Des bulles toujours plus vastes, un espace manga de plus de 2 500 mètres carrés, des expositions au succès public impressionnant et un Fauve d’or (le Goncourt de la BD) décerné au pur chef d’œuvre d’Emil Ferris, « Moi, ce que j’aime c’est les monstres »1.
Après avoir, fin décembre, guillotiné symboliquement le roi Macron lors d’une manifestation déclarée qui valut aux trois organisateurs Gilets jaunes et aux trois journalistes présents de la Charente libre d’être poursuivis en justice, investir le festival était tentant. Le collectif local des Gilets jaunes avait décidé d’une participation festive au festival et délocalisé la manifestation régionale de l’acte xi à Cognac, où le millier de manifestants a été abondamment gazé. À Angoulême, un stand rue Hergé a pu recevoir le soutien de dessinateurs, tandis que les Gilets jaunes dédicaçaient eux-mêmes des gilets devant des festivaliers, notamment japonais, ravis.
Si le grand prix décerné à Rumiko Takahashi reflète bien la progression d’un genre longtemps réservé aux plus jeunes, le travail de fond des organisateurs se manifestait lui par la spectaculaire Manga City qui occupait tout un terrain de football à proximité du musée de la BD, et par la merveilleuse exposition de Taiyo Matsumoto. L’année prochaine, Angoulême accueillera la première exposition au monde du mangaka Yoshiharu Tsuge, qui a profondément influencé le genre tout en restant peu connu en France.
Fauve d’or : « Moi, ce que j’aime, c’est les monstres »
Une file d’attente de plus de quatre heures faisait dire, le samedi, à un journaliste régional : « Angoulême, c’est monstrueux cette année… » Il ne croyait pas si bien dire car, le soir même, c’est l’auteure étatsunienne Emil Ferris qui recevait le Fauve d’or pour son indicible album Moi, ce que j’aime c’est les monstres. Fruit de six ans de travail acharné après une très grave maladie, l’opus de plus de 800 pages raconte la vie d’une petite fille dans le Chicago des années soixante. Karen Reyes, dix ans, adore les fantômes, les vampires et autres morts-vivants. Elle s’imagine même être un loup-garou : plus facile, ici, d’être un monstre que d’être une femme. Le jour de la Saint-Valentin, sa voisine, la belle Anka Silverberg, se suicide d’une balle en plein cœur. Mais Karen n’y croit pas et décide d’élucider ce mystère. Elle va vite découvrir qu’entre le passé d’Anka dans l’Allemagne nazie, son propre quartier prêt à s’embraser et les secrets tapis dans l’ombre de son quotidien, les monstres, bons ou mauvais, sont des êtres comme les autres, ambigus, torturés et fascinants. Emil Ferris écrit et dessine en effet pour les minorités, pour la liberté d’être ce que l’on est.
Les histoires s’emboîtent dans une mise en page dynamique. Le graphisme tout en hachures a été entièrement réalisé au stylo bille et regorge de détails qui forcent l’œil à s’arrêter sur chaque planche. Les pupilles des personnages brûlent d’intensité tandis que la réinterprétation des tableaux exposés au musée de Chicago ou de couvertures de magazines fantastiques sidèrent. Pour paraphraser Emil Ferris à la remise des Fauves : « Ouvrez votre imagination car tout ceci existe en dehors de nous ! » Impressionnant.
La part belle aux indépendants
Le palmarès officiel du festival est disponible sur le site BDangoulême.com. Nous ne citerons ici, outre le Fauve d’or, que le Fauve Polar parce que c’est le premier tome d’une série qui risque de nous tenir en haleine un certain temps : Villevermine de Julien Lambert chez Sarbacane. Tous les prix récompensent de petites maisons d’édition indépendantes. Un bon petit coup de pouce au moment où la BD supporte presque à elle seule la croissance de la lecture et des ventes en librairie. Nous terminerons par le palmarès non officiel avec le Prix du courage artistique décerné à l’auteur Jamnyqueso pour Cauchemar d’Obi2 qui dénonce et caricature ouvertement l’actuel président-dictateur de la Guinée équatoriale. L’ouvrage lui a valu la prison. Il vient d’être libéré, grâce notamment à la campagne internationale menée par Cartooning for peace et relayée à Angoulême.
Sylvain Chardon