La possibilité que le PS soit représenté à l’élection présidentielle par le directeur général du FMI, institution phare du capital financier international, haïe par les peuples pour les plans d’austérité et de misère qu’elle impose partout dans le monde, choque de nombreux militants à gauche, y compris au sein ou autour du Parti socialiste. Mais est-ce davantage qu’un symptôme, autre chose qu’une conséquence ou expression de ce que ce parti est devenu ? Au moment où son prochain retour aux affaires apparaît comme une perspective probable, il est utile de se poser la question.
Une réponse, tendant à nier que le PS a traversé un processus de changement véritablement qualitatif, insistera sur le fait que ni l’intégration à l’État bourgeois et à ses sommets ni les trahisons et même les crimes contre les luttes et les révolutions ne sont choses nouvelles. C’est le gouvernement des socialistes Ebert et Scheidemann qui a fait assassiner Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, c’est le socialiste Jules Moch qui faisait tirer sur les mineurs en grève, c’est le cabinet de Guy Mollet, dirigeant inamovible de la social-démocratie sous la ive République, qui a lancé la politique de guerre en Algérie… Il est bien connu que les sociaux-démocrates sont devenus des « lieutenants ouvriers de la bourgeoisie » depuis au moins 1914, lorsqu’ils se sont ralliés à leur propre bourgeoisie en cautionnant la boucherie de la guerre impérialiste. Et pour montrer que cette trajectoire n’est pas propre à la social-démocratie, on peut aussi rappeler la longue liste des trahisons du PCF, sans parler des crimes épouvantables des régimes staliniens.
Ce type d’interprétation a pourtant un défaut évident : celui de ne mettre en avant que les éléments de continuité, en relativisant ou en gommant ceux qui marquent une rupture.
Hier et aujourd’hui
Dans la tradition marxiste révolutionnaire, étaient définis comme « ouvriers-bourgeois » les partis (principalement sociaux-démocrates et staliniens) qui affirmaient représenter les travailleurs et les couches populaires, défendre leurs intérêts spécifiques, tout en menant dans les faits une politique contraire dont le contenu essentiel, de défense du système capitaliste et de l’État bourgeois, apparaissait en toute lumière lorsqu’ils se retrouvaient en charge du gouvernement. Ces partis continuaient de défendre en paroles une perspective (socialiste ou communiste) de renversement du capitalisme, ainsi qu’à organiser une partie significative (même si elle a le plus souvent été minoritaire) des secteurs militants – syndicaux, associatifs, coopératifs… – du mouvement ouvrier et populaire. Pour trahir des intérêts de classe, une condition préalable est de les représenter, ou de pouvoir prétendre le faire.
Ce n’est, clairement, plus le cas aujourd’hui du Parti socialiste. Si ses liens avec ce qu’on appelait « le mouvement ouvrier organisé », c’est-à-dire les animateurs et militants des luttes et organisations des salariés et de la population, se sont affaiblis de très longue date, ils sont maintenant devenus quasi inexistants, ou en tout cas absolument marginaux. Dans le même temps, la présence de responsables ou ex-responsables socialistes s’est généralisée à la tête de grandes entreprises publiques comme privées, sans oublier les grandes institutions capitalistes internationales (Strauss-Kahn n’est pas un précurseur, on sait que c’est un autre socialiste français, Pascal Lamy, qui dirige depuis plusieurs années l’Organisation mondiale du commerce).
Au fil des années, le PS s’est de plus en plus réduit à un appareil électoral, un parti d’élus, d’aspirants à l’élection et d’obligés des élus. La dernière étude générale dont on dispose a été réalisée par le Cevipof en 1998, soit pendant la première année du gouvernement Jospin, lorsque la déception envers le PS et la gauche plurielle ne faisait encore qu’affleurer dans les milieux ouvrier et populaire. À cette époque, 42 % de l’échantillon des plus de 12 000 militants du PS ayant répondu à l’enquête étaient des élus. Les ouvriers et employés ne représentaient que 16 % des effectifs (5 % pour les ouvriers), leur grande majorité appartenant ou étant issue des couches moyennes et supérieures du salariat. Les plus de soixante ans constituaient 40 % des membres du PS et les moins de trente ans, 5 %.
L’évolution des objectifs qui sont affirmés dans les discours et programmes a accompagné le processus sociologique d’« embourgeoisement ».
Au congrès de Tours de 1920, théâtre de la scission historique entre communistes et socialistes, Léon Blum revendiquait non seulement la révolution comme moyen incontournable du renversement du capitalisme, mais aussi la nécessité d’utiliser des moyens illégaux et celle d’instaurer, une fois la bourgeoisie chassée du pouvoir politique, la dictature du prolétariat – ce qu’il reprendra encore lors du congrès socialiste de1946. La divergence avec les communistes portait, disait-il, sur la conception du parti et de la révolution, sur le type de dictature du prolétariat qu’il convenait de mettre en place…
Dans un autre discours fameux, celui du congrès d’Épinay de 1971, le politicien bourgeois François Mitterrand, qui s’apprêtait alors à prendre le contrôle du parti socialiste refondé, se présentait aussi comme un partisan résolu du renversement du capitalisme : « réforme ou révolution ? J’ai envie de dire – qu’on ne m’accuse pas de démagogie, ce serait facile dans ce congrès – oui, révolution […] Celui qui n’accepte pas la rupture – la méthode, cela passe ensuite –, celui qui ne consent pas à la rupture avec l’ordre établi, politique, cela va de soi, c’est secondaire, avec la société capitaliste, celui-là, je le dis, il ne peut pas être adhérent du Parti socialiste. »
Aujourd’hui, tout cela a, évidemment, totalement disparu. Il n’est plus question, comme c’était le cas avant, d’aller au socialisme par la voie d’une action institutionnelle appuyée sur une majorité populaire, mais seulement de corriger certains excès du capitalisme – « financier » ou « ultralibéral » – de façon à réduire les tensions les plus graves et à permettre ainsi un fonctionnement plus harmonieux du système. Le « projet » que le PS vient de présenter pour 2012, et qui est soutenu par tous ses principaux candidats à la candidature, ainsi que par tous ses courants internes y compris l’aile gauche dirigée par Benoit Hamon, illustre parfaitement une telle orientation.
La rupture sociale-libérale
Une seconde grande rupture – après celle de 1914 – s’est en fait produite dans la trajectoire de la social-démocratie lorsque la bourgeoisie a abandonné les politiques keynésiennes pour se tourner vers celles qui ont libéré les forces de la mondialisation capitaliste. En France, sans doute peut-on considérer que le « tournant de la rigueur », opéré par le gouvernement Mitterrand-Mauroy en 1982-1983, a constitué un point d’inflexion qualitatif.
Durant la période des « trente glorieuses », le PS et ses homologues européens défendaient à leur manière une série de réformes (la Sécurité sociale, les nationalisations…) qu’une partie substantielle de la classe capitaliste considérait alors, sinon comme une nécessité, du moins comme un moindre mal ; et qu’eux, sociaux-démocrates, pouvaient alors présenter comme des points d’appui vers une très lointaine perspective socialiste. Mais les marges qui existaient pour mener ce type de politique se sont évaporées : à l’époque du néolibéralisme triomphant, défendre des mesures réformistes mêmes limitées impose de s’engager dans un combat de classe résolu, s’opposant à la classe capitaliste dans son ensemble. C’est pourquoi de « réformiste » qu’il était, le PS est devenu « social-libéral ».
Deux conclusions politiques peuvent et doivent (notamment) être tirées. La première est qu’au sens où l’entend la tradition marxiste, le PS n’a plus rien d’un parti « ouvrier », ou « ouvrier-bourgeois ». Il conserve quelques traces de ses origines dans le mouvement ouvrier et socialiste, mais le fait qu’il s’appuie sur un électorat plus populaire que d’autres, voire encore sur certains liens avec le mouvement syndical, ne le différencie pas d’autres grandes formations (comme le Parti démocrate aux États-Unis ou le Parti du congrès en Inde) qui n’ont jamais représenté ou prétendu représenter le mouvement ouvrier.
La seconde est que la condition habituellement mise par le NPA à des alliances électorales avec d’autres forces de gauche, à savoir l’engagement à ne pas gouverner avec le Parti socialiste (au niveau du pays comme aussi à l’échelle d’une collectivité territoriale), a donc une signification et une portée stratégiques et de principes. Elle ne règle pas tout, mais rien ne peut être réglé si elle ne l’est pas. S’allier au gouvernement avec le PS, parti rallié ouvertement et organiquement au système capitaliste, implique de cautionner ou de défendre soi-même une politique contraire aux intérêts des classes populaires.
C’est la question la plus immédiate à laquelle est actuellement confronté le Front de gauche, qui se veut l’incarnation du « réformisme » abandonné par le Parti socialiste. Son texte « stratégique » (ainsi qu’il le revendique) intitulé Accord du Front de gauche pour les élections présidentielles et législatives de 2012 se situe entièrement sur la ligne de la recherche d’un accord « majoritaire » avec le Parti socialiste. En ce sens aussi, il est dans la continuité du réformisme que l’ancien PS incarnait.
Jean Philippe Divès