Publié le Lundi 22 octobre 2018 à 10h00.

« Les procès sont une des façons d’essayer de décourager les personnes qui aident les réfugiés »

Entretien avec Suzel et Gibi, membres de l’association Roya citoyenne. 

Comment est née votre association ?

Elle est née en 2012 pour protester contre la décision préfectorale de rattacher la vallée à Menton, dans le cadre de la loi Notre. Ce que nous ne voulions pas, car cette vallée représente une entité véritable. Nous nous sommes donc organisés entre habitants pour protester.

Puis, au fur et à mesure que des réfugiés venant d’Italie passaient par la vallée, nous nous sommes demandés comment les aider. Comme cette structure existait déjà, nous l’avons utilisée pour venir en aide, dans la mesure de nos moyens, aux migrants. Cela nous permettait de gagner en rapidité étant donnée la situation d’urgence.

 

Vous êtes dans un département où les pouvoirs publics ont décidé qu’il n’y aurait pas de centre d’accueil et ne respectent pas les droits des migrants. Comment s’est organisée la solidarité ? 

Le 11 juin 2015, la France a décidé de rétablir les contrôles à la frontière avec l’Italie. Et les gens qui essayaient de passer se trouvaient dans une situation catastrophique. C’est en mai 2016 que nous avons réactivé notre association, pour leur venir en aide. Des habitants de la vallée ont hébergé des migrants épuisés et les ont aidés à continuer leur chemin, car personne ne veut rester dans le département des Alpes-Maritimes, tellement ils sont mal accueillis par les autorités, pourchassés et harcelés.  

Nous sommes 6000 habitants dans la vallée de la Roya, et nous avons été nombreux à ne pas accepter la situation faite aux personnes arrivant d’Italie, bloqués à la frontière française, à Vintimille. En une année, il y a eu 20 décès recensés, car les gens, faute de pouvoir passer légalement, utilisent des solutions toutes plus dangereuses les unes que les autres, et meurent électrocutés par des trains, écrasés par des voitures sur l’autoroute, noyés dans la Roya et dans la mer.

 

L’attitude de la police française a souvent été pointée du doigt. Concrètement, comment sa présence se manifeste-t-elle ? Il semblerait aussi qu’elle se comporte de façon tout à fait illégale.

Les contrôles sont incessants, 24 heures sur 24. La police pourchasse les migrants, les empêchant même de déposer leur demande d’asile, ce qui est complètement illégal. Nous avons d’ailleurs gagné plusieurs fois auprès du tribunal administratif et fait condamner la préfecture. Le Conseil d’État avait en effet réaffirmé la possibilité de demander l’asile auprès d’un service de police, y compris lors d’une interpellation (Conseil d’État, 2 octobre 1996, décision n°159221). Sa décision est très claire : « ces dispositions ont pour effet d’obliger l’autorité de police à transmettre au préfet, et le préfet à enregistrer une demande d’admission au séjour au titre de l’asile formulée par un étranger à l’occasion de son interpellation pour entrée irrégulière sur le territoire français ». Mais police et préfecture s’en moquent et reconduisent sans autre forme de procès les migrants, majeurs ou mineurs non accompagnés, à la frontière italienne. La PAF distribue même des documents où des cases du genre « D’accord pour retourner en Italie », ou « On m’a lu mes droits dans une langue que je comprends », sont pré-cochées. Imaginez comment des migrants venus d’Érythrée ont les moyens de comprendre et de décocher ces cases ?

Notons que l’État dépense 60 000 euros par jour pour entretenir les forces de l’ordre, et qu’un repas coûte 1 euro. On pourrait en accueillir du monde, avec cet argent !

 

Quelles sont vos actions ?

Nous avons distribué, au plus fort des passages, entre 200 et 250 repas en moyenne tous les soirs et jusqu’à 900 repas en août 2017. La municipalité de Vintimille avait pris un arrêté interdisant de nourrir les réfugiés. Neuf personnes ont été interpellées pour avoir distribué de la nourriture aux migrants bloqués à Vintimille. Une grosse manifestation italienne, très médiatisée en Italie, a eu lieu à Vintimille à l’appel de Roya citoyenne, avec des syndicats, partis et associations. En 2017, nous avons servi 150 000 repas à Vintimille, grâce à des dons. 

Plusieurs milliers de personnes ont été hébergées partout dans la vallée. Sur dénonciation parfois, des gendarmes sont venus intercepter les réfugiés lors des transports, les mettre en garde à vue, et les renvoyer vers l’Italie. Quinze personnes au moins dans la vallée sont passées au tribunal pour délit de solidarité, et condamnés à des amendes avec sursis la plupart du temps.

La militarisation croissante de la vallée rend difficile même l’accompagnement des migrants jusqu’à Nice, afin qu’ils puissent déposer leur demande d’asile auprès de la Plateforme d’accueil des demandeurs d’asile (PADA). Nous avons finalement trouvé un compromis avec les autorités. Nous les informons de notre trajet en train pour les accompagner à Nice. Il y a quelquefois jusqu’à 200 personnes par voyage. En 2017, nous avons ainsi accompagné 1500 personnes. Nous avons demandé à la SNCF de nous offrir le voyage gratuit pour ces gens qui n’ont aucun moyen de subsistance. La réponse n’est pas surprenante : ils ont refusé notre demande.

 

Votre action a été passablement médiatisée. Les différents procès de Cédric Herrou notamment ont largement été relayés par les médias. Avez-vous fait ce choix de donner le maximum de publicité à vos actions ?

Le sujet a fait débat entre nous. Certains pensaient que cela pouvait nous desservir, notamment en excitant les forces de l’ordre et la préfecture, qui auraient, de ce fait, renforcé leur répression. D’autres, dont nous faisons partie, ont estimé que c’était une bonne chose que l’ensemble du pays sache ce qui se passait dans notre région, et que cela renforcerait le moral des militants. 

 

On entend dire qu’avec la décision du Conseil Constitutionnel sur le « principe de fraternité », ce qu’on appelait le délit de solidarité n’existe plus. Il semble que ce soit plus compliqué que cela.

On peut parler d’un succès, mais pas d’une victoire, car l’ambiguïté subsiste dans la loi Collomb sur l’immigration. La loi condamne toujours les « contreparties indirectes », une formule qui pourrait englober des actions militantes, et elle n’exempte que l’aide apportée dans un but exclusivement humanitaire, là encore sujette à interprétation. Par ailleurs, l’aide à l’entrée irrégulière reste un délit et est sanctionnée comme tel. Du coup, on ne peut pas dire que le délit de solidarité n’existe plus. S’il ne fallait qu’un exemple, on pourrait prendre celui de Martine Landry, membre d’Amnesty International, qui a été poursuivie pour ce délit de solidarité, et dont le procès n’est pas encore terminé. (voir encadré) 

D’ailleurs, les procès sont une des façons d’essayer de décourager les personnes qui aident les réfugiés. Tout le monde a suivi ceux de Cédric Herrou, mais il y en a de nombreux autres. Le dernier en date est celui de mon fils Raphaël de 19 ans [c’est Suzel qui parle]. Il a été condamné à trois mois de prison avec sursis pour avoir transporté 3 demandeurs d’asile sur 6 kilomètres en France, afin de les faire héberger et qu’ils puissent être accompagnés dans leur demande d’asile. 

 

Il y a un peu partout en France des réseaux de solidarité qui se créent pour venir en aide aux migrants. La question se pose de fédérer toutes ces initiatives. Qu’en est-il pour le moment ?

En novembre 2017, 470 associations et collectifs d’aide ont lancé des états généraux. Ils espèrent parler d’une même voix et du coup peser sur la politique du gouvernement. Le but de cette alliance : créer un mouvement d’opinion pour faire comprendre que les Français sont accueillants, et nombreux à ne pas se reconnaître dans la politique menée par notre gouvernement.

En février 2018, ils sont intervenus à la frontière franco-italienne pour permettre aux personnes arrivant d’exercer leurs droits, assistant des personnes illégalement refoulées du pays. Le tribunal administratif de Nice a notamment été saisi de 20 cas de refoulements d’enfants non accompagnés. Une opération d’envergure rendue nécessaire par le non respect par les autorités françaises des droits élémentaires des étrangers.

Lors de ce week-end de février, des membres de ces associations ont observé la gare de Menton et le local de la police aux frontières de Menton. Ils ont constaté la privation de liberté de 36 personnes dans ce local pendant une durée pouvant aller jusqu’à 12 heures, ce qui est parfaitement illégal. Les conditions de détention sont indignes : aucun accès à un avocat, interprète, médecin, ou à un téléphone, en violation là encore de la loi. Suite à ces actions, le préfet des Alpes Maritimes a été condamné pour la 4e fois.

Des ONG, dont Amnesty International, la Cimade, des avocats, Médecins du monde et Médecins sans frontières, Délinquants solidaires notamment, ont crée la CAFFIM (Coordination des associations de la frontière franco-italienne pour les migrants). À Vintimille, l’association Progetto 20K/Eufemia a mis en place un local, avec un salarié, pour permettre de recharger les téléphones, d’accéder à internet. Il y a aussi des vêtements, des kits de survie, et des produits sanitaires destinés aux réfugiés. Une manifestation a été organisée à Vintimille le 14 juillet, où 5000 personnes sont venues, ce qui est plutôt important. Il y avait beaucoup d’Italiens, 300 Espagnols, et malheureusement peu de Français.

 

Pour terminer, quelle est la situation aujourd’hui dans la vallée ?

Aujourd’hui très peu de migrants arrivent. L’Italie les déporte dans le sud du pays. Ils sont constamment harcelés et ont de plus en plus de mal à passer. Notre action est donc de ce fait réduite. Et il faut dire que devant le harcèlement policier et le véritable état de guerre institué dans la vallée, certains habitants finissent pas se décourager. Mais nous sommes en relation avec la CAFFIM et les états généraux des migrations. Tant il est vrai que toutes les forces sont nécessaires pour montrer un autre visage du pays que celui de la répression et de la xénophobie.

 

 

L’affaire Martine Landry remonte à l’an dernier, en juillet 2017. Quatre mineurs étrangers non accompagnés arrivés d’Italie étaient hébergés chez Cédric Herrou. Celui-ci avait fait une requête d’assistance éducative auprès de l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Son domicile est alors perquisitionné et les migrants renvoyés. Martine Landry constate que trois mineurs sont mis dans le train et renvoyés en Italie vers Vintimille. La police italienne renvoie deux mineurs à pied vers la France. C’est alors que Martine Landry les récupère au poste frontière Menton/Vintimille du côté français pour les accompagner à la police aux frontières françaises, munie des documents attestant de leur prise en charge par l’ASE. Ces deux mineurs sont ensuite pris en charge par l’ASE. Quelques jours plus tard, Martine se rend au poste de la police des frontières suite à l’arrestation et au transfert de onze migrants vers l’Italie. Ce jour-là, elle se voit remettre une convocation pour une audition par la police de Menton le 2 août. Et elle est jugée sur les faits suivants : « Avoir à Menton, le 28 juillet 2017, […] par aide directe, facilité l’entrée de deux mineurs étrangers en situation irrégulière […] en ayant pris en charge et convoyé pédestrement ces deux mineurs du poste frontière côté Italie au poste frontière côté France. »

Elle a été relaxée le 14 juillet dernier, faute de preuve concernant l’aide qu’elle aurait pu apporter pour franchir la frontière. Le procureur d’Aix-en-Provence a depuis fait appel…