Publié le Mardi 7 février 2023 à 08h00.

« Marx en France » : autour de l’exposition au Musée de l’Histoire vivante de Montreuil

Entretien avec Éric Lafon, directeur du Musée de l’Histoire vivante de Montreuil et commissaire de l’exposition « Marx en France » qui sera présentée au public du 25 mars 2023 au 31 décembre 2023.

L’Anticapitaliste : Une première question pour entrer dans le vif du sujet : est-ce que tu peux prendre le temps de présenter le Musée de l’Histoire vivante et sa spécificité ?

Éric Lafon : Le Musée de l’Histoire vivante est implanté à Montreuil depuis son ouverture, en 1939. Il a été conçu d’abord par ses fondateurs (tous communistes) comme un musée des mouvements populaires. Depuis les années 2000, avec la direction de l’association du musée et son conseil d’administration, nous avons redéfini un petit peu son identité pour en faire un musée d’histoire ouvrière et sociale. C’est le seul en France. Quand on regarde à l’échelle européenne, il y a plein de musées d’histoire ouvrière, en Grande-Bretagne, en Scandinavie, en Europe centrale ou de l’Est, mais en France, il y en a qu’un.

L’histoire ouvrière et sociale, c’est une histoire vivante.

 

D’accord ! Alors, dans le cadre de vos deux grandes expositions annuelles, cette fois, vous avez choisi de parler de Karl Marx, notamment à l’occasion du 140e anniversaire de sa mort. Est-ce que tu peux nous présenter un peu rapidement cette exposition ? Quels en sont les contours ?

Le Musée de l’Histoire vivante, l’équipe scientifique, ou encore les gens qui travaillent sur l’histoire de l’œuvre de Marx ne sont pas des obsédés de la commémoration. Il y avait eu une exposition « Karl Marx et les luttes en France » en 1953 au Musée. Elle avait été assombrie, pour les staliniens, par le décès de Staline.

De nos jours, on a regardé dans le paysage éditorial, télévisuel, médiatique, radiophonique : on a remarqué un retour de Marx depuis une dizaine d’années… Il y a même un succès autour des ventes de livres à son sujet. Dans la presse, il y a eu des numéros spéciaux qui ont été sortis par Alteréco, par le Monde, qui se sont très bien vendus. Donc quand est arrivée l’année 2023, je n’étais pas parti pour faire le 140e anniversaire de la mort de Karl Marx. Mais face à ce retour, face à certains bouquins qui étaient sortis, il nous a semblé intéressant de revenir sur Marx. Comme Marx, son histoire et son influence, c’est gigantesque, on s’est centré sur le sujet de Marx en France, sa rencontre avec le mouvement ouvrier français et ses différentes tendances : c’est ce qui avait été complètement effacé lors de l’exposition de 1953. Toute la mouvance anarchiste, libertaire, socialiste, révolutionnaire…

En discutant avec Jean-Numa Ducange, qui a publié un Marx à la plage chez Dunod, et aussi avec d’autres historiennes et historiens, on a délimité le champ et les thématiques. On s’est dit qu’il fallait rappeler au public ce séjour de Marx dans les années 1843-1844. Il revient, il repart… On expliquera ça, ses allées et venues. Il est chassé de France, puis il est autorisé à revenir, puis de nouveau le gouvernement le pousse vers la sortie. Donc il navigue entre Paris, Bruxelles et, naturellement, Londres. On voulait d’abord ouvrir cette exposition sur un rappel de cette situation.

Puis très rapidement, Marx prend contact avec ce qui est le mouvement ouvrier et ses différentes tendances. J’ai découvert en travaillant sur l’exposition que le plus gros contingent d’immigrés à Paris, ce sont les Allemands. Et il ne s’agit pas que de journalistes ou d’exilés politiques, mais aussi de travailleuses et de travailleurs, des femmes et des hommes qui vivent dans des quartiers parisiens, beaucoup dans le Xe arrondissement, mais aussi en banlieue parisienne, et qui travaillent dans les ateliers, dans les fabriques et dans les usines de la région parisienne.

Naturellement, il est confronté à la grande figure de l’époque, un Français, qui va donner ses heures de gloire et ses lettres de noblesse à l’anarchisme : c’est Proudhon. Mais il y a aussi Mikhaïl Bakounine. Lui, c’est un Russe, mais il vit en France, il est en exil, et il est lui aussi en contact avec le tissu militant socialiste, libertaire et anarchiste de Paris, mais aussi de Lyon et de Marseille.

On poursuit l’exposition sur le sujet des usages de Karl Marx, après sa mort, par les différents courants du mouvement ouvrier français. D’abord, les socialistes, avec les différentes familles socialistes qui vont se réunir en 1905, puis les communistes (tendance bolcheviks) à partir de 1920, et staliniens après la contre-révolution des années 1927-1928 jusqu’au début des années 1980. Comment le PCF l’utilise, en parle, le représente… Bien évidemment, nous parlerons aussi de l’opposition de gauche, qui va devenir l’opposition trotskiste, et des trois grandes familles qui la composent : la Ligue communiste et la Ligue communiste révolutionnaire, Lutte ouvrière et le courant lambertiste.

Puis, on finit l’exposition par une salle où on va mélanger à la fois bustes, sculptures et peintures. Il y aura un grand tableau qui représente Marx ; un autre Marx, Engels et ses filles, et deux autres tableaux de Frédéric Longuet, qui sont des portraits de Marx et d’Engels.

Enfin, on va présenter aussi quelques réalisations artistiques et graphiques de Marx très contemporaines. Il y aura Marx par un dessinateur d’aujourd’hui, qui s’appelle Dugudus, et aussi par une jeune artiste qui va faire une sculpture en fil de fer de Karl Marx ; enfin, l’ancien directeur du Théâtre de Montreuil a fait un montage graphique à partir de photos… Donc on mélangera à la fois l’oeuvre d’auteurEs, d’artistes confirméEs, et puis d’autres créations d’artistes amateurEs. Par exemple, une jeune femme qui a accepté de présenter une de ses œuvres, qui avait déjà été exposée l’an dernier au musée : il s’agit d’un Marx Uberisé… Il est en costard, en tenue de conducteur VTC avec un sac de livraison genre Deliveroo. Quand elle évoque cette œuvre, elle met en évidence le lien avec la question de la valeur marchande, de la marchandisation, etc.

Voilà comment va se développer cette exposition, qui sera accompagnée d’un livre auquel vont participer de jeunes historiennes et historiens, de jeunes chercheuses et chercheurs. Ils sont sept en tout, pour composer ce livre qui va accompagner l’exposition.

 

Marx a fait des séjours en France entre 1843 et 1849 dans un contexte politique intense, entre la fin de la Monarchie de Juillet et le début de la Seconde République. Quelle importance ces séjours ont-ils eue dans le développement de sa pensée ?

Marx est un théoricien, un philosophe et un militant socialiste poussé à l’exil par son propre pays. C’est dans ce contexte-là qu’il faut toujours approcher le personnage. C’est que tous les militantEs socialistes, hommes et femmes, russes, françaiSEs, allemandEs, polonaiSEs, sont touTEs logéEs à la même enseigne. Iels doivent partir en exil dans différents pays. Et les plaques tournantes de l’accueil de cet exil alternent entre Bruxelles, Paris et Londres. Il y a Genève et Zurich, aussi, qui vont être des places fortes d’accueil des militantEs.

Donc Marx arrive en France parce qu’il est chassé de son pays, qui n’est pas l’Allemagne. Du temps de Marx, c’était un ensemble de Duchés et de Royaumes. Et il en est chassé parce qu’il a commencé à propager des idées révolutionnaires qui ne sont pas du tout au goût des régimes régentant cette partie de l’Europe qui va devenir l’Allemagne. Il s’installe à Paris dans ces années-là, 1843-1844. La première chose qu’il fait, c’est de prendre contact avec les autres exilés allemands. Puis il va publier Les Annales franco-allemandes, en allemand. Il va les faire imprimer par un gros imprimeur bien bourgeois à Paris, qui pense qu’il y a là un marché juteux : il ne regarde pas le contenu, il vend un produit, comme on dirait aujourd’hui.

Marx est en contact avec des groupements ouvriers, des clubs ouvriers allemands, mais seulement. C’est un homme du XIXe siècle, alors, dans son imaginaire, il arrive dans le pays de la Révolution, la grande Révolution française. Donc il va prendre contact avec les différentes sensibilités du mouvement ouvrier français. Il n’y a alors pas de partis politiques ou d’organisations telles que nous les connaissons aujourd’hui. À cette époque, il y a un mouvement socialiste, qui va évoluer vers ce qu’on appelle la pensée libertaire ou l’anarchisme. Comme Marx fait de la politique en France, il est à nouveau invité à quitter le territoire. Après la Révolution de février 1848, il est de nouveau autorisé à revenir en France. Il se retrouve dans une France en pleine ébullition. Par ailleurs, c’est aussi une période où les sentiments nationaux en Allemagne et en Pologne, par exemple, vont se développer.

Mais après les Journées de juin 1848, une insurrection ouvrière, il est de nouveau dirigé vers la porte de sortie. Ces journées sont le premier affrontement du prolétariat contre la bourgeoisie, comme on l’a touTEs appris les unEs et les autres dans les écoles de formation marxiste.

À l’issue de cette insurrection, il y a une défaite du mouvement ouvrier, et c’est la bourgeoisie qui prend le dessus. Des élections ont lieu en 1849 : la chambre élue est composée majoritairement de réactionnaires et de conservateurs. Marx est alors chassé. Par la suite, il reviendra faire quelques séjours, à Argenteuil où sa fille Jenny vit avec Charles Longuet, alors qu’il vit à Londres. Marx séjournera aussi en Algérie pendant deux ou trois mois pour des raisons de santé, pour soigner sa tuberculose, au début des années 1880. En effet, sa maladie s’aggrave au cours des années 1870, et plus encore début 1880. Pleurésie, bronchite, puis tuberculose.

 

On a souvent entendu la formule disant que Marx a forgé sa pensée, en un mot est devenu marxiste, pendant ses séjours en France. Est-ce que c’est ce qu’on comprend en allant voir l’exposition ?

Non, on sera beaucoup plus dans la nuance. Il serait bien évidemment absurde de nier l’apport que son séjour en France va avoir dans la construction de sa pensée. Pour que les thèses et la pratique socialistes se développent, il y n’y a rien de mieux qu’un régime de démocratie et de république libérale. Il le dira et il l’écrira lui-même. Trotsky, Lénine, dont les pays d’origine sont dirigés par des régimes autoritaires, sont obligés de partir en exil. Sinon, c’est le goulag en Sibérie qui les attend. En France, à cette époque, ce n’est pas cela. Proudhon et des militants du mouvement ouvrier font des séjours en prison, mais ce n’est pas la déportation. Dans ce milieu français bouillonnant, dans lequel il y a des étrangers, des Allemands, des Belges, des Russes, il y a un melting-pot intellectuel, un brainstorming intellectuel, mais ce n’est qu’une étape dans la formation de la pensée de Marx. Elle va se poursuivre en Belgique et à Londres, bien sûr.

 

Dans cette exposition, vous donnez une grande importance à ce qui est considéré comme l’œuvre majeure de Marx : le Capital. Pourtant, c’est celle qui est la moins lue, y compris dans les milieux militants, notamment parce que c’est un livre assez difficile d’accès. Vous avez installé une salle entière qui sera dédiée justement aux diverses éditions qui ont été publiées en France. Dès l’origine, il y a des critiques qui concernent justement la qualité des traductions : il y a un enjeu, y compris politique, qui va se jouer autour de la question des traductions, celle des éditions de la SFIO, celle de Moscou et celle de Pékin. Pourtant, c’est par ces éditions que la plupart des militants de ma génération auront accès au Capital. Peux-tu nous en dire plus ?

La salle est plus exactement consacrée au Capital, à sa rédaction, à la forme que Marx a pensée au début et qu’il a donnée à cette œuvre monumentale.

Donc il était évident pour nous de dédier une salle à cette œuvre. Ce qui nous a aussi engagé à proposer cet espace consacré au Capital, c’est qu’on est en partenariat avec un universitaire, Marcelo Musto, de York University à Toronto (Canada). Il mène un projet à l’échelle mondiale de toutes les traductions du Capital à travers le monde. Il y aura courant 2023 des événements comme des expositions partout dans le monde autour des traductions, notamment en Indonésie et en Inde, où le Capital a été beaucoup traduit, au-delà de la France, de la Russie, naturellement, de la Chine, de l’Angleterre et de l’Allemagne.

Quand Marx, de son vivant, prend langue avec différents traducteurs, il cherche à avoir une bonne traduction française. Mais, au retour des premières épreuves, il n’est pas content, et il le dit dans sa correspondance. Il n’est pas du tout content de la traduction. Il va donc y avoir une traduction qui va se mettre en place, mais qui va être critiquée par Marx.

Il faut attendre 1924, avec la traduction de Jacques Molitor aux éditions Alfred Coste, pour trouver une publicité annonçant que l’œuvre de Karl Marx est publiée. Entre 1924 et 1937, les volumes du Capital vont être publiés. Dans les années 20, d’après les archives que l’on a, les communistes du PC veulent avoir leur propre édition des œuvres. Ils vont, eux, reprendre la traduction d’un certain Joseph Roy, que Marx a rencontré et qu’il a considéré comme étant un bon traducteur.

La sortie de cette traduction a capoté, mais je n’arrive pas à voir, dans les différentes études et bouquins que j’ai lus, le pourquoi de cet échec. Mais je pense qu’ils n’ont personne de compétent sous la main pour faire le travail. Donc ils vont passer par les Soviétiques qui leur livrent, à partir 1937-1938, une oeuvre complète de Marx, dont le Capital. Ainsi, ils partent d’une traduction russe vers le français. Il y a un cheminement un peu tortueux de cette traduction. Dans le livre qu’on va éditer pour accompagner l’exposition, il y a plusieurs auteurs qui abordent cette question de la traduction et de l’édition du Capital.

 

Dans l’exposition, il y aura aussi une salle dédiée aux représentations de Marx par la gauche marxiste française au travers des peintures, des affiches et même d’objets. Qu’est-ce qu’il en ressort ?

Pour Marx, comme pour Lénine ou pour Che Guevara, il y a un portrait qui va s’imposer par rapport à d’autres images. La grande différence, c’est qu’il y a un corpus d’images gigantesques pour Lénine, beaucoup moins pour Che Guevara, et très limité pour Marx. Par exemple, on n’a aucune image de Marx à Paris : Marx dans des cafés, Marx en réunion… Il n’y a rien.

Les deux sources d’illustrations qu’on possède sont soit soviétique, soit est-allemande. Les Allemands de l’Est ont sorti un recueil de gravures imaginant des scènes où on voit Marx à la rencontre des ouvriers allemands à Paris, ou encore la rencontre entre Marx et Engels. Et en 1972, les Soviétiques font paraître l’album d’un illustrateur Choukov qui représente Marx à Paris, à Bruxelles, à Londres… C’est drôle, parce que pour bien situer Marx dans le Paris de la deuxième moitié du XIXe siècle, il est représenté sur un quai de Seine avec la cathédrale Notre-Dame en arrière-plan. C’est à cette époque le symbole de Paris, car la tour Eiffel n’est pas encore construite (1889).

Mais tout ça représente très peu d’images. On présentera aussi des gravures du jeune Marx, ainsi que des photographies plus tardives, comme celle qui date des années 1860, au moment de la fondation l’AIT (Association internationale des Travailleurs), la première Internationale socialiste. Ou ces photos où on le voit posant en famille. Et puis, on aura la dernière photographie prise de Marx, en Algérie. Dans une lettre, il dit qu’il est allé chez un barbier se refaire la barbe et les cheveux. D’ailleurs, Laura et Eleanor, ses filles, lui font des remarques sur sa tenue vestimentaire et sur son « look ». Elles tiennent à ce que leur papa soit présentable, et qu’il conserve cette grosse barbe qu’on connaît toutes et tous.

 

Alors, tu l’évoquais, Marx a eu plusieurs filles. Dans l’exposition, vous revenez sur l’implication et le rôle de ses filles aux côtés de leur père dans la politique et dans l’élaboration de sa pensée. Est-ce que tu peux nous en dire plus ?

J’y tenais beaucoup. On va rééclairer des travaux qui ont été faits par deux historiennes, Michelle Perrot et Olga Meyer, pour les Éditions sociales. Car elles sont, certes, les filles de Karl Marx et, pour deux d’entre elles, les épouses de Charles Longuet et de Paul Lafargue, mais elles sont surtout des femmes qui ont eu une grande activité politique, un engagement et une réflexion politiques intenses.

Laura est traductrice, mais elle est aussi militante socialiste, membre de l’Internationale ; elle entretient une correspondance politique avec Friedrich Engels, et pas uniquement dans le but de gérer l’héritage et les textes de son père après sa mort.

Laura Marx est mariée avec Paul Lafargue, mais c’est un couple qui est, comme on dirait aujourd’hui, un couple libre. Elle ne fait pas la vaisselle, elle ne fait pas à manger, elle voyage, elle rencontre des cercles socialistes et des militants…

Et puis il y a Eleanor, qui est une écrivaine, une militante socialiste dont on a dit trop souvent, dans des ouvrages de vulgarisation, qu’elle avait été mariée à un militant socialiste qui s’appelait Edward Aveling. En fait, iels ne se sont jamais mariéEs. Iels vivaient en couple, mais en union libre. Elle était écrivaine, militante socialiste : c’est elle qui initie Edward Aveling au socialisme, et pas l’inverse. Donc tous ces éléments, on va les rappeler.

Marx est un homme du XIXe siècle et sa relation avec les femmes ne fait pas de lui un féministe radical ; mais de ce point de vue-là, il est aussi assez loin de la norme et de l’attitude des hommes son époque. Dans son ouvrage La Sainte-Famille, le premier chapitre est consacré à Flora Tristan (1803-1844) qui est une ouvrière. C’est une personnalité politique importante dans la formation de l’esprit socialiste et de l’engagement socialiste. Il la critique, mais elle compte dans l’histoire du mouvement ouvrier. On connaît aussi un échange épistolaire entre Louise Michel et lui au moment de l’amnistie des communards en 1880.

 

Pourquoi faire cette exposition aujourd’hui ? Quelle est l’actualité de la pensée marxiste, de l’héritage de Marx ?

En tant qu’ancien militant politique, il y a une chose qui m’agace, c’est la marchandisation et la monétisation d’un personnage comme Marx.

On peut être un petit bourgeois parisien et ça peut être « fun » de mettre un t-shirt Karl Marx. Les organisations politiques n’ont pas non plus échappé à une sorte de vulgate. Mais à partir des années soixante, au sein même du PC, on a des philosophes qui commencent à décanter « Marx » de sa gangue stalinienne.

À la Ligue communiste révolutionnaire, on avait Daniel Bensaïd qui a sorti dans les années 90 des bouquins comme Marx l’intempestif et qui, lors de ses conférences, étonnait beaucoup de camarades parce qu’il parlait d’un Marx libertaire. Effectivement, il y a un Marx de la dictature du prolétariat et il y a un Marx qui décrit des étapes de passage de l’État bourgeois à la société collectiviste communiste.

Et c’est ça qui est intéressant avec les philosophes qui ont interprété, pour la gauche, la pensée de Marx, comme Althusser, Balibar, Labica, Jacques Texier, Bensaïd, Lucien Sève… Ils ont permis de revenir sur des points bien précis pour expliquer les choses.

Il y a un Marx qui est aujourd’hui dans un champ académique universitaire. Mais que reste-t-il de Marx dans le champ politique ? Dans le champ académique, par exemple, il ne faut jamais oublier que des hommes de la droite libérale, comme Raymond Aron, ont lu les œuvres de Marx. Il a décrypté, analysé, décortiqué le Capital pendant 20 ans. Il a fait toute une série de conférences à l’université devant les étudiants en plein gaullisme. Et, quand on écoute les archives de l’INA, pour Raymond Aron, Marx est un monument de la pensée. Mais il n’en fait pas le dieu vivant de la pensée, justement, parce qu’il le critique. Il rappelle que, dès le début, il y a une critique de Karl Marx au sein même du mouvement socialiste.

Il était très important de sortir Marx du produit publicitaire pour lui redonner le contenu, la force et en même temps pour montrer les écrits, la pensée de celles et ceux qui ont contesté certaines approches de Karl Marx sur certaines questions. Et pas uniquement la question de l’État, qui est la question qui fait toujours débat entre les libertaires et les marxistes. Mais c’est ça qui est intéressant, c’est de montrer qu’il y a autant de marxistes que, peut-être, de socialistes.

Il y a un usage de Marx en fonction des périodes et des pays. Par exemple, on présentera une composition graphique produite par la social-démocratie autrichienne en 1891. Ces sociaux-démocrates pensent que l’idée de rupture violente avec le capitalisme est caduque, et qu’il faut passer par une « rupture démocratique ». Sur cette image, on voit Karl Marx, qui a le Capital sous le bras, sur un bateau avec le prolétariat. Ils se dirigent vers « une terre promise » représentée par une île ensoleillée. Sur le bateau, il n’y a pas écrit « révolution », ni « dictature du prolétariat »… Mais « réforme des huit heures », « suffrage universel », « presse ouvrière »… On est clairement ici dans une construction.

La social-démocratie autrichienne prend le masque qui l’intéresse : le Marx qui a défendu le suffrage universel, la réforme des huit heures, mais pas celui de la révolution et de la dictature du prolétariat.

 

C’était important pour nous de t’inviter et d’inviter tout le monde à aller voir cette exposition, dès qu’elle sera ouverte le 25 mars 2023 et jusqu’à la fin de l’année. Il y a aussi le livre qui va accompagner l’exposition et qui sera en vente sur place, au Musée de l’histoire vivante de Montreuil.

Au NPA, comme pour beaucoup de militantEs communistes révolutionnaires en France et partout dans le monde, il y a une actualité de la pensée de Marx, qui doit être vivante. Elle se fait aussi à l’épreuve de l’histoire, de la lutte des classes, des batailles, et il y en a quelques-unes à venir, comme sur la question des retraites. Donc merci beaucoup, Éric, pour cet entretien !

 

Propos recueillis par Fred Speelmann