de classe» en 1826 à New York par Frances Wright […]. La guerre en question restait une pure affaire de mots »5. Tout le vocabulaire lié à cette rhétorique va connaître un grand succès dans les débats des différents mouvements révolutionnaires, jusqu’à l’éclipse du débat stratégique au cours des années 1990 et 2000.
À l’occasion de la reprise de ce débat sur la stratégie révolutionnaire, développé notamment dans les colonnes de Critique communiste, la revue de feue la LCR, un aspect de la critique porte sur l’utilisation, par les marxistes notamment, d’un vocabulaire de type guerrier et militaire, également considéré comme machiste6. Partant de là, on peut légitimement s’interroger sur le retour en grâce de « la guérilla sociale » ou de la guerre de classe, comme en témoigne également cette citation tirée du livre des Pinçon : « Les belligérants sont inégalement préparés au combat. Les classes populaires, désarmées et désabusées par la désindustrialisation, voient leurs états-majors politiques et syndicaux hésitants et divisés »7. C’est d’autant plus frappant qu’au quotidien, la « doctrine » de ces états-majors est à l’opposé d’une telle représentation : refus de la confrontation, survalorisation des négociations, acceptation du « dialogue social »…
De la métaphore en politique
En fait, depuis quelques années, une manie intellectuelle s’est développée, celle de la métaphore. Bon nombre d’auteurs se permettent ainsi une certaine économie de pensée en ayant recours à un vocabulaire imagé. C’est parfois utile lorsque l’on est confronté à une situation radicalement nouvelle et inconnue : on connaît à la fois le succès et les limites de l’utilisation du terme « Thermidor » par Trotsky pour tenter de saisir et de penser la dégénérescence du processus révolutionnaire en Russie. L’utilisation de ce vocabulaire militaire fonctionne donc comme la métaphore de l’opposition de classe qui structure la société. Il permet de planter le décor sans avoir recours à de longues explications, et sans avoir à préciser outre mesure sa pensée. Lorsque les Pinçon parlent de « la situation de «drôle de guerre» dans laquelle se trouve la France sarkozyste »8, ils évoquent tout un arrière-plan historique, donnent de l’ampleur et du souffle à leur propos, mais le militant de terrain accuse le coup. « Drôle de guerre », la fermeture des usines, la casse du droit du travail, la radiation et la culpabilisation des chômeurs ? Même chose pour la notion de « guérilla sociale » développée par notre camarade Corcuff. L’imprécision des termes permet à chacun d’y trouver son compte sans avoir à préciser ses perspectives ni les moyens exacts d’y parvenir. Et bien souvent, l’utilisation de tout ce vocabulaire permet également de donner un certain vernis radical à la production intellectuelle, là où les propositions – quand il y en a – restent dans les clous de la société capitaliste. Ruffin se contente, une fois sa critique sévère et solide de l’ensemble des organisations de gauche, d’un hommage appuyé à Jean Jaurès. Les Pinçon quant à eux en appellent, dans leur conclusions, à « respecter les résultats électoraux », au milieu d’un ensemble de revendications avec lesquelles nous sommes entièrement d’accord, mais qui sont loin, pour la plupart, de constituer un programme d’affrontement avec la bourgeoisie… Tout ça pour ça ?!
Et la critique des armes ?
Cette organisation du discours pose au final plus de problèmes qu’elle n’en résout. En particulier, elle ne règle en aucun cas la double question qui est en jeu dans la situation actuelle : quelle stratégie politique développer face à la bourgeoisie, et quelles sont les armes des travailleurs dans ce combat. Gérard Mordillat, en tant que romancier, s’inscrit pleinement dans ce retour de la thématique de la guerre sociale, et l’assume complètement. Une partie de son travail de fiction, en particulier Notre part des Ténèbres et Rouge dans la Brume9, consiste justement à imaginer les développements et l’organisation de la contre-offensive de la part des travailleurs. Un des personnages de Notre Part des Ténèbres l’annonce clairement : « Nous allons taper dans le vrai […] rendre coup pour coup, passer du blabla aux armes »10. Les travailleurs licenciés s’emparent du bateau sur lequel les investisseurs et leur personnel politique fêtent leur pourcentage de croissance, leurs dividendes et leur retour sur investissement. Cet écrivain ose imaginer les armes dont auront besoin les classes populaires pour s’emparer du pouvoir (son imaginaire est sur ce point fortement organisé sur un modèle léniniste !). Il prend la problématique au sérieux, et les militants anticapitalistes ont tout intérêt à faire la même chose.
Car la question de la guerre sociale est quelque chose de suffisamment sérieux pour ne pas être laissée aux seuls intellectuels. Elle est concrètement posée par les actions des travailleurs (menaces d’explosion, séquestrations, blocages…) comme par les réactions du pouvoir (réquisitions, répression policière, utilisation de l’armée…). En aucun cas il ne s’agit ici de réduire les mérites des ouvrages cités : comme en arguent les Pinçon, la connaissance de l’adversaire, de son système de pensée, de son organisation, est essentielle. Mais cette connaissance doit disposer d’un relais pratique, d’une capacité d’intervention dans le combat de terrain. Et la rupture existant aujourd’hui entre le monde intellectuel et universitaire, et la réalité quotidienne de militants syndicaux ou de quartier est une véritable faiblesse11. Il devient urgent que des réseaux réunissant des universitaires et des militants « lutte de classe » se restructurent, afin de permettre l’élaboration de perspectives théoriques et pratiques. Trop souvent, les interventions d’intellectuels correspondent à l’apport d’une expertise, essentielle certes, mais qui a conduit le mouvement ouvrier, au cours des dernières décennies, a être dessaisi d’une bonne partie de ses capacités d’élaboration. Reconquérir ses capacités autonomes est une tâche essentielle pour le mouvement ouvrier en général et les organisations anticapitalistes en particulier, en se rappelant cet avertissement d’Engels : « Ne jamais jouer avec l’insurrection si vous n’êtes pas absolument décidés à affronter toutes les conséquences de votre jeu »12. Il en va de même concernant la guerre des classes !
Henri Clément
1. François Ruffin, La guerre des classes, Fayard, 2008
2. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Le président des riches, Zones, 2010
3. Louis Adamic, Dynamite ! Un siècle de violence de classe en Amérique, Sao Mai, 2010
4. Jack London, Révolution suivi de Guerre des classes, Phébus, 2008
5. Dynamite ! , p.27
6. Critique Communiste, n°179, mars 2006, et n°183, mai 2007
7. Le président des riches, p. 10
8. Le président des riches, p. 193
9. Gérard Mordillat, Notre part des ténèbres et Rouge dans la brume, Calmann-lévy, 2007 et 2011
10. Notre part des ténèbres, p. 189
11. Voir à ce sujet l’excellent article de Pierre Rimbert, La pensée critique prisonnière de l’enclos universitaire, le Monde diplomatique, janvier 2011
12. Friedrich Engels, Révolution et contre-révolution en Allemagne. Pour plus de détails sur cette question, on lira avec grand profit l’article de Gilbert Achcar, Engels, penseur de la guerre, penseur de la révolution, in Labica, Georges and Delbraccio, Mireille, (eds.), Friedrich Engels, savant et révolutionnaire, Paris, Presses universitaires de France, pp. 139-160.