Un énième rapport vient de paraître : selon un comptage pointilleux (mais nécessairement approximatif) du Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), ce sont 3419 migrants qui ont, cette année perdu la vie en tentant de traverser la Méditerranée.
Il serait excessif de parler de scoop. Tout observateur suivant de près la courbe du nombre de victimes des naufrages incessants sait qu’elle ne cesse de grimper.
Le mal atroce, scandaleux, est connu. Au gré des flashs d’information distillés par les chaînes en continu, des articles et reportages plus ou moins sincèrement empathiques lorsque le bilan de tel drame donne lieu à un traitement spécial, le fait s’est au moins imposé à la conscience collective que le voyage des hommes, des femmes et des enfants auxquels nos gouvernants dénient le droit de circuler et de s’installer librement auprès de nous est un voyage à haut risque, souvent mortel.
« Auxquels nos gouvernants dénient le droit de circuler et de s’installer librement » : l’identification des causes et des responsables – et coupables – est toute entière contenue dans cette proposition et les larmes de crocodiles inéluctablement versées à tous les étages à chaque nouvelle « tragédie » ( le joli mot qui voudrait faire croire à une sorte de fatalité !) n’y peuvent rien changer. D’autant que la conclusion de ces mêmes gouvernants tombe tout aussi régulièrement, impavide : puisque les dispositifs de surveillance sont en l’état impuissants à sauver les gens ( ah oui ! vous ne saviez pas que les dispositifs de surveillance étaient destinés à les sauver ?), il faut les renforcer (Frontex en l’occurrence).
Quel cynisme qui prétend ignorer que, lorsque quelqu’un est prêt à risquer sa vie pour obtenir ce qu’on lui refuse, les probabilités qu’il la perde sont loin d’être nulles ! D’autant qu’il importe d’oublier aussi que ce risque n’est souvent pris que parce que, si on ne le prend pas... on meurt aussi ! Peut-être plus sûrement. Demandez aux Syriens, aux Libyens, aux Somaliens si, pour fuir les guerres et les maux qui ravagent leurs pays, ils avaient le sentiment d’avoir d’autre choix que de se lancer, au prix fort, sur des embarcations de fortune. Qu’en pensent les jeunes Erythréens, de plus en plus nombreux, qui expliquent au HCR qu’ils ont fui « une vague de recrutement intensifiée dans le service national obligatoire et souvent sans fin »?
C’est ainsi que, selon les chiffres du même HCR, depuis le début de l’année, plus de 207 000 migrants, dont une part non négligeable de mineurs non accompagnés, ont tenté la traversée de la Méditerranée (au bas mot, puisqu’on ne parle, par hypothèse, que de ceux qui ont pu être comptabilisés). Le record de 2011 (70 000 migrants), entraîné par les révolutions arabes, se voit donc largement explosé.
Encore faut-il avoir en tête que les morts en Méditerranée n’offrent, compte tenu de la gravité des conflits à son entour et de la multiplication des situations intenables qui prévalent généralement sur de larges portions du continent africain, qu’un effet loupe sur les conséquences meurtrières des politiques migratoires restrictives et, par voie de conséquence, tout-répressives (en novlangue, le contrôle des flux avec humanité et fermeté).
Dans l’Océan indien, l’instauration en 1994 du visa Balladur destiné à faire barrage à l’immigration en provenance des autres îles des Comores a aussi causé au moins 12 000 morts : les corps de beaucoup de ceux qui tentent la traversée des 70 kilomètres entre Anjouan et Mayotte sur les frêles kwassas-kwassas s’échouent régulièrement sur les plages. Et, pour le coup, les gouvernements français successifs sont seuls coupables, l’actuel ne se montrant, bien évidemment, nullement résolu ou même enclin à mettre un terme à cette hécatombe.
Pas plus que les grandes puissances n’ont la moindre intention de cesser leurs sinistres jeux coloniaux qui, en dernière analyse, provoquent tout ce chaos.
François Brun