En ouvrant le premier tome de cette série, le lecteur douterait presque d’avoir entre les mains un album de bande dessinée, tellement la structure graphique, tout en utilisant les codes et l’organisation de la BD, se rapproche du cinéma. Les traditionnelles bulles ont disparu et certains passages fonctionnent uniquement sur l’enchaînement des images, sans aucun commentaire. Quand c’est nécessaire, quelques lignes donnent les informations essentielles en bas de chaque case ou dans un grand carré noir construit à l’identique des cartons avec liserés, utilisés autrefois dans les films muets. Il se dégage de l’ensemble, l’impression d’un récit construit par la mise bout à bout d’extraits de films d’époque et de documents d’archive. Cette sensation est renforcée par l’utilisation de séquences issues du film de Fritz Lang, Les Nibelungen et retravaillées pour les intégrer à la narration, ainsi que l’utilisation du sépia comme couleur dominante. Et la présence sur un grand nombre d’images de « taches » blanches évoquent soit des surexpositions, soit la dégradation des composants chimiques des pellicules, qui crée comme des « trous » ou des éblouissements, faisant « baver » la couleur, et rendant les formes moins précises. On décèle même sur certaines d’entre elles comme des craquelures, témoins du passage du temps et du vieillissement du matériau, mal conservé sans doute, mais que l’auteur a exhumé pour nous.
L’homme dont David Vandermeulen retrace la vie s’appelle Fritz Haber. Juif et allemand, cette double identité lui est un lourd fardeau et son existence apparaît comme un effort continu pour résoudre cette tension et parvenir à une synthèse satisfaisante. Étudiant en chimie, il abandonne son prénom Jacob pour un prénom allemand. Doué, il se fait baptiser, espérant ainsi effacer la vieille marque d’infamie et hâter son ascension dans les sphères universitaires. Mais partout l’on se souvient de ses origines, qu’il s’agisse de l’université ou de l’armée. L’antisémitisme qu’il subit ne fait que décupler sa soif d’intégration et de reconnaissance, sa volonté d’être reconnu comme Allemand à part entière, au point de mettre son intelligence au service de la machine de guerre du Kaiser lors de la Première Guerre mondiale, et de travailler à la conception des premiers gaz de combat. Un investissement qui conduira son épouse au suicide, désespérée par ce qu’elle considérait comme le dévoiement de l’éthique scientifique. Cette tension entre humanisme et patriotisme est présente également au cœur de la relation entre Haber et Einstein et leurs divergences d’engagements à l’égard de la guerre en cours.
Il ne s’agit pas uniquement de mettre en lumière une trajectoire individuelle, aussi tragique et extraordinaire soit-elle. À travers la figure de Fritz Haber, tout un monde se recrée sous nos yeux, un monde définitivement disparu et enfoui sous les décombres du court vingtième siècle. Un univers culturel, dont témoignent les citations qui figurent en exergue de chaque chapitre : pêle-mêle, au long des trois volumes, Carlyle, Schiller, Shakespeare, Shopenhauer, Dante, Nietzsche ou encore des extraits de la Bible et de la légende des Nibelungen, comme l’utilisation d’extraits de cinéma. Cette constellation évoque une époque où la foi dans le rôle central de la culture et de la raison pouvait couvrir les pires massacres. Ouvrir le second tome, intitulé Les Héros, par l’évocation du massacre du peuple herero1, met parfaitement en scène cette contradiction au cœur des sociétés européennes de l’époque. Dans le même mouvement, nous assistons à l’exploitation de la recherche scientifique et de l’inventivité humaine par de vastes consortiums économiques qui vont construire ce que l’on appellera le complexe militaro-industriel, qui va améliorer l’armement et permettre de mener les massacres humains à une échelle inédite.
À sa façon, cette œuvre graphique entre en résonance avec les travaux d’Enzo Traverso sur les origines de la violence nazie, un système qui synthétise et porte à son paroxysme l’ensemble des aspects préexistant dans les sociétés européennes : « L’idée que la civilisation implique la conquête et l’extermination des “races inférieures” ou “nuisibles”, la conception instrumentale de la technique comme moyen d’élimination organisées de l’ennemi n’ont pas été inventées par le nazisme, elles constituaient un “habitus mental” de l’Europe depuis le xixe siècle et l’avènement de la société industrielle »2. Un habitus qui a mené aux plus grandes catastrophes que l’humanité ait produites, et qui semble donner raison à Goethe, qu’Einstein se plaît à citer à l’occasion d’un dîner mondain chez son ami Fritz Haber : « Il pourrait bien se passer encore quelques siècles, avant que nos gens soient pénétrés d’assez d’esprit et de culture pour qu’on puisse dire d’eux qu’il y a longtemps qu’ils ont été des Barbares. »
Henri Clément
1. Peuple du Sud-Ouest africain qui s’est révolté contre la colonisation allemande et a subi une violente répression
2. «http://fr.wikipedia.org/…»
Enzo Traverso, La violence nazie, une généalogie européenne, éd. La Fabrique, 2003, p.163
David Vandermeulen : Fritz Haber, L’esprit du temps, Les héros, Un vautour, c’est déjà presque un aigle
Dargaud, 56 pages, 13,50 euros