Publié le Vendredi 19 octobre 2018 à 17h12.

De l’air, ouvrez les frontières !

C’est le slogan que nous opposons, de manif en manif, à la politique criminelle des États, de tous les États, européens. Car leur bilan, depuis 2015 et sans remonter plus loin, ce sont des dizaines de milliers de morts. Des femmes, des hommes, des enfants noyés ou disparus sur les routes de l’exil, aux portes de l’Europe. 

Le dossier qui suit est consacré à deux choses. Dénoncer, bien sûr, cette politique et ses conséquences monstrueuses. Mais aussi, dans un deuxième temps, rappeler les luttes, les résistances, à travers trois exemples, parmi tant d’autres. La grève des travailleurs sans papiers en France, en 2008 et en 2009. Les efforts pour survivre, s’organiser, résister... des migrantEs à la Chapelle. La mobilisation de citoyenEs, dans la vallée de la Roya, pour venir en aide aux réfugiéEs qui passent d’Italie en France au péril de leur vie.

 

Adversaires complices

Car plus que jamais l’Europe se veut une forteresse. Tous les gouvernements se sont entendus là-dessus, les uns l’assument cyniquement et en font un argument électoral, les autres le font dans l’hypocrisie. C’est ce qu’a montré récemment le tout dernier bal des hypocrites, ou conseil des chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne. Le nouveau ministre de l’Intérieur italien d’extrême droite, Salvini, ayant décidé d’empêcher les navires chargés de migrants sauvés en mer d’accoster dans les ports de l’Italie, Macron a condamné l’immoralité et l’irresponsabilité de la décision, mais a lui-même refusé les ports français aux réfugiéEs. Tout en faisant voter la pire loi anti-immigréEs de l’histoire récente, une loi qui vise de fait à enterrer le principe même du droit d’asile sans le dire vraiment. Le sommet risquait paraît-il de tourner au conflit ouvert et irréconciliable entre les « xénophobes » (Salvini, Orban, le chancelier autrichien Kurz…) et les « humanistes » (Macron, Merkel…). Une plaisanterie quand on sait que ce qui les oppose, c’est moins leurs principes que leurs postures et surtout la situation particulière de leurs pays, car il y a en Europe les pays de « première ligne », portes d’entrée des réfugiéEs venus de l’autre côté de la Méditerranée, les autres de « seconde ligne », comme la France. Et ceux-là, singulièrement la France, ont en réalité durci leurs lois contre les immigrantEs, refusé massivement le droit d’asile aux demandeurs, refoulé brutalement celles et ceux qui parvenaient à leurs frontières, et de fait laissé les pays de première ligne se débrouiller. Tout en condamnant bien sûr le non respect des règles de l’humanité, et du droit international, des Italiens ou des Hongrois… 

Il était donc logique qu’au-delà de leur jeu d’oppositions largement hypocrites, ils s’entendraient sur une chose : puisque les États comme la France refoulent les réfugiéEs qui d’abord passent par l’Italie et les pays du sud du continent, puisque des États comme l’Autriche, l’Italie, la Hongrie, sont désormais prêts à assumer ouvertement leur mépris de la vie humaine et accessoirement du droit international sur l’accueil des réfugiéEs, puisqu’ils refusent tous finalement de recevoir un nombre conséquent de réfugiés, alors la solution d’entente réside dans une externalisation de ce que ces gens appellent le « problème migratoire » : renforcer les frontières extérieures de l’Union européenne, et bloquer les réfugiéEs et les migrantEs dans des camps situés dans des pays à l’extérieur de l’Europe, du Maroc à la Turquie. C’est déjà après tout le sens de l’accord signé avec Erdogan, dont le pays accueille 3 millions de réfugiéEs, notamment syriens. C’est le sens des pressions qui s’exercent déjà sur un pays comme la Tunisie, dont le gouvernement est sommé d’ouvrir ce genre de « hotspots » sur son territoire, sous peine de se voir fermer les maigres facilités financières ou commerciales qui lui ont été accordées.

 

Angélisme ?

Face à cette barbarie d’État nous assumons donc pleinement cette revendication de l’ouverture des frontières. Liberté de circulation et d’installation, et régularisation de tous les sans-papiers. Ce n’est pas pour nous un simple slogan. C’est une affirmation de principe.

Alors certains nous reprochent volontiers notre « angélisme » (notre irresponsable bêtise). Même à gauche certains ne s’en privent pas, en écho à Sahra Wagenknecht, co-fondatrice du mouvement « Aufstehen » en Allemagne. Comme par exemple Jean-Luc Mélenchon, assez représentatif d’un fort courant au sein de ce qu’il est encore convenu d’appeler « la gauche ». Ainsi, le 25 août 2018, dans une interview au Monde, il se dit favorable à la « régularisation des travailleurs sans papiers, mais pas pour le déménagement permanent du monde, ni pour les marchandises ni pour les êtres humains ». Et précise : « Je n’ai jamais été pour la liberté d’installation et je ne vais pas commencer aujourd’hui. Est-ce que, s’il venait 10 000 médecins s’installer en France, ce serait une chance ? Oui. »  Dernière remarque qui, sous couvert d’ouverture, s’inscrit dans la ligne politique… de « l’immigration choisie ». Dans un livre d’entretiens avec Marc Endeweld (de l’hebdomadaire Marianne), Mélenchon confirme cette position : « Si on ne veut pas que les gens viennent, il vaut mieux qu’ils ne partent pas [de leurs pays]. Et il faut cesser de croire que les gens partent par plaisir. Donc éteignons l’une après l’autre les causes de leur départ. Elles sont très simples, c’est la guerre et la misère. » Puis il se dit « fatigué »des discussions « où les fantasmes s’affrontent les uns avec les autres ». D’un côté, « ceux qui hurlent sans réfléchir et s’en remettent à des expédients sécuritaires ». De l’autre, « ceux pour qui il est normal que tout le monde puisse s’établir où il veut, quand il veut. Passeport, visas et frontières n’existeraient pas. »

Angéliques, puisque nous faisons partie de ces naïfs pour qui « passeports, visas et frontières n’existeraient pas », nous nous contenterions donc d’une position purement morale, dénuée de toute chance de se réaliser pratiquement, conforme ni aux intérêts réels du mouvement ouvrier, ni au principe de réalité, et notamment à cette vieille formule ressassée ad nauseam, « la politique c’est l’art du possible ».

Or dire que notre revendication d’ouverture des frontières est une affirmation de principe, cela signifie d’abord que nous ne la subordonnons à aucune considération prétendument pragmatique, notamment à aucun calcul économique plus ou moins sordide. Un calcul toujours fait du point de vue d’une société, et d’une économie, capitalistes. Du type : l’immigration est-elle une richesse ou un fardeau ? La France peut-elle accueillir toute la misère du monde ? 

 

Sur le « réalisme » des politiciens garde-frontières

Pourtant il y aurait des choses à dire même sur ce terrain miné des coûts et des bénéfices. Si on s’y hasardait, on verrait aisément à quel point les arguments « réalistes » de ceux qui ferment les frontières et font la chasse au migrant, sont fallacieux. L’immigration « coûterait cher » ? Elle apporte pourtant aux économies occidentales une main-d’œuvre qui travaille dur, en général peu coûteuse, qui rapporte beaucoup à ceux qui veulent bien l’exploiter. Quand les migrantEs sont non qualifiés, ils sont durement surexploités. Quand ils sont qualifiés, ils sont encore durement exploités, mais en plus leurs compétences, leur formation, n’ont pas coûté un sou à la société d’accueil. L’immigration pèserait trop lourd sur les systèmes de protection sociale ? Rien qu’en France, les études menées depuis des décennies tendent à montrer que pour ce qui est des immigréEs, l’assurance maladie est plutôt excédentaire, et encore plus l’assurance retraite ! Seraient déficitaires, en ce qui les concerne, les allocations familiales… et la branche accidents du travail-maladies professionnelles de la Sécu. Car c’est le très douteux « privilège » des travailleurEs immigrés, qu’ils soient des migrants dits « économiques » ou des réfugiés détenteurs du droit d’asile, qu’ils soient avec ou sans papiers : ils sont en moyenne davantage soumis que les autres aux ravages de l’exploitation, à ses maladies et ses accidents, autre signe en creux qu’ils rapportent gros à leurs exploiteurs, au patronat, mais aussi, il ne faut pas l’oublier, à tous les bons Français contents qu’ils soient là pour construire leurs ponts et leurs routes, faire leur ménage et leurs vérandas. Plus risible encore, l’aplomb avec lequel l’essentiel de la classe politique française, du PS à LR en passant par LREM, nous serine qu’on doit fermer les vannes de l’immigration, et d’unautre côté que pour des raisons démographiques, le vieillissement de la population française et la baisse du nombre d’actifs par rapport aux nouveaux retraités, il faudrait travailler toujours plus vieux (et du coup mourir plus jeunes). L’immigration n’apporterait-t-elle pas le surcroît d’actifs nécessaire ? Quel problème alors, sinon le fait qu’ils ne sont pas de « chez nous » ? 

Faut-il enfin, une fois de plus, rapporter le nombre de réfugiéEs qui frappent aux portes de l’Europe ces dernières années, à la population totale du continent, et à sa richesse ? Soit un petit 1 %. Faut-il à nouveau comparer le nombre dérisoire de réfugiés accueillis en France, par rapport aux trois millions qui vivent exilés en Turquie, aux millions qui sont au Liban, en Jordanie, en Éthiopie, au Soudan ?

 Au petit jeu, un peu sordide quand même quand on voit le sort fait à ces millions de malheureux, du « combien ça coûte », les « réalistes » ne sont pas forcément ceux que l’on croit. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler cela face aux arguments mensongers de l’extrême droite et des partis dits de « gouvernement ». Mais soyons francs, cela ne change sans doute pas grand-chose sur le fond de l’affaire. Les calculs sur le coût de l’immigration ne sont que des sornettes et des prétextes pour justifier des politiques racistes. Et l’inverse est vrai… pour nous. Nous sommes pour l’ouverture des frontières non parce que ça ne coûte pas si cher aux sociétés capitalistes européennes, mais du point de vue des intérêts généraux de l’humanité, parce que nous refusons d’être complices de toutes les conséquences barbares de ce système. Parce que nous n’irons pas, par démagogie électorale ou lâcheté politique, dans le sens de ces « braves gens » qui, et ils sont légion en Europe, voudraient le beurre et l’argent du beurre, profiter à leur humble niveau de citoyen européen de l’exploitation des richesses et des travailleurEs du monde entier, ne pas se révolter des pires crapuleries de nos gouvernements, le soutien aux dictatures « amies », la vente à celles-ci des armes les guerre les plus sophistiquées, et parfois des expéditions militaires directes, se réjouir des ventes de Rafale à des clients du sang plein les mains, et en même temps ne pas vouloir, ici, dans nos rues, de celles et ceux qui fuient, pour sauver leur peau, les conséquences de ce désordre mondial terrifiant qu’est l’ordre impérialiste.

 

Un vieux dilemme du mouvement ouvrier

Il se fait entendre cependant, et de plus en plus, une petite musique plus insidieuse, plus perverse, pour nous faire marcher au même pas que les dresseurs de barbelés et les expulseurs. Les frontières, ce serait l’intérêt de la classe ouvrière, parce que leur ouverture, l’immigration massive, ce serait l’arme des trusts pour faire baisser les salaires, dégrader les conditions de travail. 

L’extrême droite utilise l’argument depuis bien longtemps. Mais il ne lui est pas propre. C’est une question qui a agité, et divisé, le mouvement ouvrier dès ses origines. 

Car si la classe ouvrière fut d’emblée composée de multiples nationalités, le mouvement ouvrier n’a pas été pour autant toujours internationaliste. Indépendamment des préjugés xénophobes, présents dans la classe ouvrière comme ailleurs, indépendamment même de la dégénérescence de nombreuses organisations, politiques ou syndicales, il y eut parfois de graves dérives politiques pour des militants ouvriers sincères, et pas spécialement xénophobes eux-mêmes. Quand, dès le milieu du XIXe siècle, le patronat « importait » des Irlandais en Grande-Bretagne ou des Belges et des Italiens en France, nombre de travailleurs « natifs » eurent le réflexe de se défendre contre la concurrence organisée par le patronat en luttant... contre les immigrés eux-mêmes. Le pire eut lieu en 1893, à Aigues-Mortes, où les Salines employaient des travailleurs aussi bien français qu’italiens. À la suite de fausses rumeurs, un demi-millier de personnes, armées de gourdins, de pelles et de fusils, se livra à un véritable pogrom contre les Italiens, en massacrant des dizaines. Tous les Italiens furent licenciés et expulsés. C’est dans la foulée de ce drame que fut réalisé pour la première fois un programme de fichage des résidentEs étrangers en France, et que furent proposées les premières lois de restriction de l’immigration. Ce raisonnement fallacieux amena, en France, la première loi restrictive de l’immigration en 1899, œuvre... du ministre « socialiste » Millerand. Les industriels ne pouvaient plus faire appel à la main-d’œuvre étrangère que dans des proportions comprises entre 5 et 30 % des effectifs. La loi aggrava surtout les contrôles policiers sur les immigrés… Un peu partout des syndicats réclamèrent très tôt des clauses protectrices contre l’emploi de travailleurs étrangers, voire la fermeture des frontières. 

Une telle politique se prétendait déjà « réaliste », et apparaissait parfois convaincante, même pour des travailleurEs dénués de préjugés racistes. En attendant la plus ou moins utopique « société socialiste », où les frontières pourraient toujours disparaître, comment limiter la pression à l’exploitation engendrée par l’immigration, sans limiter cette immigration elle-même ? Quand d’ailleurs Jean-Luc Mélenchon évoque la nécessité de lutter contre les causes de l’immigration en instaurant paix et prospérité partout dans le monde, il ne fait pas que montrer de l’humanisme en « justifiant » l’exode des migrants aujourd’hui, il reprend aussi une vieille hypocrisie courante dans l’histoire du mouvement ouvrier : puisque la lutte pour rendre ce monde plus juste prendra du temps (surtout si on se réjouit par ailleurs des succès commerciaux du Rafale…), en attendant il faut bien protéger nos frontières et limiter l’immigration… 

Mais ce vieux raisonnement, de court terme, qui consiste à demander à l’État de limiter la circulation des travailleurs et de protéger les travailleurs du cru par les frontières, a toujours abouti à une sinistre impasse. Il y a toujours eu des politiciens de la bourgeoise pour s’en saisir, pour attiser les divisions entre les travailleurEs et finalement tous les affaiblir. Les appels à la « protection » contre les travailleurEs étrangers, avec en fait pour résultat immédiat une discrimination dans le travail, les tâches les plus pénibles et les moins payées pour les immigréEs, le monopole des meilleurs postes de travail pour les nationaux, n’ont jamais mené qu’à une mise en concurrence directe encore plus violente des nationaux et des immigrés. La bourgeoisie n’a pas eu trop de mal à retourner en sa faveur ces « revendications », réactionnaires, que reprenaient des travailleurEs ou leurs organisations, aidant ainsi à préparer de futures attaques contre eux-mêmes.

La seule politique viable pour le mouvement ouvrier, c’est l’internationalisme, c’est non seulement organiser une solidarité d’un pays à l’autre, mais aussi organiser les travailleurEs immigrés et les entraîner dans les luttes de toute la classe ouvrière. Les accueillir non comme des briseurs d’acquis sociaux mais comme des sœurs et frères de lutte. Encore faut-il pour cela lutter contre tout ce qui divise la classe ouvrière, et ne pas réclamer des frontières supposées protéger les travailleurEs français et européens… et font crever des dizaines de milliers de migrantEs, et réduisent à la clandestinité et à la misère des centaines de milliers d’autres.

 

Yann Cézard