Nous publions des extraits d’un entretien avec Andreas Malm, militant écosocialiste et auteur de plusieurs ouvrages dont « Comment saboter un pipe-line » et « la Chauve-souris et le capital ». Cet entretien a été réalisé par nos camarades de la Gauche anticapitaliste belge et est disponible en version intégrale sur gaucheanticapitaliste.org.
En tant que militantEs de la gauche politique dans le mouvement pour le climat, on se sent parfois bloqués par ce qui peut être vu comme un manque de perspectives stratégiques dans le mouvement. Comment radicaliser le mouvement pour le climat, et pourquoi le mouvement a-t-il besoin de débats stratégiques selon toi ?
Les efforts visant à radicaliser le mouvement pour le climat et à le faire croître peuvent prendre des formes différentes selon les circonstances.
Une façon de faire est d’essayer d’organiser ces actions de masse du type Ende Gelände1, et je pense que c’est sans doute la chose la plus utile que nous puissions faire. Mais bien sûr, il y a aussi parfois des occasions de travailler au sein de mouvements comme les grèves pour le climat (Fridays for Future) ou Extinction Rebellion, et d’essayer de les radicaliser, ainsi que de les aider à éviter de faire des erreurs tactiques et d’avoir un discours apolitique. Dans certains endroits, je pense que cette stratégie peut être couronnée de succès. Bien sûr, on peut aussi envisager de former de nouveaux groupes militants qui pourraient être initialement assez petits, mais plus radicaux en termes de tactique et d’analyse, et qui pourraient en quelque sorte entraîner les autres, ou avoir un effet d’« aile radicale ». Cela dépend vraiment de l’état du mouvement à l’endroit où l’on vit et, évidemment, le mouvement a des hauts et des bas (avec beaucoup de bas récemment depuis le début de la pandémie, mais on espère qu’il reprendra de plus belle).
Enfin, il est évidemment extrêmement important d’avoir nos propres organisations politiques, qui agissent en quelque sorte comme des véhicules assurant la continuité et permettant d’accumuler des expériences, de les partager et d’échanger des idées. Nos propres organisations peuvent également servir de plateformes pour prendre des initiatives au sein de mouvements ou de concert avec des mouvements.
Tu as beaucoup développé l’idée de bloquer les infrastructures et les entreprises fossiles les plus destructrices ; comment conçois-tu ceci en lien avec les travailleurEs — non seulement dans ces secteurs mais aussi plus largement — et le mouvement ouvrier tel que tu le connais ?
Le mouvement qui a émergé en 2019 a été largement défini non pas sur des questions de classe, de racialisation ou de genre, mais plutôt sur la question de l’âge. Il s’agissait principalement d’un phénomène touchant la jeunesse — avec les grèves scolaires pour le climat en particulier — et il y a une logique à cela, car la crise climatique a un aspect temporel très distinct : ce sont les jeunes qui devront y faire face pour le reste de leur vie, tandis que les personnes âgées ont peut-être bénéficié de l’économie fossile et n’en verront pas autant les dégâts. Je pense qu’il faut théoriser et, dans une certaine mesure, accepter et comprendre que la question de l’âge sera significative dans les mobilisations à venir contre le changement climatique. Je pense que Matt Huber2 et d’autres qui défendent des idées similaires aux siennes ont raison dans la mesure où le mouvement climatique a besoin d’une alliance avec la classe ouvrière et avec des segments du mouvement ouvrier organisé pour rassembler une force suffisante pour renverser la situation. Le mouvement climatique doit s’assurer que ses orientations politiques sont compatibles avec les intérêts de la classe ouvrière et peuvent converger avec ces intérêts. Mais c’est autre chose que de mettre tous ses œufs dans le panier d’un tournant industriel ou d’une prolétarisation du mouvement pour le climat, ce qui, à mon avis, serait une impasse stratégique.
Mais nous ne devons absolument pas renoncer à l’idée que le type de transition que nous souhaitons doit garantir que les travailleurs des secteurs qui doivent être complètement démantelés obtiennent des emplois équivalents ou meilleurs, de préférence là où ils et elles vivent afin qu’ils et elles n’aient pas à déménager. Cela devrait être un élément clé de la transition. Mais à terme, on ne peut pas attendre des travailleurs de l’industrie des combustibles fossiles qu’ils et elles prennent l’initiative de fermer cette branche — une approche marxiste de base nous enseigne que leur intérêt de classe immédiat est bien sûr de conserver leur emploi. L’initiative de fermer ce secteur doit donc venir de l’extérieur et le blocage en est une manifestation : nous venons de l’extérieur et nous voulons fermer ce secteur parce que c’est nécessaire. Mais on ne veut pas faire de ces travailleurs nos ennemis et on ne veut pas les considérer comme tels — on a intérêt à leur dire que, malheureusement, ils et elles sont employés dans un secteur qui doit être fermé, mais que nous exigeons que la transition garantisse qu’ils et elles obtiennent des emplois équivalents ou meilleurs là où ils et elles vivent.
Il existe un récit fréquemment mis en avant par les entreprises et les gouvernements selon lequel il relève essentiellement de la responsabilité des individus de résoudre le désastre écologique, mais il y a aussi parfois une pression dans les cercles militants pour vivre et agir différemment, et peut-être même parfois pour prétendument résoudre cette question par des petits changements à l’échelle de l’individu ou de la communauté. Quelle est ton impression à ce sujet ?
C’est une question qui revient sans cesse et avec laquelle nous nous débattons tout le temps. De manière générale, je pense qu’il est important de souligner que les changements de mode de vie individuels ne seront jamais la solution et que ce que l’on peut faire en tant qu’individu a un effet extrêmement limité. Croire que moi, en tant que consommateur, je peux changer les choses en faisant des achats différents, c’est capituler devant un discours bourgeois sur la société qui est fondamentalement erroné. Tout d’abord, en tant que consommateur, on a un pouvoir de changement extrêmement limité. Et le fait que l’on agisse en tant que consommateur est fondamentalement inégalitaire dans le sens où c’est le consommateur le plus riche qui a le plus d’influence : on ne va pas baser notre orientation politique sur notre propre richesse. Un consommateur de la classe ouvrière peut ne pas être en capacité — ou ne pas avoir le temps — d’acheter l’alternative plus chère et la plus écologiquement durable. Bill McKibben3 a été invité dans mon université un jour et on lui a demandé « Quelle est la chose la plus importante que je puisse faire en tant qu’individu ? », ce à quoi il a répondu « Arrêtez d’être un individu, rejoignez les autres et faites des choses ensemble, c’est la seule façon de changer les choses », et c’est vrai.
D’un autre côté, ce serait commettre l’erreur inverse que de penser que ce que l’on fait en tant qu’individu n’a aucune importance. Ce n’est pas ici une question d’impact mais de crédibilité : si nous prônons un communisme de guerre écologique ou une transformation totale de la société, il serait hypocrite de ma part ou de celle de quiconque plaidant dans ce sens de ne faire aucun changement dans son propre style de vie et de se permettre de prendre l’avion à la moindre occasion ou de manger de la viande sans compter, par exemple. Dire que ce que je fais en tant qu’individu n’a pas d’importance et que je peux faire ce que je veux, mais que dans le même temps je suis pour un changement total de société n’est pas une façon de se rendre crédible. Il faut mettre en pratique au moins un tout petit peu ce que l’on prêche.
- 1. Collectif écologiste allemand fondé par des personnes provenant de mouvements anti-nucléaires et contre l’exploitation du charbon, qui prône « la désobéissance civile comme puissant signal pour une réelle action afin de faire passer le climat avant le profit ».
- 2. Géographe étatsunien, auteur entre autres de Climate Change as Class War : Building Socialism on a Warming Planet.
- 3. Journaliste et militant écologiste étatsunien.