Quoi de commun entre Couchsurfing, BlaBlaCar, LeBonCoin, et des mastodontes de la « nouvelle économie numérique » comme Uber et Airbnb ? Quoi de commun d’ailleurs entre Airbnb, où je peux louer un appart moyennant une commission, et Uber, de plus en plus dénoncé comme un grand prédateur capitaliste, exploiteur et fraudeur à la fois ?
«L’économie collaborative » ! Car c’est sous ce commun drapeau que s’avancent toutes ces plateformes en ligne (à l’inverse des autres entreprises commerciales en ligne, comme Google ou Amazon). Ces « acteurs » de l’économie numérique offrent en effet leurs plateformes internet pour faciliter la mise en relation entre des particuliers, « de pair à pair » comme on dit dans le jargon du milieu.
Dans la forêt internet, on entend du coup de drôles de discours. Des associations militantes y rêvent de partage, d’écologie, voire de sortie du capitalisme (et du productivisme-consumérisme), quand d’autres promettent une nouvelle révolution libérale, où chacun devient entrepreneur (de soi) et négocie toute chose de gré à gré, sa tondeuse à cheveux et à gazon, son appartement, son véhicule, ses compétences professionnelles. Un capitalisme décomplexé, plus souple, plus agile, plus performant, et surtout plus profitable, qui en plus promet et la croissance comme jamais et, en prime, la révolution écologique. Caricature de ces vendeurs de rêves : la famille Kosciusko-Morizet (le frère Nicolas, fondateur millionnaire de PriceMinister.com, et la sœur Nathalie, dont ce nouveau libéralisme constitue l’essentiel du programme aux primaires de la droite).
Pourtant, que de différences dans cette nébuleuse de l’économie « collaborative » sur internet, non seulement dans le volume des activités et le nombre des clients/abonnés/échangeurs/partageurs et autres collaborateurs, mais dans le fonctionnement, le « modèle économique » (le « business model ») : gratuité ou non de l’accès, monétisation ou pas de l’échange, bénévolat ou professionnalisation des participants, financement par commission ou par publicité...
Alors, Uber versus la recyclerie-internet et l’Amap en ligne ? Comme le résume un article d’un dossier d’Alternatives Economiques1 : « Il y aurait donc, dans l’économie collaborative, les gentils et les méchants : les acteurs vertueux, qui respectent les valeurs fondatrices du secteur, comme la préoccupation environnementale, la création de lien social et l’horizontalité ; et les truands, qui dévoient la philosophie première du mouvement en pratiquant l’optimisation fiscale et le dumping social, tout en surfant sur la vague du "collaboratif". » L’auteur ajoute évidemment : « Pas si simple » et parle de « zones grises ».
Sur une carte du « collaboratif internet » (Mediapart en a d’ailleurs créé une, amusante, sur son site), on distinguerait plus facilement les gentils progressistes (qui échangent gratuitement des dons) et les entreprises les plus ouvertement capitalistes, qui prennent leur commission (Airbnb) ou, pire encore, développent de nouvelles formes de travail surexploité sans porter le moindre « risque économique » elles-mêmes, en esquivant impôts et cotisations sociales (Uber). Mais si on veut vraiment y voir plus clair, il ne suffit pas de faire la carte des idéalistes et des prédateurs... Il faut regarder comment l’histoire (pourtant courte ici !) anime la carte : comment l’ensemble évolue, et qui, et quoi, prend le dessus et ramasse la mise.
Or toutes les trajectoires ne se ressemblent pas.
Plus facile de partager les idées que les choses ?
Ainsi Wikipédia. L’encyclopédie gratuite en ligne a été créée en 2001, sur le principe du « wiki » inventé par Ward Cunningham en 1995 : un document de travail ou brouillon, auquel tout utilisateur peut contribuer, éditant à sa guise et suivant l’historique des modifications. L’initiative, portée au départ par une petite tribu de sympathiques visionnaires de la démocratisation du savoir, a rapidement fait boule de neige une fois qu’elle eut atteint la taille critique (un nombre minimal de collaborateurs et de productions est nécessaire pour rendre le site intéressant et attirer à lui de nouveaux collaborateurs, voire contraindre des « experts » – ou des parties concernées – à s’en mêler !)
Wikipédia a aujourd’hui cinq millions d’articles dans sa version anglaise et est devenue un incontournable (certes contestable, comme tout point de départ) de bien des recherches, chez le commun des mortels de 7 à 77 ans. Il y a aujourd’hui deux millions de « wikipédiens » (les contributeurs bénévoles). Il fallut cependant, pour rendre possible cette croissance exponentielle, régler le fameux problème du « modèle économique » et de la propriété du site. Au début, le fondateur voulait un modèle assez classique d’encyclopédie, avec des articles créés et validés par des experts, la gratuité et le libre accès sur le net étant garantis par des revenus publicitaires. Cette première version, « Nupédia » ne marcha pas et fut remplacée dès 2003 par Wikipédia, dont les contenus sont construits de façon « coopérative » (spontanéité pondérée par un système de labellisation) et libres de droit. Le site est financé non par la pub mais par des dons, d’ailleurs favorisés par la reconnaissance de la Fondation Wikimédia comme « association caritative » par le fisc américain.
Bien différente est l’histoire de CouchSurfing, créée en 2003 pour permettre aux voyageurs impécunieux mais aventureux de se faire héberger par l’habitant « sur un bout de canapé », à charge de revanche pour d’autres utilisateurs du site. CouchSurfing se vante d’avoir aujourd’hui dix millions de « membres ». Comme Wikipédia, la plateforme domine son créneau. Mais ses créateurs ont utilisé autrement leur hégémonie, leur prime de « premier arrivé ». Les premiers contributeurs, avides de voyage, animés par le goût de l’autre et non la soif de l’or, pensaient que CouchSurfing ne vivrait que de dons et de bénévolat...
Horreur : en 2011, l’association à but non lucratif fut liquidée et ses « actifs » (site, nom, données personnelles...) transférés à une nouvelle entreprise privée, domiciliée dans l’Etat du Delaware, paradis fiscal au sein même des Etats-Unis. Aujourd’hui CouchSurfing, aux comptes assez opaques, continue de courir après sa rentabilité, teste la publicité, et a introduit une différenciation freemium/premium de son offre et des options, indispensables pour avoir le premier le meilleur plan... Triste (et en l’occurrence minable) triomphe du règne de la marchandise !
A croire que l’économie collaborative et numérique, dès qu’elle concerne davantage des biens et des services que des idées et des connaissances (non brevetées), dès lors aussi que ses plateformes atteignent une taille critique, aurait une fâcheuse tendance à se rallier au grand capital et à vivre la vie de CouchSurfing plutôt que celle de Wikipédia.
De la coop au big business
Par quel mécanisme ? La taille critique joue un rôle essentiel. Les plateformes numériques ont permis de massifier et de fluidifier l’échange. On peut désormais confier son appartement ou sa voiture (symétriquement réserver et cracher au bassinet) à des inconnus, les sites pouvant apporter (vendre) un certain nombre de garanties (assurances, profilage et évaluation des offreurs et des demandeurs). La plateforme devient intéressante quand elle dépasse un certain seuil (nombre d’abonnés ou d’échangeurs). Dès lors, les gens qui « échangent » ne se connaissent pas et sont moins animés par l’idéalisme que par l’esprit de débrouillardise, chercheurs de bons plans pour consommer malin ou se faire des revenus de complément, petits (voire gros) propriétaires désireux d’optimiser leurs « actifs » (de la perceuse de choc à l’appartement par exemple).
Cette dynamique aboutit tout naturellement à des situations de monopole. Il est absurde d’aller chercher les offres ailleurs que sur la plateforme hégémonique. C’est ce qu’on appelle « l’effet réseau » : « the winner takes all » (le vainqueur ramasse toute la mise) dans ce type d’activité, structurellement vouée à devenir monopolistique. Et comme, pour s’imposer comme LA plateforme de location d’appartements ou de covoiturage, il faut des capitaux, de la technologie et de la main-d’œuvre, la boucle est bouclée. Le capitalisme prend forcément la main.
Enfin, qui dit monopole dit, assez naturellement, rente (et prédation, parasitisme, manipulation des prix, abus de pouvoir, etc.). On est plus proche du big business que de l’esprit de coopérative et de partage non lucratif de certaines associations militantes. Plus encore : dans ce big business, on est même loin de l’univers libéral officiel, de la soi-disant concurrence libre et non faussée, de la porte ouverte à toutes les innovations, à tous les challengers, à tous les outsiders ingénieux (désolé de parler anglais, c’est la City qui l’exige).
A ce compte, trois autres histoires méritent d’être contées, celles de BlaBlaCar, Airbnb et Uber.
De covoiturage.fr à BlaBlaCar
Avec le covoiturage, un particulier propose à d’autres particuliers de partager sa voiture et les frais afférents pour aller de A vers B. Peut-être le développement récent de cette pratique (ainsi que de « l’auto-partage », location de véhicules en ligne, comme par exemple l’Auto Lib’ du très progressiste Vincent Bolloré) est-il une bonne nouvelle écologique (voire sociale), si elle aide à limiter le nombre de voitures et de déplacements. Comment ne pas s’indigner de ce scandale des millions de véhicules qui transportent chaque jour un seul passager et quatre sièges vides ?
C’est ce que des économistes appellent dans leur jargon « l’économie de fonctionnalité », où l’on vend des kilomètres d’usage des pneus plutôt que des pneus, où l’on mutualise les biens d’équipement en substituant l’usage à la possession. Encore que les études précises manquent à ce propos. Quels effets rebonds ? Quels effets pervers ? Je peux utiliser l’argent économisé par le covoiturage pour m’acheter une nouvelle voiture, covoiturer pour ne pas prendre le train qui est trop cher (un Paris-Rennes en covoiturage coûtera entre 20 et 25 euros, contre 60 à 80 euros en moyenne pour un billet Sncf, en attendant la concurrence de l’autocar, proposé à 15 euros). D’autant plus que les municipalités et l’Etat se croient dispensés de développer les transports en commun puisqu’on se débrouille... Ce qui renvoie aussi à la question de la possibilité (de l’efficacité écologique) d’un « capitalisme vert ». On nous excusera de ne pas en traiter ici.
La start-up française BlaBlaCar revendique aujourd’hui 20 millions de membres (on est dans l’économie collaborative, on ne parle pas de « clients »). Présente dans 19 pays, elle est le leader mondial du covoiturage longue distance. Or son ancêtre était covoiturage.fr., un site gratuit, « sans modèle économique », c’est-à-dire sans idées encore précises sur la façon dont il gagnerait de l’argent. Un certain Fred Mazella le rachète en 2006. Mais les affaires continuent de péricliter jusqu’au tournant de 2008. C’est alors que « l’équipe de covoiturage.fr comprend que le frein principal au fait de partager une voiture reste la peur de voyager avec des inconnus. Plusieurs fonctionnalités sont alors lancées. Les covoitureurs sont invités à se décrire, à poster leur photo et à préciser leur préférences : fumeur ou pas, peu bavard («Bla»), assez bavard («Blabla»), voire très bavard («Blablabla»). Autre nouveauté : les usagers peuvent laisser des avis sur leurs compagnons de route d’un jour. »2
On introduit les évaluations, les « profils », clef de voûte comme on sait de nombreuses plateformes internet, à commencer par toutes les locations de biens et services. Laure Wagner, première salariée de covoiturage.fr et porte-parole de BlaBlaCar (BBC), met les points sur les i, au cas où vous auriez encore en vous un brin de romantisme : « Les gens ne cherchent pas l’âme sœur quand ils font un trajet. Ils veulent un service bon marché, simple à utiliser et qui leur inspire confiance. » Au passage, on peut discriminer le covoyageur (pas beau, pas jeune, pas blanc...). Pour la fiabilité, il fallut aussi (en 2011) centraliser sur la plateforme les paiements qui, jusque-là, se faisaient de la main à la main dans le véhicule. Cela permit de faire chuter le taux d’annulation (car si un passager annule son voyage, il n’est pas remboursé complètement) et d’asseoir la base du profit de l’entreprise : une commission de 12 % sur chaque réservation.
On avait enfin le « modèle économique ». On pouvait plonger dans « les eaux glacées du calcul égoïste »…3
Alors, certes, BlaBlaCar n’est pas Uber, ces « barbares du net », dont nous laissons l’article suivant décrire les mécanismes et les forfaits. Du point de vue de la loi française, d’ailleurs, BBC met en relation des conducteurs et des passagers qui partagent les frais d’un trajet. Ce covoiturage est légal, ce n’est pas la demande d’un passager qui conduit le conducteur à inventer et faire ce trajet, et il n’y a pas rémunération mais « défraiement » des conducteurs, plafonné selon un calcul indiqué sur le site. BBC ne crée donc pas des vocations de taxis occasionnels (comme UberPop), exploités par la plateforme et esquivant les cotisations sociales. Ce qui ne l’empêche pas d’être une entreprise capitaliste (on serait tenté de dire « honnête » !), qui prend sa commission et doit rapporter des profits. On est plus près du big business que de « l’économie de partage » pure et immaculée.
Or quel peut être l’avenir économique de BBC ? Là encore, sa capacité à faire du profit dépend fondamentalement de sa capacité à maintenir une position dominante, un statut de quasi monopole, pour bénéficier de l’effet-réseau.
C’est pourquoi, très tôt, avant même d’être rentable et d’avoir son « modèle économique », BBC s’est lancée « à l’international » (comme on dit à HEC). Dès 2009, l’entreprise plante son drapeau en Espagne, puis rachète des plateformes équivalentes ailleurs, y compris la numéro un allemande, Carpooling, aussi grosse que BBC, avec dix millions de membres revendiqués. Pour cela, le PDG a levé des fonds (auprès de « business angels », autrement dit des groupes financiers de « capital-risque »), par exemple 177 millions d’euros en septembre 2015. BBC est désormais une « licorne », une start-up non cotée en bourse et évaluée à plus d’un milliard de dollars. Est-elle vraiment si rentable ? On verra, mais elle ne pouvait que se brancher sur la « grande finance », la « banque d’affaires » (celle dont Macron faisait métier avant de devenir ministre) pour exister et durer.
Airbnb, le nouveau capitalisme « californien »
Première plateforme « collaborative » du monde, elle a été créée en 2009 seulement ! L’entreprise (basée à San Francisco) de location de logements (de mise en relation d’offreurs/demandeurs de locations) revendique 40 millions d’utilisateurs dans le monde, 1,5 million d’annonces de logements dans 34 000 villes et 190 pays. En Ile-de-France, elle propose 40 000 logements (contre 144... en 2009).
On est aux antipodes de Couchsurfing (pourtant firme capitaliste elle aussi), proposant aux particuliers d’héberger gratuitement des inconnus, ou encore de GuestToGuest (échange non monétisé de logements), ou de Nightswapping (qui permet aux hôtes de gagner une « nuit » à chaque fois qu’ils hébergent des invités, nuit utilisable ensuite sur le réseau). Pour devenir fiables et viables, celles-ci ont introduit l’évaluation des logis et des demandeurs, des coefficients pour mesurer la qualité des logis et des nuitées, mais sans monétiser les échanges, l’idée étant par exemple de créer une « monnaie » propre, non convertible, utilisable dans le seul circuit du réseau. Airbnb a introduit la transaction monétaire, en rupture avec ces expériences plus anciennes, et pour se financer elle prélève une double commission sur les hôtes et les invités.
Du coup s’est constitué non une nouvelle façon de consommer ou de voyager (elle a plutôt permis à grande échelle aux touristes de substituer l’appartement à l’hôtel), mais une nouvelle façon d’optimiser ses biens (son appartement). Elle a émergé comme un nouveau géant de l’hôtellerie mondiale, valorisé à 20 milliards de dollars en mars 2015, et qui a pour objectif de générer trois milliards de dollars de bénéfices à l’horizon 2020. Airbnb capte en fait la valeur ajoutée autrefois réservée aux hôteliers... en abusant de sa position d’intermédiaire hégémonique. Elle prélève une véritable rente sur toute une activité économique... sans investir le moindre centime dans la pierre.
Au côté de son camarade Uber, Airbnb partage donc la capacité impressionnante de faire du profit en reportant quasiment tous les « risques économiques » sur les gens qu’elle se contente (soi-disant) de « mettre en relation ». Le chauffeur VTC dépendant d’Uber doit se débrouiller pour son véhicule et sa protection sociale, au nom de son « indépendance ». Le propriétaire de logement se débrouille aussi, pour apporter son « actif » sur le marché. Une forme de travail invisibilisé, qui profite aussi à Airbnb. Selon sa situation personnelle, on peut dire que le loueur utilise le système pour faire fructifier son capital, finance intelligemment ses vacances en louant l’appart laissé libre, ou se débrouille pour « quitter » son propre logis, après récurage et autres travaux... Débrouille, travail non rémunéré, petit remède anti-crise de gens qui essaient de s’adapter à la bulle immobilière des grandes villes, ou spéculation de gens qui profitent de la même bulle ? La réalité est bien plus ambivalente que nous le disent les pubs d’Airbnb sur le bon plan partagé des voyageurs et des hôtes cools et sympas.
Ce capitalisme « collaboratif » et tellement cool a de ce fait tous les traits des monopoles et de la finance globalisée. Ses bureaux ont le même visage que les salles de trading : peu de salariés, beaucoup de chiffre d’affaires. Car tel est le capitalisme de notre temps : ni la mondialisation, ni les nouvelles technologies, ni les réformes libérales ne l’ont éloigné des monopoles, du poids de l’héritage, des fortunes acquises et des rentes, malgré tous les contes de fées sur les self-made men de notre époque. Dans le capitalisme d’aujourd’hui, les rentes de la terre et de l’immobilier d’un côté, de l’économie de la connaissance privatisée et des réseaux capturés de l’autre, pèsent d’un poids sans cesse croissant sur la distribution des richesses. Les grandes plateformes dites « collaboratives » participent à plein de cette prédation rentière.
Quelques vertus, beaucoup de vices
Peut-être la plateforme Airbnb a-t-elle quelques vertus. Une baisse des prix à court terme ? Un peu d’écologie ? Un peu de débrouille anti-crise ? Mais derrière ces « vertus », les effets pervers sont évidents.
Airbnb est une firme capitaliste peu embarrassée de scrupules : elle a déménagé le siège social de ses activités « à l’international » à Dublin, pour payer moins d’impôts. Comme bien d’autres multinationales de l’économie numérique, elle a, par la nature de ses activités, plus de possibilités pour faire de l’évasion fiscale. Elle favorise aussi la spéculation immobilière, et du coup, à plus long terme, fait peut-être finalement grimper encore les prix de l’immobilier dans certaines villes. C’est ce qu’établit l’étude sur Paris de trois économistes, dans un article de Mediapart4 : ces locations saisonnières pèsent en effet sur le marché immobilier. Plus rentables que les locations ordinaires, elles ont tendance à raréfier les locations « normales » et donc à toujours davantage chasser les résidents des quartiers centraux et touristiques de la ville, d’autant plus que les prix peuvent être dopés, car un individu peut être davantage prêt à acheter très cher un appartement s’il anticipe une rentabilisation via Airbnb...
A condition bien sûr que les autorités restent passives devant les évasions fiscales des riches et des entreprises... et devant le boom de l’immobilier avec toutes ses conséquences en termes de ghettoïsation, d’éviction des pauvres, de discrimination, d’enrichissement pour les multipropriétaires et les groupes financiers. D’ailleurs, « certains utilisateurs ont fait du service un véritable business (…) 19 % des appartements proposés sur Airbnb à Paris sont détenus par des multipropriétaires. Dans le quartier du Marais, c’est même le cas pour 36 % des offres ! On est loin de l’étudiant ou de la famille modeste (emblèmes publicitaires sympas du groupe) pour arrondir ses fins de mois. »
Si finalement la plateforme fait soit baisser soit monter les prix dans une ville, c’est selon le rapport de forces dans l’économie réelle, de pierre et de béton, entre l’offre et la demande. La plateforme amplifie la dynamique existante. Loin de changer le monde, elle est une façon supplémentaire de le mettre en coupe réglée. A faire l’histoire pourtant si courte de l’économie collaborative numérique, au-delà des bonnes intentions des véritables militants de l’économie de partage comme des contes de fées libéraux, l’impression est saisissante : de l’esprit de « coopérative » à la libre concurrence puis aux grandes entreprises monopolistiques adossées à une finance déchaînée, nous revivons, en accéléré, toute la vieille histoire du capitalisme !
Et pourtant... Ceux qui pourraient passer pour des babas, des bobos ou des gogos à nous vanter les mérites d’une nouvelle économie numérique post-capitaliste n’ont pas si tort. Par les possibilités nouvelles qu’elles offrent, les technologies numériques nous font aussi toucher du doigt un autre monde possible, parce qu’elles permettraient effectivement de gérer de mieux en mieux nos échanges et nos productions, et qu’elles nous rendent peut-être aussi de plus en plus visible, et insupportable, le parasitisme des grands groupes capitalistes, qui prélèvent leurs rentes sur notre travail, nos échanges, nos connaissances, et même nos données personnelles, les « big data ». Mais ce ne peut être qu’une chimère sans changement réel des rapports de propriété et des rapports sociaux. Cela ne se fera pas par la grâce des algorithmes.
Yann Cézard