En juin 2025, la Fédération régionale des syndicats d’exploitants agricoles de Bourgogne–Franche-Comté a déposé une nouvelle demande de dérogation, pour cinq ans, visant à abaisser les normes minimales d’hébergement des vendangeurEs, et donc à poursuivre la légalisation du traitement indigne qui leur est déjà infligé, sans rien changer : jusqu’à douze travailleurEs par chambre au lieu de six, un lavabo pour six au lieu d’un pour trois, réduction de la surface légale des chambres, du nombre de douches... Le tout présenté comme une « nécessité économique ».
Cette demande de dérogation n’est pas un excès isolé, mais un symptôme ordinaire d’un système organisé pour exploiter, et qui légitime l’humiliation et la souffrance au nom de la rentabilité. Derrière l’image d’Épinal du vigneron passionné, des grands crus et du terroir d’exception, la viticulture française repose sur un socle silencieux et invisible : une masse de travailleurEs précaires, saisonnierEs, surexploitéEs et empêchéEs de se défendre.
La précarité comme fondement
L’agriculture est parmi les secteurs les plus précarisants du marché du travail. Selon les données du ministère du Travail, plus de 80 % des salariéEs agricoles sont en emploi temporaire : contrat saisonnier, CDD court, intérim, apprentissage... La viticulture concentre cette logique : la majorité des travailleurEs sont embauchéEs pour quelques jours ou semaines, parfois d’une année sur l’autre, souvent sans contrat écrit, avec des rémunérations parfois à la tâche et des conditions de logement souvent dégradées.
Cette précarité n’est pas un effet secondaire du système : c’est sa colonne vertébrale. Elle permet une extrême flexibilité, une baisse du coût du travail, et surtout une vulnérabilité maximale des travailleurEs, qui casse toute tentative de résistance.
Une main-d’œuvre étrangère assignée au silence
Près de la moitié des saisonnierEs agricoles sont étrangerEs, souvent recrutéEs sous contrat dit OFII, encadré par l’Office français de l’immigration et de l’intégration. Ces contrats lient leur titre de séjour à l’employeur. S’ils et elles dénoncent, démissionnent, tombent malades, ils et elles risquent de perdre leur droit de rester en France et d’être expulséEs hors du territoire. Ils et elles ne sont pas seulement précaires, mais sont assignéEs au travail. Par l’État lui-même.
Cette situation crée une relation de subordination extrême. Les témoignages abondent de saisonnierEs logéEs à dix dans des mobile-homes insalubres, privéEs d’accès aux soins, payéEs en retard ou sous-payéEs, insultéEs ou menacéEs. Et réduitEs au silence, car leur vie en dépend.
Une chaîne d’exploitation bien huilée
Les procès récents en Bourgogne ont mis en lumière un recours massif à la sous-traitance opaque. À Dijon en 2024, des vignerons ont été condamnés pour avoir fait travailler des personnes sans contrat, logées dans des véhicules, sans eau courante, payéEs partiellement. À Beaune, un couple de prestataires logeait ses travailleurEs dans des campements insalubres. Ce n’est pas un dysfonctionnement : c’est le mode de fonctionnement normalisé d’un secteur qui sous-paye pour maximiser ses marges.
En Champagne, un procès historique s’est ouvert en juin 2025. Plus de cinquante travailleurEs étrangerEs, sans papiers pour la plupart, exploitéEs dans des conditions relevant de la traite d’êtres humains : hébergements sordides, salaires jamais versés, menaces, dépendance totale. Ce réseau impliquait plusieurs prestataires, au profit des grandes maisons de Champagne, qui restent soigneusement à distance de toute responsabilité juridique.
Sept mortEs pour les vendanges 2023, dans l’indifférence générale
Particulièrement exposéEs aux lésions professionnelles et aux troubles musculo-squelettiques, un bon nombre de travailleurEs saisonnierEs demeurent au travail malgré des conditions de santé directement dégradées par le travail dans les champs, l’exposition prolongée aux pesticides, l’absence de fourniture d’équipement de protection individuelle, l’exposition aux températures élevées et la pénibilité des travaux : unE travailleurE détachéE, dont les droits sociaux demeurent dans son pays d’origine, se verrait contraintE à quitter son emploi et le territoire français afin d’être soignéE dans son pays d’origine.
En 2023, sept travailleurEs saisonnierEs sont mortEs pendant les vendanges, notamment en Champagne et Beaujolais. La plupart ont succombé à des malaises dus à la chaleur, à l’épuisement, aux mauvaises conditions de repos. D’autres ont été victimes d’accidents évitables. Leur nom n’a circulé dans aucune communication institutionnelle : la machine s’est arrêtée une seconde, puis a repris.
Ces mortEs ne sont pas des fatalités. Elles sont le résultat d’un système qui refuse de protéger les plus exposéEs, qui les considère comme remplaçables, et où l’État, loin d’intervenir, organise les conditions propices à leur surexploitation.
L’État complice et garant du système
Loin de lutter contre ces abus, les pouvoirs publics les légitiment. Le gouvernement autorise la suspension du repos hebdomadaire une fois par mois dans le secteur agricole. Il a prolongé jusqu’en 2027 les dérogations sur l’hébergement en Champagne. Il subventionne massivement l’emploi saisonnier via des exonérations de cotisations sociales. Il participe activement à l’enracinement d’un capitalisme agro-productiviste, fondé sur la précarité, la violence sociale, l’intensification de l’exploitation et la mise à distance de toute responsabilité.
Casser la machine à invisibiliser
Les travailleurEs saisonnierEs agricoles font face à des obstacles systémiques à l’organisation collective : isolement, rotation constante, barrières linguistiques, intimidation, dépendance administrative ou économique rendent la syndicalisation quasi impossible et marginale. Celles et ceux qui parlent le font souvent au prix de leur emploi, voire de leur droit de rester sur le territoire. Et c’est précisément ce silence organisé qui permet l’accumulation des profits du secteur.
Pendant ce temps, le prix moyen de l’hectare de vigne en AOP localisée en Côte-d’Or a dépassé le million d’euros en 2024 — parfois bien plus dans les appellations prestigieuses. Cette richesse repose sur un système foncier où quelques-unEs concentrent la terre et le capital, pendant que d’autres s’épuisent à les faire fructifier, dans l’ombre.
Abolir la propriété privée de la terre
Face à cette organisation de l’exploitation, il ne suffit pas de dénoncer les abus ou d’exiger des contrôles supplémentaires. Le problème n’est pas la triche : c’est la règle. Il ne s’agit pas de corriger les excès du capitalisme agricole, mais d’y mettre fin.
Tant que la terre sera propriété privée — transmissible, concentrable, exploitable comme un capital — le travail agricole restera un terrain d’oppression. La propriété foncière est la racine de cette injustice : elle permet à une minorité de contrôler les conditions de travail, les flux de production, les prix, et d’en tirer des profits au prix de la vie des autres.
Le capitalisme agricole ne se réforme pas : il s’arrache. Notre horizon désirable est l’abolition de la propriété privée de la terre : reprendre ce qui nous a été volé. La terre doit être soustraite au marché, expropriée des mains des grands propriétaires, et reprise collectivement, dans des formes socialisées de production, sous contrôle des travailleurEs elles-mêmes. Pas pour produire du capital, mais pour répondre aux besoins et respecter le vivant.
À la vigne comme ailleurs, il est temps de renverser ce système — à la racine.
Sabrina, comité NPA Bourgogne