Entretien. Le 9 septembre dernier, notre camarade Philippe Poutou s’est rendu dans la vallée de la Roya, pour apporter son soutien aux militantEs de la solidarité avec les migrantEs. À cette occasion, il a rencontré Cédric Herrou, agriculteur de la vallée condamné cet été pour délit de solidarité.
Pourquoi la question des migrantEs est-elle particulièrement importante dans la vallée de la Roya ?
Les migrants sont à Vintimille, en Italie. Le contrôle aux frontières a été rétabli en mai 2015, pas la fermeture mais le contrôle, et il y a eu des PPA – des points de passages autorisés – des points qui font office de frontière, qui sont sur le territoire français, dans une bande de 20 km le long de la vraie frontière. Il y a une ligne frontalière avec des checkpoints, un à Fanghetto à la frontière italienne, donc les migrants passent puis ils sont en France.
Mais une fois qu’ils arrivent ici, ils sont bloqués dans la vallée, parce qu’à la gare de Breil c’est un PPA, donc c’est un contrôle systématique de police. Il y en a un à Breil, une autre à Sospel et donc ca fait plusieurs autres frontières : les gens se retrouvent sur le territoire national, bloqués, obligés de se cacher parce que sinon ils se font refouler en Italie, sans possibilité d’avoir accès à leur demande d’asile, ce qui est illégal alors que dans PPA il y a « autorisé ».
Donc les gens passent la frontière, arrivent ici, et soit ils partent clandestinement, et ils marchent, par la montagne, par machin, par leurs combines, ou soit une fois la frontière passée ils se déclarent comme c’est marqué dans les textes, pour faire une demande d’asile ou être pris en charge pour les mineurs. Et la difficulté est là : ça ne marche pas tout le temps.
Comment ça a démarré pour toi, l’aide aux migrantEs ? Toi tu es agriculteur, tu es ici, tu fais ta vie… Comment ça se construit ? Parce que l’acte de désobéissance, de résistance, de solidarité ce n’est pas si simple que cela…
Ca a démarré en prenant en stop des gens dans la vallée. Quand tu es à Vintimille tu as le panneau « France direction Menton » et « France direction La Roya ». Et la vallée c’est un peu complexe parce que si tu continues à monter tu arrives à Tende, et derrière c’est l’Italie. En fait pour sortir tu passes par Sospel, où il y a ce barrage de flics, et avant il n’y avait que celui-là et la vallée de la Roya n’était absolument pas surveillée à Fanghetto. Le barrage de Fanghetto a été mis depuis qu’on peut faire des demandes d’asile, pour empêcher que les gens arrivent chez moi et fassent une demande. Au printemps 2016, on a des migrants à Vintimille, plein, sur les rochers, etc., beaucoup de mineurs, et des morts, des gens qui crèvent en voulant passer la frontière. Il y a alors un mouvement de solidarité qui se crée avec l’association Roya citoyenne, dont je ne faisais pas partie au départ. Il y a une solidarité qui était née mais je me disais je ne peux pas héberger, je n’ai pas le temps et puis la situation n’est pas si critique que ça…
Jusqu’au jour où…
Jusqu’au jour où, à 2 heures du matin, tu tombes sur une famille avec des gamins en bas âge sur le bord de la route de la Roya, et là c’est clairement dangereux et tu commences à aider les gens… Tu commences à les amener à la gare de Breil, tu sais qu’ils se font arrêter en gare de Sospel, reconduire à Nice puis l’Italie, tu les vois remonter jusqu’à ce que ça passe et là tu te dis à quoi ça sert de leur faire prendre autant de risques, c’est une connerie… Et la frontière à quoi elle sert ? À les mettre en danger, une manière de faire payer les gens : tu veux rentrer en France, tu risques ta vie, ça se mérite. Un truc arriéré, quoi. Donc je dis c’est une connerie, je prends les plus faibles, moi j’étais pas dans l’aide aux gaillards de 25 ans qui arrivent à monter tout seul, je vais à Vintimille, je prends les femmes, les enfants, les familles et je les monte ici.
Et je me suis fais choper à la mi-août [2016] en flagrant délit de passage aux frontières, j’ai fait 48 heures de garde à vue et les dernières questions du procureur et de la PAF c’est pourquoi mes actions ne sont pas encadrées par une association, pourquoi je n’avais pas un véhicule adapté au transport de personnes, clairement des conseils plutôt que des questions. Du coup, on a fait une collecte sur internet et on a acheté un véhicule 9 places encadré par une asso…
On commence à faire ça et on médiatise à fond. Il y a plein de potes qui ne savaient pas ce que je faisais. Je fais de l’escalade et avec les gens avec qui j’allais grimper on parle pas de ça. Et puis il y a un journaliste du New York Times qui vient et qui écrit un article qui fait la première page, et à partir de là ça a tout déclenché, il y a Valls qui s’en mêle, Ciotti, Estrosi, etc. L’article est sorti le 4 octobre [2016] et là l’enquête s’est déroulée. J’ai vu l’enquête, c’est hallucinant. Ils pensaient qu’ils y avaient des Italiens qui amenaient les migrants jusqu’à la frontière et nous qui les récupérions après pour ne pas qu’il y ait de passage direct de la frontière…
Et tu as continué ?
Oui, jusqu’à ce que je me fasse déborder chez moi. Trop de monde. Et du coup on prend l’initiative avec un collectif d’associations, Médecins du monde, Amnesty, la Cimade... d’ouvrir un squat dans une colonie de vacances désaffectée de la SNCF, qui était ouverte. On savait qu’on n’allait pas y passer l’hiver, mais c’était pour lancer une espèce d’alerte. Nos revendications c’est que les mineurs isolés soient pris en charge et que les adultes puissent faire des demandes d’asile. Rien de très anar… La préfecture refuse. Du coup quasiment tous les majeurs se barrent. On ouvre le lundi, et le jeudi les flics arrivent et il ne reste que les mineurs qui sont pris en charge. Mon procès, il part de là. Au début je crois que c’est uniquement pour l’ouverture du squat mais je vois sur le chef d’inculpation « passage de frontière et aide au transit aux personnes en situation irrégulière ». Pour eux tous les gens qui étaient au squat c’est des gens que j’aurais fait passer… Et c’est pour cette histoire-là les quatre mois de sursis.
Tu n’es pas le seul à avoir été condamné. Le préfet l’a été aussi. Tu peux nous expliquer ?
En fait les flics font des faux en écritures publiques : pour reconduire les mineurs et les majeurs assez rapidement, surtout les mineurs, ils faut qu’ils arrivent à un PPA, là c’est en gare de Breil, c’est comme si c’était la frontière. Quand ils arrivent on leur signifie le refus d’entrée, ils font demi-tour et ils dégagent. C’est pareil à la gare de Menton-Garavan. Ce qu’ils font, c’est que quand ils les arrêtent sur la route ou ailleurs ils marquent « arrivé par train à la gare de Breil-sur-Roya » et ils peuvent « légalement » les dégager. Et il y a un accord officieux avec la police italienne qui cache ces « refus d’entrée », qui sont importants pour nous parce qu’ils nous servent à aller au tribunal administratif. On a réussi à faire condamner le préfet. On avait ramené les caméras, les téléphones, on avait briefé les gars avant en leur demandant de montrer le refus d’entrée par la vitre du bus qui les ramenait en Italie, et c’est grâce à ça qu’on a eu la preuve du refus d’entrée. La police française demande à la police italienne d’enlever les preuves parce qu’ils savent qu’ils font des procédures irrégulières, des détournements de procédure, avec l’argent des contribuables !
C’est quoi, la suite ?
Au départ je pensais vraiment que la lutte c’était d’aider les migrants mais au-delà de ça j’ai senti que ce qu’ils ne supportent pas, c’est que je me mêle de ça. Qui tu es pour demander un rendez-vous au préfet ? Reste à ta place ! Tu sens que pour eux la démocratie elle n’est que représentative. Tu votes pour quelqu’un, tu élis quelqu’un, qui te représente et tu n’as pas à te mêler de la politique. Ça m’a été reproché : « M. Herrou fait de la politique » ou « M. Herrou monopolise l’espace public et médiatique », ça, c’est Collomb qui a dit ça. Et alors ?
On est en train de monter une asso, non pas une scission avec Roya citoyenne qui continuera à gérer tout ce qui est convois de demandeurs d’asile, mais une asso plus réactive sur le plan juridique, avec des statuts adéquats pour porter plainte contre le département, le préfet.
Ce qu’on veut faire aussi, c’est des parrainages avec d’autres associations d’autres départements pour permettre les déplacements des personnes, avec un protocole validé par un juriste, en annonçant aux flics que telle ou telle personne va être accompagnée par un avocat pour aller à Marseille, Paris, Arles, Montpellier, etc.
Et puis il y a l’idée de faire un truc fin octobre ou début novembre sur la question de la frontière. On s’est vu jeudi soir. Il y avait pas mal d’assos et c’est Attac qui va organiser ça au plan européen, y compris avec des gens connus politiquement, syndicalement, artistiquement, des écrivains, etc. histoire de dire qu’on n’est pas tout seul, qu’il y a pas que Cédric Herrou.
Propos recueillis par Philippe Poutou