Éditions la Découverte, 240 pages, 20 euros.
Le dernier ouvrage de l’historien des idées François Cusset, publié à la Découverte, est des plus stimulants. Dans ce livre dense, l’auteur de French Theory et de la Décennie prend à revers une idée largement admise : celle d’un recul généralisé et graduel de la violence à l’échelle mondiale. « Voilà en tout cas deux évidences historiques à repenser, et à désoccidentaliser : l’idée que la violence dans son ensemble -aurait été endiguée avec succès -depuis l’époque des chevaliers ou celle de la première révolution industrielle ; et l’idée qu’après l’acmé des deux guerres mondiales on vivrait, bon an mal an, dans un monde moins dur. »
« Métamorphoses de la violence-monde »
Dans un premier temps, en dressant un tableau glaçant des phénomènes « modernes » de violences à l’échelle mondiale, l’auteur revient sur ce qu’il nomme « les métamorphoses de la violence-monde » : guerres, exodes, politiques sécuritaires, violences de genre et de sexe, écocide… Autant de phénomènes qui, loin d’être en recul, sont au contraire en plein développement, et qui n’ont rien d’accidentel mais font partie intégrante d’une « nouvelle brutalité systémique », également définie par les conséquences des politiques ultra-libérales : « La logique néo-libérale exerce en somme, à même le temps de chaque vie, une triple violence. Violence sur nous, par la contrainte des structures et l’arbitraire des pouvoirs. Violence entre nous, par la rivalité de principe entre les sujets économiques. Et violence en nous, par les ravages psychiques encore mal connus, et mal traités, de l’enfer invisible du travail ».
« Indifférence à la violence de masse »
S’il est impossible de résumer ici l’ensemble des développements de l’ouvrage, on pourra souligner la richesse des questions posées, et des idées défendues par François Cusset, de la réflexion sur l’apparent paradoxe résidant dans le couple « hypersensibilité aux violences interpersonnelles » et « indifférence à la violence de masse » aux interrogations sur l’hypothèse d’un caractère émancipateur de la contre--violence, en passant par une nouvelle approche du rôle de l’État dans le système capitaliste mondialisé : « Le monopole de la violence légitime, qu’elle soit la violence fructueuse ou celle qu’on juge irréductible, n’appartient plus à l’État, ou plus seulement, mais désormais au capital et à sa domination systémique. L’État, pendant plus de trois siècles, a policé les sociétés ; il n’est plus dorénavant que chargé de la police, c’est le marché qui s’occupe de policer et civiliser les peuples. Et de les déciviliser. »
Violence psychique
Particulièrement stimulante enfin est la réflexion sur le caractère de plus en plus diffus et admis de la violence du système, notamment en ce qui concerne les violences psychiques, qui font partie intégrante des logiques de domination managériales, à l’image de la « team Macron » et de son projet de « start-up nation ». Dans une interview à Libération en avril dernier, François Cusset expliquait ainsi : « La violence psychique a toujours été indissociable de la violence physique. Ce qui me semble nouveau c’est qu’elle est désormais une condition explicite, légale, managériale, prévue et théorisée, du fonctionnement d’ensemble du système. Là où la violence psychique relevait de l’exception, elle est aujourd’hui l’ordinaire. » Une violence psychique qui n’a bien évidemment pas remplacé la violence physique, mais qui fait partie de cette « logique nouvelle de la violence » (c’est le sous-titre de l’ouvrage) dont une compréhension approfondie est indispensable pour quiconque lutte pour l’émancipation. Une compréhension à laquelle l’ouvrage de François Cusset contribue largement.
Julien Salingue