Publié le Lundi 3 décembre 2018 à 07h47.

« Je finis par trouver obscène que l’image, au lieu de mettre à jour la souffrance et la violence du monde, l’esthétise et donc la dépolitise »

Dans le cadre du cycle « Mai 68 » de notre université d’été, nous avons demandé à Philippe Cyroulnik, critique d’art, militant de la LCR et toujours proche de notre courant, de nous éclairer sur l’apport de l’art à Mai 1968 et, au-delà, sur le rapport entre art et politique.

Dans notre discussion, il va beaucoup être question de l’art et des artistes. Commençons par quelques précisions peut-être : pour toi, quel est le champ du travail de l’artiste ?

Pour moi, un artiste travaille sur la forme et le sens. Il peut y avoir des travaux formalistes qui ont un effet de sens que je peux trouver tout à fait pertinent ; et des œuvres qui travaillent sur le sens, c’est-à-dire sur la mise en forme d’une pensée ou d’un message, sans avoir finalement de portée réelle. 

Je pense qu’un travail a plus de sens quand il interroge ou qu’il met en crise le sens, que quand il affirme. Il y a une force du négatif qui n’est pas comparable avec celle du positif, en particulier dans des situations conflictuelles historiquement. Cela dit, il est aussi possible de travailler la positivité sans disparaître sous les arcanes de la commande propagandiste – propagandiste au sens où on perd la distance critique possible. C’est une chose qui me semble très importante.

 

Avant d’aborder la question des artistes en Mai 68, y a-t-il des mises en garde que tu veux faire ?

En règle générale, il y a une grande prudence à avoir sur le lien entre la radicalité productrice d’une œuvre, et la conscience politique d’une personne qui produit cette œuvre. On ne peut pas faire de l’engagement politique de l’artiste une condition sine qua non de la pertinence d’une œuvre. Sinon, on ne peut pas comprendre qu’un fasciste ouvertement antisémite comme Ezra Pound ait pu être un grand poète. Maurice Nadeau a choisi de publier un militariste fou qui écrit sur la guerre. Certains de nos camarades pourraient faire un procès post-mortem à Nadeau, lui reprochant d’avoir publié un auteur de la Wermacht. Rappelons que Staline a censuré son tableau par Picasso, parce qu’il l’avait jugé trop noir.

Dans les années 1960, il y a eu une radicalisation à gauche majoritaire dans les courants littéraires et artistiques. Cela n’est plus le cas aujourd’hui. Mais parfois, des processus de radicalisation, de radicalité à l’œuvre peuvent devenir des paramètres formels qui peuvent être réappropriés par des générations qui n’ont pas articulé cette forme de radicalité avec un niveau de politisation. 

 

Que s’est-il passé dans l’art autour de Mai 68 ? L’art a-t-il joué un rôle sur le mouvement, et le mouvement sur l’art ?

Le monde artistique se mobilise avec les autres mais ne produit pas en tant que tel. La seule forme d’expression qui mobilise une pratique artistique durant le mouvement même, c’est l’atelier populaire des Beaux-Arts. Mais le fonctionnement de l’atelier des Beaux-Arts est surdéterminé par des  impératifs  liés aux mot d’ordre ou à une situation à dénoncer : il relève de l’agitprop. En plus, il a lieu dans le cadre d’un mouvement de grève et de lutte immédiat, et sur une période très courte – en gros du 6 mai à la fin juin. Cela donne des choses parfois intéressantes graphiquement mais qui sont fortement surdéterminées par une dimension didactique et pédagogique, et peu par un souci de transformation des formes. 

Contrairement à 1917, il n’y a pas d’émergence d’un État ouvrier qui permet aux artistes de penser leur production dans une toute autre temporalité, et de manière déconnectée de la question du marché. Pour toutes ces raisons, sur le plan de la production en tant que telle pendant 68, je considère que le seul « moment artistique », ce sont les affiches de 68.

 

Si l’on s’extrait de la période stricte de Mai 68, qu’en est-il des influences, à plus long terme, que le mouvement a pu avoir sur les artistes ?

Rappelons d’abord que Mai 68, dans le domaine culturel, s’inscrit dans un double processus qui est plus large que le mouvement même de 68. D’une part un processus de radicalisation des antagonismes et des conflits sociaux, de radicalisation politique du mouvement ouvrier, d’émergence de courants révolutionnaires relativement importants en France et à l’international ; et d’autre part un processus de radicalisation des formes artistiques, littéraires et musicales.

Pour ce qui est de la peinture, il faut citer des courants qui sans nécessairement entretenir une même relation à la question du politique, ont en commun une radicalisation de leur attitude face à la notion d’œuvre d’art, qui passe par un processus de déconstruction des formes artistiques et revendique une radicalité politique au sens large du terme, et qui est affirmée comme telle par les artistes. Ce sont des courants aux États-Unis, qui se sont inspirés des avant-gardes historiques abstraites (constructivisme ou suprématisme de dada) :

- les artistes conceptuels ou minimalistes ;

- les artistes néo-dadaïstes et une partie des artistes pop qui vont s’engager très tôt dans une interrogation à la fois sur la forme de la création et sur les représentations du monde. 

 

Et en France ?

Cette dynamique existe aussi en France avec deux courants : 

- un courant plutôt abstrait, qui revendique un travail de déconstruction de la production artistique et d’affirmation du fait qu’il y a une dimension matérialiste à la production artistique elle-même et que la réalité de l’art, ce sont ses constituants, et que donc être matérialiste en art, c’est revendiquer un travail de réflexion, de production/réflexion sur le mode de production de la peinture ;

- un autre courant va s’affirmer du côté de la représentation : une volonté d’inscrire le réel dans le champ de la production sur un mode critique. Cela comprend des pratiques assez proches du réalisme socialiste, d’autres qui seraient celle d’un travail de réflexion critique sur le réel, jusqu’à ce que j’appellerais la nouvelle figuration ou ce qu’on a appelé la figuration analytique, une sorte de mise en crise du système de représentation.

Un autre domaine dans lequel l’art va intervenir, mais très progressivement, et même de manière postérieure au mouvement de 68, surtout pour la France, c’est la question du corps et à travers la question du corps, celle du genre et du statut sexuel et du genre sexuel. Cela commencera d’abord par la question de l’identité sexuelle et ensuite par la question du genre, c’est-à-dire, « Qu’est-ce qu’il en est de la représentation des femmes dans le monde de l’art ? », du côté de l’art féministe, qui va recouper des réalités assez différentes. Carole Scheeman par exemple revendique le corps comme organe sexuel et désirant.

 

Quels artistes ou courants ont été particulièrement significatifs de ton point de vue ?

Notamment à l’initiative d’artistes femmes, il y a eu un travail de mise à nu de la représentation américaine du monde, à travers en particulier l’intégration de la question du Vietnam dans les productions artistiques. Cela se fait par deux types d’artistes : Carole Schneemann qui produit une vidéo où on voit des scènes de guerre qui viennent, comme des flashback, des fantômes cauchemardesques affleurer à l’image vidéo (fin des années 60) et Marta Rosler qui, elle, réutilise l’art du photomontage et du collage photographique dans la tradition dadaïste ou plutôt néo-dadaïste. Elle va reproduire des intérieurs américains dans lesquels surgissent des figures de combattants vietnamiens ou des scènes de bombardements ou de massacres au Vietnam. Dans ses œuvres, les conflits et la violence du réel font irruption dans le champ de la représentation standardisée de « l’American Way of Life » sur un mode qui est celui de l’effraction. 

En France, on retrouve cet usage du collage sous une forme picturale dans la série des Intérieurs américains du peintre Erro. Cela rompt avec le mode unique de la dénonciation type réalisme socialiste, qui fait soit l’allégorie des exploités soit la dénonciation des « exploiteurs »  sous un registre très académique. 

Dans certains secteurs, je pense en particulier aux pays sous domination stalinienne, qui dans les années 1960 connaissent de forts mouvements de contestation antibureaucratiques, le mode d’expression de la contestation s’exprime sur un mode plutôt individualiste, avec des artistes qui ont souvent choisi la performance permettant de faire des actions dans des espaces semi-clandestins ou semi-privés. Beaucoup d’artistes, notamment tchèques, ont beaucoup investi l’art corporel, une certaine forme d’art minimal, ou encore des actions sur le corps ou dans l’espace, parce que cela permettait de construire des formes de résistance à la normalisation néostalinienne. 

Il y a eu aussi des mouvements puissants en Amérique latine. Le Cordobazo par exemple, qui a lieu en pleine période de dictature en Argentine. Un groupe d’artistes de Cordoba, de Rosario, de Buenos Aires et Tucuman forment Tucuman arde (« Tucuman brûle »), développant une activité qui relève à la fois de l’art et de l’agitprop avec une inventivité assez incroyable. Ils réduisent la frontière entre tract et collage, performance et action militante. Cela eut un fort impact visuel et symbolique mais tout en demeurant dans le cadre politico-social des bureaucraties syndicales (péronistes) et peu en relation avec les mouvements de contestation de celles ci. Pourtant, cela ne délégitime pas leurs productions et actions car elles ne se réduisaient pas à la l’illustration d’une politique, travaillant plutôt à une politisation radicale de l’esthétique et à une transformation du lien entre art et politique. Et leur impact dépassait largement le cadre syndical avec lequel Tucuman Arde travailla. 

Il y a aussi eu des tentatives de récuser la prégnance du marché de l’art sur les conditions de production des œuvres et l’intégration de l’art dans la société marchande par la mise en place de structures parallèles ou alternatives (Gordon Matta-Clarck ouvrit dans les années 1960 un restaurant géré par les artistes).

 

Mais ces artistes dont tu as parlé, qui a accès à leur œuvre ? Est-ce que cette question de la réception se pose pour elles et eux ?

Est-ce que, parce que  les telenovelas touchent des milliards de personnes, c’est la seule forme dans laquelle on doit intervenir quand on veut « toucher le peuple » – disons plutôt les travailleurs « aliénés » – ? Je n’en suis pas convaincu.

 

Mais les artistes se positionnent-ils par rapport à l’isolement de leur art ? 

Hanns Eisler – compositeur communiste – en 1928, poussait en 1928 « un cri de détresse du musicien moderne qui ne se fait pas d’illusions quant à l’isolement terrible de son art, qui ne se satisfait pas de mettre au monde une œuvre après l’autre pour le seul plaisir de produire, qui veut créer une œuvre vivante, mais qui répugne à procurer à quelques gourmets des plaisirs de plus en plus raffinés. »1

C’est désespérant pour lui. Il y a une contradiction qui est quasiment insurmontable dans le cadre d’un ordre social divisé en classes. Mais parfois, cela déborde sa marginalité dans la lutte. Ainsi l’affiche célèbre d’El Lissitzki, le Triangle rouge enfonce le cercle blanc, vient d’un dessin suprématiste beaucoup moins connu du « grand public ». Pour son Guernica, Picasso ne modifie pas son langage pictural. Mais le contexte de sa production et de son exposition en font une œuvre symbole.

 

Justement, ces artistes se positionnent-ils par rapport à cette contradiction ?

En dehors de l’irruption de mouvements sociaux, peu souvent. Mais l’irruption de mouvements sociaux transforme le mode d’expression des gens. Cela ne rend pas forcément les œuvres lisibles, mais ça fait que des choses qui se sont passées dans les avant-gardes, ou dans les expériences artistiques contemporaines, passent dans le champ social et sont appropriées par les gens comme force d’expression.

 

Tu penses que le devenir politique d’une œuvre est postérieur à l’œuvre ?

Oui, sauf quand tu es dans l’immédiateté d’une forme. Mais pour que des pratiques artistiques puissent s’inscrire dans le domaine social, il faut qu’elles soient prises en charge par le mouvement social, et/ou par l’État en train d’émerger, comme c’est le cas pendant une révolution, mais sans les réduire à un art d’État. 

Ce qui me semble possible en revanche, c’est de donner des outils aux gens. Tous les arts supposent un savoir-faire, dont on ne peut pas faire l’économie. Quand les maos disent « À bas l’art bourgeois, à bas l’écriture bourgeoise, etc. », ce sont des conneries : pour produire quelque chose, il faut avoir en avoir le mode de production, quitte à une faire un usage critique ou à élargir le champ et son mode de production. Pour écrire de la musique, il faut lire des notes. Il y a une forme de musique qui part uniquement de l’écoute, mais ça n’est pas la forme unique. Ce que je trouve dangereux, c’est de dire que c’est la seule forme qui est possible parce qu’elle peut être appropriée par tout le monde.

 Mais les artistes ont-ils inclus cette problématique de la réception dans leur pratique ?

Certains oui ; mais je n’ai pas d’exemple de pratique d’artistes minimalistes ou conceptuels américains qui se mettent à utiliser leur forme artistique pour produire des activités militantes ou de façon très limitée. Martha Rosler, par exemple, est une grande référence avec Bringing the War Home, mais son œuvre n’a eu à l’époque qu’une visibilité sociale limitée. Aujourd’hui, des années après, on commence à la voir. Mais à l’époque ce sont des collectionneurs privés qui l’accueillent et, aujourd’hui encore, c’est dans des collections privées qui appartiennent à des intérêts dans des entreprises qui ont peut-être participé à la guerre au Vietnam… 

C’est comme les photographes qui photographient les sans-papiers, et dont on retrouve ensuite les photos chez des marchands de biens qui sont peut-être aussi des marchands de sommeil. La question que je me pose moi, ça n’est pas de savoir si on photographie ou pas des sans-papiers. C’est : que fait-on au moment de la vente ? Quand tu as été amené à travailler avec des gens, est-ce que quelque chose leur est restitué ? Je finis par trouver obscène que l’image, au lieu de mettre à jour la souffrance et la violence du monde, l’esthétise et donc la dépolitise. Peut être aussi devrait-on considérer que certaines doivent entrer prioritairement dans des collections publiques. Mais tout cela soulève des problèmes complexes que nous ne pouvons pas aborder de manière approfondie dans cet entretien…

Toi-même, dans ton travail, comment as-tu pu intégrer cette problématique ?

Je suis extrêmement réticent à « l’art politique ». Par contre, des arts qui interrogent la question politique, oui, ça m’intéresse beaucoup. J’ai organisé une exposition avec l’artiste Dominique Dehais qui s’intitulait « Zone de production, anatomie d’une automobile ». Il avait démonté une voiture de Peugeot, et invité des  travailleurs de chez Peugeot par l’intermédiaire de militants syndiqués de l’usine (CGT et Sud) à venir assister à ce démontage. Ils étaient libres de donner des conseils ou de participer au démontage. Il y avait à côté de l’espace de démontage un studio dans lequel on avait enregistré les réponses qu’ils faisaient à un certain nombre de questions, des questions-type auxquelles ils répondaient face caméra. L’œuvre était en cours, en procès. Il avait schématisé et « géométrisé » les chaînes de production en signalant les zones conflictuelles, les accidents de travail, etc. Mais, exception faite de quelques militants CGT ou de Sud, la barrière sociale était telle que peu de travailleurs de l’usine sont venus. 

L’artiste argentine Ana Gallardo avait fait un jour une exposition à Belfort (« Ceux de l’Alstom »), qui portait sur leur mémoire des luttes et du travail, avec la présentation d’objets qui étaient chers aux travailleurs : des dessins, des photos, une radio. Plusieurs lui avaient parlé d’une chanson (le Chiffon rouge) dont la charge affective accompagnait leurs souvenirs de luttes. Et la chanson est entrée dans l’exposition comme un un objet (sonore) de mémoire. J’ai trouvé cette exposition magnifique, mais à part les employés de la boîte, peu des autres entreprises de la région (même syndicalistes) sont venus. 

 

Un dernier mot autour de 68 ?

Pour moi, la plus belle œuvre de 68, c’est la Reprise. C’est un film apparement très « simple », qui consiste en un plan séquence sur cette ouvrière qui refuse de rentrer aux usines Wonder après la grève. Je pense que c’est l’image de 68 : c’est l’image d’un combat, d’une défaite et d’une résistance. Ce refus de la défaite, ce refus de baisser les bras, de lâcher la grève, tous les films du monde pourront en parler, mais personne ne résiste à ces dix minutes de film. C’est un chef-d’œuvre absolu et  bouleversant. Ça dispense d’une « belle histoire » sur la dictature du prolétariat, sur le taux d’exploitation ou sur les méchants patrons.

 

Philippe Cyroulnik

 

  • 1. Cité par Albrecht Betz, Hanns Eisler political musician, (1976) traduit par Bill Hopkins, 1982 (1976) Cambridge University Press, p. 83.