À l’occasion du décès du sociologue Michel Pinçon, nous republions un entretien que nous avions réalisé avec lui et Monique Pinçon-Charlot en 2013, lors de la sortie de l’ouvrage « la Violence des riches ».
Pourquoi ce titre, « la Violence des riches » ? Quels en sont les différents aspects ?
Nous avons voulu faire la synthèse des différentes formes de violence qu’exercent les familles les plus riches de notre pays. La violence, ce n’est pas seulement les agressions physiques mais tous les moyens utilisés pour maintenir les uns dans le besoin et l’incertitude, les autres dans la richesse. D’abord la violence économique, avec la mise au chômage pour des raisons de spéculation financière de millions de personnes. Ensuite, la violence politique, idéologique, qui manipule la pensée. Elle s’accompagne de l’utilisation d’une langue de bois particulièrement perverse qui travestit la réalité : on peut parler d’escroquerie linguistique quand on parle par exemple de « partenaires sociaux ». Des chiffres sont assénés en permanence comme justification des politiques sans que les Français aient les moyens de juger de leur pertinence. Il y a la violence de l’espace : les classes populaires et les classes moyennes inférieures sont reléguées à la périphérie des villes. On n’est plus dans une lutte des classes au grand jour comme avant ; on est passé à une guerre de classes avec des formes de violence multiformes, visibles et invisibles. Les salariéEs ordinaires sont présentés comme une charge pour leur employeur, des bénéficiaires d’avantages nuisibles pour la compétitivité. Les chômeurEs, eux, sont des parasites, des paresseux, des fraudeurs. L’immigré est érigé en bouc émissaire. Cela conduit à des formes de tétanisation des classes populaires, une perte de repère, voire une incapacité à penser le changement.
La bourgeoisie reste une classe mobilisée ?
Oui, nettement. Alors qu’il y a une forme de dislocation des classes populaires. Il faut noter à cet égard l’impact des politiques de la ville mises en place par les socialistes vers 1983-1984. Elle n’a pas rempli ses objectifs affirmés mais on a abouti à une forme de territorialisation de la classe ouvrière qui vit maintenant pour une large part dans des périphéries souvent désignées par des expressions dévalorisantes ou des sigles incompréhensibles réservés aux quartiers pauvres, alors que les quartiers bourgeois conservent des dénominations traditionnelles ou bien gagnent des désignations du type « triangle d’or ». Cela s’inscrit dans le mouvement qui vise, de la part de la bourgeoisie, à faire perdre à l’ennemi de classe son identité sociale. La trahison des valeurs de la gauche par le PS joue aussi son rôle dans le désarroi populaire.
On peut aussi penser que des formes de violence plus traditionnelles sont en réserve, comme quand Manuel Valls dénonçait par avance les ouvriers de Goodyear ? C’est certain. La classe ouvrière est un « ennemi de l’intérieur » et des formes de violence plus ouvertes peuvent être utilisées ou sont envisagées. Ce n’est pas pour rien que le gouvernement s’est opposé à la loi d’amnistie sociale. La police se dote d’équipements modernisés, de drones… Le gouvernement Villepin a ressuscité des textes datant de la guerre d’Algérie. Mais ils préfèrent utiliser la violence économique et idéologique, c’est efficace : unE salariéE qui a des échéances à payer pour ses crédits hésitera plus à faire grève. Certes, la violence traditionnelle reste en réserve.
Certaines analyses mettent l’accent sur les différences entre bourgeoisie financière et industrielle. Qu’en pensez-vous ?
En fait, ce que nous constatons surtout c’est que l’interpénétration entre finance et industrie augmente de jour en jour. Le monde industriel est financiarisé. Il y a le lien avec les actionnaires ou avec les banques. Certains groupes industriels possèdent des banques. Des PME peuvent être dépendantes du crédit bancaire. En dehors des entreprises solidaires, c’est à peu près le même univers.Il faut aussi noter le lien entre la finance, la haute administration, et le monde politique. Un exemple : la façon dont, en juillet dernier, la commission de contrôle de la Caisse des dépôts, présidée par le socialiste Henri Emmanuelli, a avalisé un décret (préparé dans les services de Pierre Moscovici) transférant 30 milliards d’euros de fonds des caisses d’épargne vers les banques.
Propos recueillis par Henri Wilno