Entretien. Économiste, Michel Husson est membre de la Commission pour la vérité sur la dette grecque. Il a répondu à nos questions.
Peux-tu nous préciser quels sont les participants à la commission qui va auditer la dette grecque, et quelles seront ses modalités de fonctionnement ?
La commission mise en place par la présidente du Parlement grec, Zoé Konstantopoulou, s’appelle dorénavant Commission pour la vérité sur la dette grecque. Comme son titre l’indique, elle a pour objectif de faire toute la lumière sur la genèse de la dette grecque et ses implications sur l’économie et la société, afin de déterminer quelle partie de cette dette peut être considérée comme illégitime, illégale, odieuse ou non soutenable. La commission pourra émettre des recommandations et fournir des arguments en faveur d’une annulation de la dette.
Plus concrètement, la commission va examiner les raisons de la croissance de la dette avant la crise, les éventuelles violations légales et les conditions de mises en place des mémorandums de 2019 et 2012, ainsi que l’impact de la dette sur les droits sociaux et humains.
La commission est composée d’experts grecs et étrangers (Belgique, Espagne, France, Royaume-Uni, Brésil, Équateur, Zambie, Chypre). On y trouve des économistes, des juristes, des fonctionnaires spécialisés, qui travailleront de manière bénévole. Éric Toussaint, le président du CADTM (Comité pour l’annulation de la dette du Tiers Monde) assure la coordination scientifique. Il existe déjà beaucoup de matériel disponible, mais le temps presse, évidemment. Après une deuxième réunion début mai, l’objectif est de fournir un pré-rapport au mois de juin.
Bénéficierez-vous de l’aide des ministères et des administrations pour déterminer les facteurs qui ont conduit à l’explosion de la dette et dont certains renvoient à des sujets épineux en Grèce (dépenses militaires, sorties illicites de capitaux, choix fiscaux) ?
C’est tout l’intérêt de cette commission : ce ne sont pas les ministres qui en font partie mais des universitaires, des économistes et des juristes engagés, et surtout des fonctionnaires qui ont subi depuis plusieurs années les missions des « Men in black » de la Troïka. Il y a par exemple Zoé Georganta, une ex-fonctionnaire de l’institut de statistiques (el.stat) licenciée en 2011 par l’ancien ministre des Finances, pour avoir dénoncé les trucages du budget 2009 destinés à justifier l’appel aux institutions de la Troïka. Une bonne partie du travail des membres non grecs de la commission va en fait consister à susciter les contributions et chercher les informations plus ou moins dissimulées. Une sorte de travail de « lanceurs d’alerte », sous l’égide du Parlement, où il n’y aura pas de questions tabous. Du côté grec, il y a aussi des représentants de mouvements, comme le comité pour l’annulation de la dette ou Attac, qui pourront aussi contribuer à la popularisation de la démarche.
Le 4 avril lors de la mise en place de la Commission d’audit, il a été dit que ce travail s’étalerait sur plusieurs mois. Comment ce calendrier peut-il s’articuler avec le fait qu’aujourd’hui, le gouvernement grec est soumis aux pressions incessantes de l’Union européenne et du FMI, pressions qui visent non seulement à le faire renoncer aux engagements de la campagne électorale de Syriza mais en fait à souscrire à une nouvelle forme de mémorandum ?
Tout le monde dans la commission est conscient de ce fait, et c’est pourquoi la première échéance, le mois de juin, est très rapprochée. C’est à ce moment en effet que se posera clairement la question d’un troisième mémorandum que tu évoques. Il faut bien comprendre la portée et les limites de cette commission. Elle est de toute évidence en porte-à-faux par rapport à la ligne du gouvernement qui ne pose jamais la question d’un défaut, même partiel, de la dette. À la séance inaugurale de la commission, le président de la République et toute une série de ministres sont venus annoncer, de manière plus ou moins affirmée (ou diplomatique), leur soutien à la démarche. Tsipras et Varoufakis ont clairement botté en touche : le premier n’a pas pris la parole, et le second a fait une sorte de cours magistral très général sur la dette.
Ce que la commission peut faire dans ce contexte, c’est fournir des arguments solides et incontestables en faveur d’un moratoire ou d’une annulation. Je crois pouvoir traduire l’état d’esprit général des membres de la commission en disant que notre contribution sera à la fois modeste (c’est le gouvernement qui décide) et importante si elle permet de peser dans le bon sens. Mais, au fond, il s’agit plutôt d’aider les partisans d’un moratoire à peser sur le gouvernement, plutôt que de peser sur le gouvernement.
Le rapport apportera sans doute des informations précieuses mais quelles peuvent être ses conséquences ? Ceci alors que le ministre des Finances Varoufakis a plusieurs fois déclaré que la Grèce paierait sa dette et, d’ailleurs, le fait effectivement...
Cela fait évidemment partie des limites de l’exercice et cela pose aussi la question de savoir comment on interprète la position du gouvernement. On peut considérer que ce dernier a déjà capitulé, à partir du moment où il n’a pas pris d’emblée la mesure de rupture qui s’imposait (et à laquelle, soit dit en passant, j’étais personnellement favorable), à savoir : « nous ne pouvons pas payer la dette, donc nous arrêtons de la payer ». Et il y a beaucoup d’arguments qui vont dans ce sens, notamment le report de mesures d’urgence.
En même temps, on voit bien ce qu’il y aurait de suicidaire à maintenir cette posture jusqu’à la signature de ce qui serait de fait un troisième mémorandum. Mais il y a une autre lecture possible, illustrée notamment par le journaliste de la Tribune, Romaric Godin (dont on peut trouver les articles sur le très précieux site Anti-K animé par des camarades du NPA). L’idée est en résumé la suivante : Tsipras et Varoufakis ont choisi de ne pas assumer une rupture immédiate, peut-être par crainte des mesures de rétorsion que la Grèce aurait eu à subir. Dans leur isolement à peu près total en Europe, ils cherchent à gagner du temps, tout en faisant la démonstration de leur bonne volonté. En révélant la brutalité des institutions et notamment de la Commission (et de l’Eurogroupe), ils construisent une légitimité en faveur d’un nouveau plan moins coercitif et plus facile à assumer. Une austérité « modérée » succéderait alors à l’austérité brutale.
Mais ce scénario suppose qu’un compromis soit possible avec des institutions arc-boutées sur leurs dogmes. Si cette condition était impossible à satisfaire, alors une brèche s’ouvrirait en faveur de la rupture. Il serait donc dangereux de considérer que tout est déjà plié. En tout cas, le projet n’est pas, à mon sens, d’influencer Tsipras et Varoufakis, mais de donner des billes à ceux (la gauche de Syriza et les mouvements sociaux) qui peuvent peser sur la ligne du gouvernement et rendre inacceptable politiquement un troisième mémorandum, même « soft ».
Le fait qu’aucune mesure de contrôle du système bancaire et des mouvements de capitaux n’aient été prise à ce jour laisse perplexe. Comment l’interpréter ?
Il y a effectivement de quoi être perplexe, puisque la fuite des capitaux s’est immédiatement enclenchée, ce qui ne pouvait qu’aggraver la situation. C’est l’un des points faibles de la tactique consistant à temporiser, parce qu’elle impliquait de ne prendre aucune mesure contre « la finance », aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur. On peut aussi émettre l’hypothèse selon laquelle le gouvernement n’avait pas immédiatement les moyens d’actionner les leviers et/ou qu’il redoutait d’enclencher une situation plus ou moins chaotique. Mais il ne faut pas tourner autour du pot : toute cessation de paiement de la dette aurait des répercussions en chaîne qui nécessiteraient un contrôle des capitaux et le contrôle, voire la socialisation, du système bancaire.
Propos recueillis par Henri Wilno