Christophe Darmangeat, « Le profit déchiffré. Trois essais d’économie marxiste », éditions La Ville Brûle, 2016, 224 pages, 15 euros. Commander à la Librairie La Brèche.
Dans une période où, parce qu’elle permet à quelques-uns de s’enrichir, la finance est identifiée à une source de richesses, l’ouvrage de Christophe Darmangeat est particulièrement utile. Il faut lire ce livre qui déchiffre les processus et concepts de l’économie marchande capitaliste. L’exposé est toujours clair, pédagogique au sens noble du terme, cherchant à expliquer sans simplifier et à rendre compréhensible les processus économiques que bon nombre d’auteurs, sans le vouloir peut-être, obscurcissent.
La première partie présente les principales étapes de la pensée économique et lève l’énigme du profit. L’exposé sur la théorie économique classique, actuellement l’alpha et l’oméga de la pensée dominante et de l’action de nos gouvernants, est percutant et montre en quoi cette théorie n’est que pure idéologie. Les deux parties suivantes sont plus ardues, elles portent sur le travail productif et improductif et sur la rente.
Le travail dans la sphère de la circulation est-il productif ?
Classiquement, la production de valeur n’est que le résultat de l’action de la force de travail humaine et a comme source la différence entre la valeur de cette force et la valeur crée par celle-ci dans un temps d’activité donné. Sans une différence notable, aucun accroissement de valeur n’est possible en terme économique.
En économie capitaliste, il faut distinguer le moment de la production et le moment de la circulation ; seul le premier serait créateur de la plus-value réelle, donc productif.
« Plus profondément, considérer que le travail de circulation serait productif de plus-value remet en question les fondements mêmes de la théorie marxiste de la valeur. Celle-ci postule en effet que l’échange tend par nature, en économie marchande, à être un échange d’équivalents : or pour qu’une telle affirmation ait un sens, il faut que l’équivalence préexiste à l’échange. Par conséquent celui-ci pour chacun des échangistes, modifie la forme de la valeur, non sa grandeur. Admettre que ce changement de forme soit susceptible de créer une nouvelle valeur obligerait à reconstruire entièrement le raisonnement de K. Marx depuis la première pierre (…) Il n’existe aucune raison convaincante de rejeter la distinction opérée par K. Marx au sein du secteur capitaliste entre le travail de production et celui de circulation. Ainsi qu’il l’avait établi en cohérence avec le reste de la théorie, seul le premier est productif au sens strict. Le travail de circulation – insistons à nouveau pour dire que ce terme doit être entendu de manière étroite – est pour sa part bel et bien improductif de plus-value » (page 138).
Ce paragraphe affirmatif pose question. La sphère de la circulation comporte elle-même divers domaines, la circulation monétaire, la banque, d’une part, et la circulation physique des marchandises (le secteur du commerce), d’autre part. S’il est de bon sens de dire qu’un produit (une marchandise en termes capitalistes) ne change pas de valeur entre la sortie du lieu de production et le lieu où il est vendu/acheté, quid des bateaux, trains, camions, avions et des salariés qui conduisent ces appareils ? La valeur de ces matériels est-elle transmise aux marchandises transportées, les salariés aux ordres des capitalistes des sociétés de transport produisent-ils de la plus-value ?
Il y a deux réponses à la question. Selon la première, la valeur est transmise et le bien est finalement produit en fin de chaîne, lors de la vente et sa réalisation dans son équivalent monétaire. Car une marchandise qui reste sur son lieu de production primaire sans être vendue n’est tout simplement pas une marchandise au sens capitaliste. La seconde solution est de dire que les coûts de transport des marchandises sont à la charge soit du producteur, ponctionnant d’autant le profit de ce dernier ; soit de l’acheteur de ces marchandises, ce qui fait qu’au total il en achète deux sans le savoir, l’une matérielle, l’autre immatérielle, un service : le transport.
La question n’est pas pour autant résolue. En effet, quelle distinction établir entre le routier qui transporte une automobile de Poissy ou Flins vers les succursales où la vente est réalisée, et le cariste de ces mêmes usines qui déplace les pièces des différents lieux de production vers la chaîne de montage (à moins qu’il ne soit remplacé par une chaîne d’alimentation automatisée) ? Le premier ne produit pas de plus-value, le second si, comme tous les travailleurs qui participent à la construction du véhicule, de l’ingénieur au monteur en passant par les agents des méthodes, les acheteurs des différents produits nécessaires à la production, le personnel d’entretien.
Comme Darmangeat l’écrit un peu avant, « sur un autre plan, en revanche, l’économie capitaliste impose d’élargir le concept de travail productif (...), la production dans la mesure où elle repose sur une division poussée du travail, englobe dorénavant des travailleurs qui n’y sont pas impliqués de manière directe. Pour raisonner sur le travail productif (...) il suffit de dire pour le moment que, selon K. Marx, tout membre de ce travailleur collectif qui produit des marchandises doit être lui-même considéré comme productif, quand bien même il ne participe pas directement au travail de production (…) Il s’agit néanmoins d’une condition nécessaire, mais non suffisante (…) encore faut-il qu’ils produisent de surcroît cette substance particulière qu’est la plus-value » (page 114).
Un salarié participant à la circulation de la marchandise comme membre du travailleur collectif dans la production est productif. S’il le fait comme salarié d’une entreprise de transport, doit-on le considérer comme improductif ? Le capitaliste du secteur des transports qui achète des véhicules et qui embauche les salariés qui vont les mettre en œuvre reçoit, en contrepartie des services de transport qu’il réalise, de quoi amortir son capital constant et récupérer la valeur des salaires engagés, assortie d’un complément qui représente le taux moyen de profit du capital total engagé, en vertu de la loi de péréquation du taux de profit, sans quoi il n’y aurait pas d’entrepreneur de transport ; ce complément ne correspond pas à une plus-value produite par les salariés de cette entreprise, même si ceux-ci perçoivent moins que ce qu’ils rapportent.
Si l’on peut hésiter pour le transport physique de marchandises, ce n’est pas le cas pour la circulation de l’équivalent général des marchandises, l’argent. Les transactions financières peuvent se faire à la vitesse de la lumière des millions de fois, aucune valeur nouvelle n’est créée. Mais là comme ailleurs, il ne faut pas confondre le banquier et l’employé de banque !
Quel est l’enjeu du débat ?
Y aurait-il donc des travailleurs vraiment productifs, produisant de la plus-value, exploités et d’autres improductifs, les seconds en quelque sorte « parasites », comme la bourgeoisie, des premiers ? « Lorsqu’il aborde la question de leur position de classe, loin d’insister sur ce qui séparerait les deux catégories de salariés, K. Marx souligne au contraire ce qui les réunit. Occupant une position différente au sein du système de production capitaliste du point de vue de la création de valeur, travailleurs productifs et improductifs ont en commun d’être des facteurs directs de l’enrichissement de leur employeur, en percevant sous forme de salaire moins que ce qu’ils rapportent. Tous sont des exploités, possèdent le même ennemi et le même intérêt de classe » (page 143). Les productifs produisent la plus-value, les improductifs diminuent les frais de circulation des marchandises.
Mais l’enjeu fondamental se trouve ailleurs. Dans le cadre de la théorie de l’économie classique, actuellement dominante, il n’y a pas de distinction entre travail productif et travail improductif. Le possesseur de capitaux, qu’il emploie un domestique pour son service personnel ou celui de sa famille, ou bien un ouvrier travaillant dans son usine, ne fait pas de différence entre le salaire de l’un et de l’autre ; dans les deux cas, il achète « l’utilité de la force de travail » payée à son juste prix. Le domestique produit une valeur d’usage, un service directement consommé par le capitaliste, l’ouvrier produit des marchandises dont la valeur marchande est accrue du surtravail non payé. La distinction entre travail productif et travail improductif situe l’origine de l’augmentation de richesse du capitaliste dans le travail de « l’ouvrier », alors que dans la théorie classique il y a comme une génération spontanée de valeur, vertu de l’argent agissant comme capital contrairement à l’argent comme revenu. Cette distinction permet de ramener à sa juste place la théorie économique classique, celle d’une pure justification idéologique de la domination bourgeoise.
La distinction entre travail productif (de plus-value) et travail improductif est utile pour mettre à jour la création de richesse et invalider la théorie classique de la création de valeur immanente du capital. Elle enracine la lutte des classes dans l’économie réelle. Par contre, du point de vue de l’émancipation des travailleurs, elle est pratiquement sans importance. Il y aurait également à prendre en considération les travaux de Jean-Marie Harribey sur travail productif et services publics -- sans y inclure les sommets des administrations de l’Etat et les membres des organismes de maintien de l’ordre (police, armée, justice, prisons), tous directement au service de la reproduction capitaliste.
La rente
Le cadre conceptuel de la rente est particulier. En effet, selon la loi de péréquation du taux de profit, il faut distinguer la valeur et le prix de production. Ce dernier permet au capitaliste possesseur des capitaux d’acheter les intrants et de payer les salaires des travailleurs qui vont produire, pour un taux de profit (retour sur investissement) moyen, normal. Mais le secteur employant beaucoup de producteurs salariés ne reçoit pas la totalité de la valeur de la plus-value produite, et le secteur automatisé reçoit plus que la plus-value produite directement. Les capitalistes ne sont pas attachés à une activité particulière, ils recherchent la meilleure rentabilité possible.
La rente apparait dans des secteurs d’activité où un moyen de production est limité, n’est pas extensible, comme la terre ou les ressources minières. Là, les prix de production ne sont pas déterminés uniquement par un taux de profit moyen, mais par le coût de production marginal de la dernière unité du produit satisfaisant le marché, produite dans les conditions les plus défavorables en tenant compte que le capitaliste souhaite dans ces conditions obtenir au moins le taux de profit moyen. Il en résulte que les capitalistes produisant dans des conditions plus favorables (meilleures terres, mieux situées, meilleures mines, meilleurs puits de pétrole …) pourront obtenir des surprofits. Ils devront les partager avec les propriétaires du sol ou du sous-sol, à moins que le capitaliste et le propriétaire du sol ne soient confondus en une seule entité. Ces différences de « fertilité » expliquent la rente différentielle, le surprofit est théoriquement destiné au propriétaire de la ressource (terre, mine …), mais le propriétaire du plus « mauvais sol » veut aussi une rente, dite absolue. La rente est concomitante de la propriété privative.
L’ouvrage de Christophe Darmangeat constitue une excellente propédeutique pour la science économique. Appréhender la réalité le plus scientifiquement possible est en effet une condition pour changer les conditions sociales et économiques dans l’intérêt de la grande majorité.
Jean-Paul Petit