Publié le Lundi 5 décembre 2022 à 12h00.

Annie Ernaux dynamite le prix Nobel de littérature

Le prix Nobel – du nom du célèbre inventeur de la dynamite – récompense depuis 1901 une personnalité dans les domaines de la médecine, de la physique, de la chimie, de la paix et de la littérature.

Cette année, l’écrivaine Annie Ernaux a été distinguée pour « le courage et l’acuité clinique avec lesquels elle découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle ». Sous cette formule floue et consensuelle, l’annonce a fait l’effet d’une bombe : et voilà lâchée la litanie des injures sexistes et classistes qui, en réalité, n’ont jamais cessé d’accompagner la publication de chacun des livres de l’écrivaine. Depuis la Place en 1983, ce sont tour à tour Une femme, Passion simple, la Honte, l’Événement, l’Occupation, l’Usage de la photo, Mémoire de fille et, tout récemment, le Jeune Homme, qui ont déchaîné les critiques, voire les insultes, dénonçant son indécence, son écriture de « midinette », son absence de talent littéraire et son « style de RMIste » et, au fond, une obscénité tant sociale que sexuelle.

Avec une détermination renouvelée au fil des années et du succès international qu’elle a progressivement acquis, depuis les Armoires vides (1974) qui raconte l’avortement clandestin d’une jeune femme dans les années soixante, ses livres secouent les canons de la littérature bourgeoise en y faisant entrer, par une écriture qu’elle revendique elle-même comme « en dessous de la littérature », « quelque chose entre la littérature, la sociologie et l’histoire », les sujets et les êtres qui, en littérature comme en politique, n’ont droit ni à la visibilité ni à l’autonomie : les femmes et les classes populaires, leurs corps, leur mémoire et leurs usages du monde, leurs fiertés, leurs désirs et leurs hontes. Et elle le fait d’une manière éminemment politique, en taillant « au couteau1 » – l’ustensile fétiche de son père ouvrier qu’elle décrit dans la Place – sa « place » dans la littérature.

Écrire de chez les dominéEs pour les dominéEs, les femmes gelées, les avortées2

À l’origine de l’écriture d’Annie Ernaux, il y a le sentiment d’être divisée entre le monde populaire dont elle est issue et celui de la bourgeoisie dans lequel elle est entrée en devenant étudiante, puis professeure de lettres : c’est l’« amour séparé » décrit dans la Place, qu’elle éprouve très tôt en tant que bonne élève d’une école privée catholique où, contre la langue de ses parents et de sa classe, elle apprend celle de la bourgeoisie – la langue des « dominants », selon le vocabulaire sociologique de Pierre Bourdieu qui a nourri sa démarche d’écriture.

« En 1982, écrit-elle dans l’Écriture comme un couteau, j’ai mené une réflexion difficile, qui a duré six mois environ, sur ma situation de narratrice issue du monde populaire, et qui écrit, comme disait Genet, dans la “langue de l’ennemi”, qui utilise le savoir-écrire “volé” aux dominants. (…) Au terme de cette réflexion, je suis venue à ceci : le seul moyen juste d’évoquer une vie, en apparence insignifiante, celle de mon père, de ne pas trahir (lui, et le monde dont je suis issue, qui continue d’exister, celui des dominés), était de reconstituer la réalité de cette vie à travers des faits précis, à travers les paroles entendues. Le titre que j’ai donné à cette entreprise pendant plusieurs mois – la Place s’est imposé à la fin seulement – était assez clair sur mes intentions : Éléments pour une ethnologie familiale. »

Dans la Place, le style familial, employé notamment dans les brèves lettres échangées entre la petite fille et ses parents, est donné comme modèle pour l’œuvre de l’écrivaine qui inaugure une démarche d’écriture et un style en rupture avec ses trois premiers livres (les Armoires vides, Ce qu’ils disent ou rien et la Femme gelée) : « L’écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles ». Si cette écriture « plate » vient « naturellement » sous sa plume, pourtant elle est elle-même le produit d’une négociation stylistique inconsciente entre d’un côté le langage oral, familier et quotidien, et, de l’autre, le langage écrit acquis à l’école et utilisé pour l’échange familial épistolaire, donc à distance. Cette définition de l’écriture plate s’articule ainsi avec la construction d’un ethos, d’une « place » dans l’écriture et le champ littéraire qui marque à la fois la séparation avec les parents et la proximité, la complicité « naturelle » avec eux :

« Par et dans le choix de cette écriture, je crois que j’assume et dépasse la déchirure culturelle : celle d’être une “immigrée de l’intérieur” de la société française. J’importe dans la littérature quelque chose de dur, de lourd, de violent même, lié aux conditions de vie, à la langue du monde qui a été complètement le mien jusqu’à dix-huit ans, un monde ouvrier et paysan » (l’Écriture comme un couteau).

Il s’agit moins d’une écriture qui imite le langage populaire, comme celle des premiers livres, que d’une écriture soumise à la dureté de la vie, réduite à l’essentiel, qui traduit un rapport au corps dominé par le refus des « manières » et des « poses », spontanément ressenties comme des codes de la culture bourgeoise. C’est une écriture de l’effort, qui réduit ses possibilités à l’expression du constat et de l’exercice de l’échange écrit : c’est l’écriture apprise par les classes populaires à l’école élémentaire.

À partir de la Honte (1997), qui s’attache à reconstituer le monde de l’enfance autour de « l’année 52 » dans une forme de radicalisation du processus déjà engagé, « l’écriture plate » est mise au service d’une démarche d’exploration totale et méthodique du monde qui a forgé l’identité de la narratrice, selon l’idée que « l’intime est encore et toujours du social, parce qu’un moi pur, où les autres, les lois, l’histoire, ne seraient pas présents est inconcevable » (l’Écriture comme un couteau). L’écriture d’Annie Ernaux se nourrit alors non seulement de sa correspondance familiale, mais aussi de ses journaux intimes, des photographies de famille, des chansons entonnées les jours de fête et des tubes populaires, des citations apprises par cœur ou notées sur des carnets, des émissions, des livres, des faits divers et des gros titres, des films et des affiches, des graffitis sur les portes des WC, des discours politiques et des proverbes qui ancrent dans la « trace matérielle », exploitée à la fois comme preuve et comme document, la mémoire vivante d’une époque.

C’est là en effet le sens de l’entreprise de grande ampleur menée dans les Années (2008) : retracer une vie de femme dans la deuxième moitié du vingtième siècle à travers un récit à la fois intime et collectif, reconstituer une mémoire contemporaine du corps féminin par la restitution des mots et des choses dont elle garde l’empreinte. L’écriture s’affirme alors délibérément comme un « acte politique » en se donnant comme objectif de sauver de l’oubli la mémoire des dominés : « elle n’écrirait jamais qu’à l’intérieur de sa langue, celle de tous, le seul outil avec lequel elle comptait agir sur ce qui la révoltait. Alors, le livre à faire représentait un instrument de lutte » affirme la narratrice lorsqu’elle évoque son travail d’écrivaine.

L’écrivaine publique et le Nobel collectif

Sous le récit de ce destin de femme, les Années retrace le processus de construction d’une identité à la fois sociale et sexuelle. Au début du livre, l’imagination liée au corps et à la sensualité est le mode d’expression privilégié, voire unique, pour la toute jeune fille, du désir de sortir de son corps, tant physique que social : « Constamment elle s’irréalise dans des histoires et des rencontres imaginaires qui finissent en orgasmes le soir sous les draps. Elle se rêve en putain et elle admire aussi la blonde sur la photo, d’autres filles de la classe au-dessus, qui la renvoient à son corps empoissé ». Le motif de la putain renvoie à la fois à une conscience de dominée et à un fantasme d’affranchissement de l’ordre social via la transgression des codes de la moralité dominante : il traduit un désir de liberté sexuelle doublement ambivalent, non seulement en ce qu’il suggère un jeu dialectique entre la domination et la soumission, mais aussi parce qu’il possède une dimension tant sexuelle que sociale.

Ainsi les Années donne à lire ce qui s’exprime de manière plus indirecte dans plusieurs autres livres de l’autrice, Passion simple, l’Événément, l’Occupation et plus récemment Mémoire de fille, à savoir l’aboutissement possible d’une conciliation entre le rôle de l’écrivaine et celui de la putain, chacun des deux se constituant par rapport à l’autre, à la fois comme repoussoir et comme modèle : « Au fond, le but final de l’écriture, auquel j’aspire, c’est de penser et de sentir dans les autres, comme les autres – des écrivains, mais pas seulement – ont pensé et senti en moi3 » affirme Annie Ernaux dans l’Écriture comme un couteau. Voilà que se dessine, si on veut prendre l’autrice à la lettre, le portrait de l’écrivaine en putain.

C’est, me semble-t-il, ce qui permet de comprendre la nature du lien particulier qui unit l’écrivaine à son lectorat : si elle aspire à « penser » et à « sentir dans les autres » pour faire de la sensation collective la matière même de son écriture, alors « les autres », en retour, ses lecteurs et lectrices, « pensent et sentent » en elle. Ce sentiment d’identification puissant, né de la démarche même de l’écrivaine mais aussi du lien qu’elle entretient avec ses lecteurs et lectrices, au-delà de ses livres, au fil de paroles et de courriers échangés, permet d’expliquer les manifestations de joie et de reconnaissance exprimées par ses lecteurs et lectrices à l’annonce de son prix, ressenti paradoxalement, mais très spontanément, comme un Nobel collectif. Ainsi de la réaction d’Alice Diop, le jeudi 6 octobre :

« C’est bien la première fois que je suis émue aux larmes pour l’annonce d’un prix Nobel ! J’ai lu la Place quand j’avais 20 ans, j’étais à la Sorbonne en histoire, je me sentais profondément seule, déphasée et d’un coup, ce livre m’a offert un miroir réflexif comme si l’auteure concentrait dans ses pages en m’ayant devancée dans son parcours, sa réflexion, un ensemble d’expérience très spécifique propre à ce qu’on a fini par nommer les transfuges de classe. Partir d’une situation de fragilité, surmonter la honte, raconter la violence subie, élever au rang de littérature des choses qui n’étaient pas destinées à entrer dans son champ comme ces pages géniales sur l’odeur d’eau de javel à la maison, tant sa mère est obsédée par le ménage, odeur que j’ai sentie, presque portée sur moi toute mon enfance, c’était bouleversant. Mon expérience de femme a été traversée par sa littérature, c’est puissant, politique, chirurgical. Elle a éclairé, nommé, ce que j’avais vécu, elle l’a réparé et a transformé ma fragilité en puissance, elle m’a permis de devenir la femme que je suis. » (Libération, 6 octobre 2022).

Car c’est exactement cela qu’opère l’écriture d’Annie Ernaux : la transmission à un public large, par le compte rendu méthodique d’une expérience intime livrée comme un récit collectif, d’une conscience de classe et de genre. De sorte que ses prises de position publiques pour la liberté des femmes de porter le voile, contre la loi Travail, contre la réforme des retraites, enfin contre Macron et son monde, ne constituent pas un « à-côté » de ses livres : « Et puisque j’ai la possibilité d’être lue, entendue, c’est comme un devoir pour moi de prendre position, d’intervenir dans le débat politique » affirme-t-elle4. Ce que clame en effet Annie Ernaux à travers ses livres comme dans ses apparitions médiatiques, c’est qu’il n’y a pas lieu de séparer la femme de l’écrivaine : à son sujet, les réactionnaires haineux l’ont parfaitement compris, eux qui revendiquent pourtant de séparer l’homme de l’artiste…

  • 1. Selon le titre du livre d’entretien de l’autrice avec F.-Y. Jeannet, l’Écriture comme un couteau, éd. Stock, 2003.
  • 2. Pour reprendre au compte d’Annie Ernaux la logique de la magistrale première phrase de King Kong Théorie de V. Despentes.
  • 3. Elle reprend ici une citation de Brecht : « il pensait dans les autres et les autres pensaient en lui ».
  • 4. Entretien en ligne : https://lejournal.cnrs.f….