Publié le Dimanche 16 décembre 2012 à 12h54.

Marx, prénom : Karl de Pierre Dardot et Christian Laval

Par Yann Cézard

Voici un livre ardu mais très riche, qui tente de saisir la puissance, 
la complexité mais aussi les contradictions de la pensée de Marx. Les enjeux des problèmes qu’il pose sont pour les anticapitalistes très actuels, si ce n’est cruciaux.

Pierre Dardot est philosophe, Christian Laval est sociologue. En 
2009 ils publiaient La Nouvelle raison du monde, essai sur la société néolibérale1. Ils y montraient la prétention du néolibéralisme à produire bien plus qu’une idéologie mensongère masquant une réalité économique différente, mais « une nouvelle raison du monde », en faisant de la concurrence la norme universelle des conduites humaines, dans toutes les sphères de notre existence, en tentant de nous transformer en auto-entrepreneurs de nous-mêmes, en faisant de la démocratie un marché, en « introduisant des formes inédites d’assujettissement ».

Voici maintenant Marx, prénom : Karl. Un pavé philosophique, pointu et bien sûr parfois ardu, mais après tout, comme le disait Marx de son propre Capital : il faut bien suivre des sentiers escarpés avant d’atteindre des vallées verdoyantes ! Ici, la récompense, c’est que ce livre politique ne cherche pas à produire un énième commentaire académique de l’œuvre de Marx, mais tente de saisir à nouveau la puissance de cette pensée, et en même temps ses lignes de faille. C’est que Marx n’était pas un dogmatique. Il cherchait à mieux saisir la marche du monde, notamment ses contradictions, pour comprendre comment l’émancipation des hommes est possible. Comme tout vrai héros de la pensée, il ne craignait pas de voir son « système » contaminé par les contradictions du réel. 

Or justement le travail de Dardot et Laval se concentre sur la divergence (et non l’harmonieuse synthèse) entre deux aspects majeurs de la pensée de Marx : d’un côté il analyse le capitalisme comme une société qui possède une terrible cohérence, qui soumet tous les aspects de l’existence humaine aux lois de développement du capital, à tel point que l’on peut se demander… comment s’en sortir. De l’autre il se met à l’école des luttes de classes réelles. Cette « logique stratégique de l’affrontement » transforme les conditions de la lutte, produit même ses acteurs (la classe ouvrière, comme une classe à part, qui combat – ou pas – pour une autre société, mais laquelle ?) Or ces deux lignes convergent-elles vraiment, dans l’histoire effective, comme le pensait Marx ?

Le Manifeste du Parti communiste de 1847 insiste sur le fait que « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », et les espoirs de Marx de voir naître une société nouvelle se portent sur la capacité des opprimés à s’émanciper, à détruire le capitalisme pour instaurer, consciemment, le communisme.

Mais puisqu’il se refuse à penser l’histoire de façon naïve, comme un combat de belles utopies contre les horreurs de la société existante, il ajoute à cette confiance dans le prolétariat une forme nouvelle d’optimisme historique : le capitalisme en proie à ses propres contradictions accouchera d’une autre société, le contraire de lui-même, et en plus « il produit lui-même ses propres fossoyeurs », le prolétariat. Ce que répétera Marx à la fin du livre 1 du Capital : « La production capitaliste engendre à son tour, avec l’inéluctabilité d’un processus naturel, sa propre négation. C’est la négation de la négation. Le monopole du capital devient une entrave au mode de production qui a mûri en même temps que lui et sous sa domination. La centralisation des moyens de production et la socialisation du travail atteignent un point où elles deviennent incompatibles avec leur enveloppe capitaliste. On la fait sauter. L’heure de la propriété privée capitaliste a sonné. On exproprie les expropriateurs. » 

Mais qui sera ce « on » ? Comment peut-il se constituer ? Comment concilier cet optimisme révolutionnaire de Marx avec sa description de la puissance idéologique (d’aliénation) des sociétés établies ? Comment les travailleurs peuvent-ils consciemment faire la révolution sociale si, comme le dit le Manifeste : « les idées dominantes sont toujours les idées de la classe dominante » ?

Ce n’est pas un problème d’universitaires. Mais celui de tous ceux et celles qui veulent changer le monde. C’était celui de Marx. On voit donc que le livre de Dardot et Laval est sans doute un bon livre sur Marx, à un signe qui ne trompe pas : il donne envie de lire ou relire le Manifeste du parti communiste pour se reposer ces questions.

1. http://www.association-r… ou http://asmsfqi.org/