Publié le Vendredi 27 septembre 2019 à 13h00.

Biennale de Venise : l’art à grande voilure

La Biennale de Venise est la principale manifestation d’art contemporain d’Europe, voire du monde, avec une exposition internationale rassemblant cette année 72 artistes, la participation de 90 représentations nationales, et plus de 21 expositions dans les évènements collatéraux. 

Ce qui frappe, c’est un phénomène à l’œuvre depuis de nombreuses années : la standardisation des œuvres et des thématiques présentées. La Biennale donne plus souvent une idée de ce qui est dans l’air du temps que ce qui pourrait en être les polarités. Le commissaire prend peu de risques quant à la présentation des artistes. Les réseaux de sélection sont très liés aux relais du marché et des grandes institutions.

Esthétisation des conflits et des drames

Comme cela est devenu une règle dans la scène contemporaine, le commissaire a choisi d’intégrer, dans le champ de l’exposition, les questions de genre, postcoloniales, ou encore les questions sociales et les enjeux liés aux migrations et mouvements de population. Cette prise en compte de tels enjeux a comme conséquence la prédominance d’un art assumant la narration ou l’allégorie. Cela entraine la prépondérance d’un art qui figure et narre les conflits du moment, quand bien même les œuvres ne seraient pas à la hauteur de leurs ambitions. Du coup, les pratiques abstraites ou conceptuelles sont fortement marginalisées. Malheureusement l’enfer est pavé de bonnes intentions : illustrer n’est pas forcement inscrire avec intelligence dans l’œuvre les violences du monde. Cela n’évite pas les poncifs, voire un académisme qui engloutit tous les bons sentiments. On voit ainsi s’opérer un processus d’esthétisation des conflits et des drames sur le mode d’une projection décorative. Cette surdétermination du contenu en vient, aux yeux de nombre d’artistes, à rendre la forme secondaire puisque le propos ou la démonstration fonctionne d’emblée comme valeur esthétique. De même voit-on se développer un positivisme technologique qui est aussi mince de qualité que lourd à produire. La « spectacularisation » produit une tendance à un gigantisme gratuit qui aboutit souvent à une sorte de formalisme mécanique où tout sens se perd. 

L’énorme « machine à peindre » des Coréens Sun Yuan et Peng Yu en est un des exemples les plus symptomatiques. Ici, la surenchère des images et des tailles n’augmente pas la force visuelle et symbolique, mais vire souvent à l’emphase et à la grandiloquence. 

Charge critique et poétique incontestable

Souvent ces œuvres n’offrent que des figures de la compassion qui agrémentent sans problème les lieux culturels d’un « plus » émotionnel.

L’installation de Teresa Margolles, avec son mur agrémenté de barbelés, « venu » directement de Mexico, illustre ce retournement d’une radicalité en objet esthétique. C’est encore pire avec « Nostra Barca » de Peter Burger : un bateau de migrantEs ramené par l’artiste de la plage où il s’est échoué, et exhibé dans la Biennale. On est ici, par delà le « discours » des auteurEs, sur des objets qui surjouent le sentimental et l’émotion comme spectacle. 

Cet art politique de luxe participe d’un lissage complet de la dimension critique au profit d’une esthétique compassionnelle, au point que par moments on baigne dans l’imagerie saint-sulpicienne ! Dans cet environnement, le choc des mots et des images fonctionne comme des clips audiovisuels. Dans ce brouhaha émergent heureusement des œuvres qui font preuve d’une véritable subtilité, avec une force, une puissance ou une charge critique et poétique incontestable. C’est le cas entre autres des sculptures de l’Américaine Carol Bove, de l’installation entre peinture et sculpture du Coréen Suki Seokyeong Kang, de la vidéo de la Chypriote Haris Epaminonda, de l’installation pleine d’une poésie mélancolique et proche du « Memento Mori » de l’Indienne Shipta Gupta, de la très belle installation sonore du Libanais Tarek Ataoui, ou de celle du Japonais Ryoji Ikeda, des peintures de l’Uruguayenne Jill Mulleady, de celles du Danois Dahn Vo. 

Parmi les pavillons nationaux, nous retiendrons l’Anglaise Cathy Wilks avec son installation associant objets, sculptures et peintures, les vidéo-performeuses suisses Pauline Boudry et Renate Lorenz, les Brésiliens Bárbara Wagner et Benjamin de Burca dont l’œuvre est une réponse décapante au suprémacisme ethnique d’un Bolsonaro. Ajoutons Remy Jungerman et Irish Kemsmil au pavillon hollandais, qui interrogent subtilement modernité et métissage colonial, la très belle association entre Homère et les réfugiéEs noyés du Luxembourgeois Marco Godhino, le Tchèque Kolibal grande figure de l’abstraction d’Europe centrale, la superbe de l’artiste palestinienne Larissa Sansour au pavillon danois, l’évocation par Zafos Xagoraris de la complicité entre l’Occident et les promoteurs de la dictature en Grèce à travers un flashback sur le pavillon grec à la biennale de 1948, et les sculptures hybrides de laLettonne Graida Grantina.

Le poids du privé

C’est à l’extérieur de la Biennale que l’on peut voir trois expositions exceptionnelles. À la fondation Prada, la rétrospective d’une des grandes figures de l’Arte Povera, Janis Kounellis, décédé il y a deux ans. Les dimensions ironiques et mélancoliques de son œuvre ressortent ici dans toute leur force. Au Palazzo Grimani, l’exposition des peintures d’Helen Frankenthaler montre l’importance de cette très grande artiste de l’abstraction américaine, injustement minorée. Au Palazzo Grassi, Luc Tuymans joue, dans ses peintures, de l’entre-deux, creusant l’ambiguïté des images, avec un art du demi-ton qui tire le réel vers ces zones d’inconfort où, sous l’ordinaire des images, suintent les malaises de l’histoire. 

On voit à travers les expositions le rôle décisif, aujourd’hui, du secteur privé de l’art, avec les Pinault, Arnault ou Prada, et de galeries comme Gagosian, Zwirner, Perrotin, Hauser and Wirth et Ropac. Ceux qui expliquent qu’il faut libérer l’art de la bureaucratie de l’État oublient de dire que l’influence du secteur privé et capitalistique est de nos jours déterminante, et que l’inflation spéculative ne va pas s’arrêter. C’est cela qui participe avant tout de la standardisation massive des productions artistiques. D’un certain point de vue, le capital a gagné la bataille en matière de politique culturelle et artistique…  

Vous avez jusqu’au 24 novembre pour voir cet ensemble néanmoins exceptionnel.

Philippe Cyroulnik