Du fait de son long passé historique, la CGT a fait l’objet de nombreux travaux et recherches, donnant lieu à la publication de multiples ouvrages. Mais, si l’on excepte le Hors série de l’Humanité (« 1895-2015. 120 ans de combats de la CGT »), ainsi que le dossier du précédent numéro de la revue l’Anticapitaliste, le drôle d’anniversaire (120 ans !) n’a pas donné lieu à une publication particulière.
Le livre de Leïla de Comarmond peut tout à fait jouer cette fonction. Publié en 2013, il ne prend pas en compte les derniers rebondissements des évolutions de la centrale (l’affaire le Paon, l’éviction du secrétaire général et l’élection de Philippe Martinez) mais permet néanmoins de se faire une idée assez précise de l’évolution de la CGT depuis deux décennies.
Cela tient en grande partie à la personnalité de l’auteure. En effet, de Comarmond n’est ni chercheuse ni universitaire, mais journaliste. Elle a d’abord exercé ses talents dans le magazine spécialisé Liaisons sociales, avant de s’occuper, dans les années 80, de la rubrique syndicale dans le journal Les Echos. Ce quotidien relève de la presse économique à destination des « décideurs économiques », cadres et patrons. Ce n’est donc pas un support a priori favorable au syndicalisme et, a fortiori, à la CGT. Néanmoins, l’auteure a su faire preuve d’une grande sympathie à l’égard de son thème d’écriture, fournissant une précieuse approche du sujet.
Retenons que son statut de journaliste se traduit, notamment, par une écriture très vivante et une manière très plaisante d’aborder son sujet. En effet, au fil des pages, le lecteur découvrira une analyse pénétrante, nourrie par de multiples portraits de militant-e-s, de dirigeant-e-s, sous des angles le plus souvent peu conventionnels ou méconnus, ainsi que des anecdotes cocasses ou des scènes inattendues. Bref, avec Les vingt ans qui ont changé la CGT, on est loin d’un pesant pensum universitaire dont la complexité en réserve la lecture au monde académique.
Si ce livre est donc à mettre entre toutes les mains, son propos n’en est pas moins sérieux et fort bien documenté. Le plaisir de lecture n’invalide pas la profondeur de l’analyse. En effet, comme le titre l’indique, de Comarmond ne se limite pas à rapporter anecdotes et faits saillants, elle inscrit ce matériau dans une thèse, celle de l’évolution de la CGT.
La fin de l’hégémonie stalinienne
Elle part du constat qu’après la chute du mur de Berlin, en 1989, la centrale s’est trouvée brutalement privée de la ressource que constituait l’existence d’un « modèle » alternatif, celui du socialisme réellement existant. L’existence du système soviétique avait comme conséquence, au niveau hexagonal, la prédominance du PCF sur le monde syndical, au moins sur la CGT. Cette hégémonie sur la plus ancienne centrale syndicale du pays est fort bien analysée par le livre de Michel Dreyfus (Histoire de la CGT, Complexe, 1999).
L’impulsion pour se démarquer de cette confusion entre le parti et le syndicat provient de Louis Viannet. D’un certain point de vue d’ailleurs, une partie importante du livre peut se lire comme un hommage rendu à « Loulou », comme l’appellent familièrement ses camarades. C’est sous son égide, en effet, que les premiers actes d’évolution de la CGT, les premières ruptures avec son passé en liaison avec le mouvement communiste, s’effectuent. Accessoirement, un second homme va jouer, dans les coulisses (impliquant d’ailleurs des banquets avec la haute fonction publique ou les représentants du patronat), un rôle important, d’autant qu’il restera dans les instances dirigeantes une fois Viannet parti, Jean-Christophe Le Duigou.
Ce changement allait se traduire au fil des ans sous de nombreux aspects, sur lesquels l’auteure fournit des informations souvent inédites : la distanciation avec l’univers communiste aboutit à une place moins décisive dans le recrutement de l’appareil, la figure du secrétaire général illustrant cette modification ; les rapports avec les autres organisations (de manière évolutive, selon les périodes) manifestent une attitude nettement moins hégémonique, aboutissant, entre autre, au développement des intersyndicales, notamment à l’occasion de grandes mobilisations sociales, comme sur les retraites.
Par ailleurs, après bien des déboires, la CGT finit par se faire intégrer dans le syndicalisme européen, malgré des difficultés d’intronisation par la CFDT. De même, la CGT commença à insister de manière plus importante sur la négociation, dans une relations d’admiration trouble pour les résultats de la CFDT.
Bernard Thibault, en prenant les rênes de la centrale, accentua encore ce réalignement syndical, au risque parfois de se brûler les ailes. En effet, en 2005, la position qu’il défendit au moment du vote du Traité constitutionnel européen, au nom de l’indépendance à l’égard des partis politiques, était minoritaire au sein du parlement de la CGT.
Gommer la radicalité au nom de l’indépendance
En fait, et c’est là sans doute la limite de l’approche journalistique, qui n’aborde pas cette question de manière décisive, voire le fait avec une certaine ambigüité, derrière l’aggiornamento de la centrale se cachait la recherche de nouveaux référents idéologiques et celle d’un rapport renouvelé au politique.
En effet, rompre avec le PCF est une chose, indispensable et nécessaire pour un développement du syndicalisme. Mais en même temps, la direction de la CGT exprimait une tendance marquée à un pragmatisme certain, tendant à gommer la radicalité de l’action syndicale au nom d’une indépendance nécessaire.
Symptomatique apparaît ainsi l’épilogue. En effet, le lecteur possède le bénéfice de savoir comment l’histoire s’est terminée, puisque cet épilogue porte sur les conditions de passation entre Bernard Thibault et celle (ou celui) qui était destiné à lui succéder. En une vingtaine de pages, de Comarmond dresse le portrait de dirigeants coupés de leur organisation, se lançant dans une guerre intestine contre certains des prétendants à la succession.
Le résultat est connu : c’est Thierry Lepaon, le candidat que personne ne souhaitait (il va sans dire que dans cette sombre affaire, les militant-e-s ont été totalement dépossédé-e-s). Le même Lepaon sera victime quelques mois plus tard d’un règlement de compte, pour une histoire dans plus pure illustration du fonctionnement bureaucratique, dont l’onde de choc continue de fragiliser la CGT.
Certes, cette fin n’était pas nécessairement inscrite lorsque Leïla de Comarmond concluait son livre en 2013. Il n’empêche, ces soubresauts soulignent à leur manière les pesanteurs qui continuent de fragiliser la CGT, à un moment où l’outil syndical est plus que jamais indispensable pour résister à la régression vers laquelle tend la gestion du gouvernement socialiste.
Georges Ubbiali