À 87 ans, le dessinateur-écrivain poursuit une œuvre exemplaire, qui prolonge et sublime la misère et les souffrances de ses primes années. L’exposition « Fred Deux au xxie siècle » est présentée jusqu’au 16 avril à la galerie Alain Margaron.Pour la vivacité de ton et le parler populaire qu’il affectionne, il faut entendre, voir (internet), lire (ses textes autobiographiques) F. Deux raconter son enfance à Boulogne-Billancourt, dans la cave où il vivait avec ses parents ouvriers, les rats ou l’eau sortant de la plaque d’égout et les quintes de toux des tuberculeux. Devenu « tutu » lui aussi, il commença à découvrir le monde avec les séjours en sanatorium puis la condition ouvrière sous l’Occupation, la diffusion des tracts communistes le conduisant encore adolescent à se joindre aux FTP et, après leur dissolution, aux troupes coloniales qui poursuivaient le combat en Allemagne. Mais il n’avait jamais lu que Bibi Fricotin (BD fameuse pour son racisme). « Jusqu’alors j’étais mort », a-t-il estimé, une fois qu’un emploi dans une librairie de Marseille l’eut amené aux livres, au surréalisme et à l’œuvre de Paul Klee, lui inspirant ses premiers essais graphiques.Une autre rencontre décisive fut celle de Cécile Reims, avec qui il vit et travaille toujours. Arrivée à Paris en 1933 pour fuir les pogroms en Lituanie, seule de sa famille à échapper au Vél’d’Hiv et à l’extermination, elle rejoignit la résistance juive dont elle suivit les combattants les plus déterminés jusqu’en Israël avant d’en revenir pour se soigner, reconnue gravement « tutu » elle aussi. Elle se perfectionnait en gravure quand elle rencontra F. Deux qui se découvrait alors écrivain, poète et dessinateur. En marge de ses travaux personnels, elle gravera plus tard l’œuvre de Bellmer, exploit trop modestement reconnu et rémunéré, il écrira des livres et réalisera des dessins qui lui procureront ensuite une petite renommée et quelques droits, mais le couple eut d’abord à survivre âprement à la pauvreté aussi bien qu’à la maladie, isolé dans des campagnes à l’air supposé bon pour les « tutu ». Amenés de la sorte à prolonger la Résistance dans la vie quotidienne, ils le firent aussi dans le domaine de l’esprit, et c’est fort de cette vie commune que F. Deux disait récemment « n’avoir jamais quitté le maquis ».Tout autant que dans la distance qu’ils ont sans cesse maintenue à l’égard du « monde de l’art » et de son marché, cette affirmation se vérifie à travers cette exposition présentant une quarantaine d’œuvres récentes de F. Deux, certainement aussi intéressantes que celles qui l’ont fait reconnaître dans les années passées, mais remarquablement libres à leur égard aussi. Chassant ou cachant les monstres et les masques douloureux des périodes antérieures (qu’un « professionnel » de l’art eût été tenté d’exploiter), la couleur inspiratrice y retrouve sa préséance avec ses taches, ses coulures et ses nuances. Alors le trait d’encre ou de crayon s’y aventure avec patience, découvrant non seulement des îles fabuleuses ou d’étonnants paysages chinois, mais aussi des textes venus durant la création et que reproduit le catalogue. C’est ainsi que Fred Deux assume et sublime ses misères, ses combats, ses souffrances et plus rarement ses joies. « Je ne fais pas là de la politique. Mais à ma manière, j’en fais quand même », dit-il aussi avec un sourire modeste et fier.
Gilles BounoureGalerie Alain Margaron, 5 rue du Perche, 75003 Paris.