Ce livre de Romaric Godin vise à explorer les sources économiques du tournant autoritaire des régimes communément qualifiés de démocratiques, et notamment de la France qui constitue l’objet principal de sa réflexion. Au niveau idéologique, le néolibéralisme lui apparait comme le responsable principal de cette évolution. Il rappelle que le néolibéralisme économique, contrairement à la doctrine libérale du XIXe n’est pas un adversaire permanent de l’intervention de l’État dans l’économie. Au contraire, pour les néolibéraux, l’État doit intervenir quand c’est nécessaire pour permettre au marché de fonctionner et entreprendre les réformes nécessaires à cet effet (les fameuses « réformes structurelles »). La distinction entre libéralisme et néolibéralisme permet d’éviter un certain nombre d’erreurs d’analyse : en particulier, celle de ceux qui ont vu dans les centaines de milliards dépensés pendant la pandémie une conversion de Macron au keynésianisme. En fait, il ne s’agissait que de sauver l’entreprise privée : à aucun moment Macron n’a remis en cause une seule des réformes structurelles déjà faites (mesures Travail, suppression ISF, APL, etc.) et s’est toujours tenu prêt à relancer la machine dès que ce serait possible (cf. réforme de l’assurance-chômage et, à venir, des retraites).
L’auteur rappelle que le néolibéralisme a progressivement pris la place du keynésianisme en tant que modèle de référence des politiques économiques à partir de la crise et du retournement du début des années 70. Aujourd’hui, il est clair que le néolibéralisme n’a tenu aucune de ses promesses et n’apporte pas de solution aux problèmes majeurs de l’heure, notamment la crise écologique. Mais les dominants n’ont pas de solution de rechange et s’y accrochent donc. Tant pour les équipes politiques en place que pour l’extrême droite (malgré ses proclamations « sociales »).
Godin qualifie d’« hybride » le système économique et social français jusqu’à ces dernières années. Le néolibéralisme n’a pas eu en France le même effet « rouleau compresseur » qu’ailleurs car il a dû composer avec des résistances sociales et politiques tenaces. Pour Godin, l’État français, jusqu’à la période récente, n’est pas l’État du capital mais une sorte d’arbitre plus ou moins neutre. Cette analyse de l’État est sans doute la plus importante des limites de son livre. Si le système est demeuré « hybride », c’est en fonction des résistances sociales fortes que l’État du capital, dont les « élites » dirigeantes sont depuis des décennies converties au néolibéralisme, n’est pas arrivé pas à briser complètement. Au fil des années, et surtout depuis les années Reagan et Thatcher, souligne cependant Godin, les dirigeants français (de droite et de plus en plus du côté du PS) considèrent que la façon dont fonctionne le système social français est une aberration mais à chaque fois qu’ils essaient de mettre fin à tel ou tel de ses aspects, ils se heurtent à des résistances qui les obligent à faire des concessions pour faire passer leurs réformes.
Pour Romaric Godin, la situation change à partir de la crise de 2008-2009 : les néolibéraux sont décidés à pousser leur offensive et ils vont vraiment le faire à partir de 2015 (loi El Khomri sous Hollande) et surtout de la présidence Macron. Pour l’auteur, avec Macron, l’État entre franchement dans une nouvelle étape où les dirigeants sont décidés à briser les résistances de ceux qui sont présentés comme des obscurantistes refusant la réalité du monde, ou bien des paresseux : « Peut-on remplacer le monde tel qu’il va ? Je ne le crois pas » a écrit Macron. Et pour mener à bien leurs offensives, les néolibéraux vont utiliser deux moyens. D’abord, le recours massif à l’instrument policier dont les violences sont niées et couvertes. Ensuite, la diversion au débat économique et social en créant des controverses sur l’immigration, la laïcité, le wokisme, l’islamo-
gauchisme, etc. La guerre sociale se durcit et l’État devient donc de plus en plus autoritaire car il s’agit de se débarrasser vraiment des résistances au projet néolibéral.
On a ici résumé ce qui nous semble être les éléments les plus intéressants du livre de Romaric Godin (qui écrit par ailleurs des articles économiques importants dans Mediapart). On a déjà signalé la faiblesse de son analyse de l’État qui l’amène à écrire que l’État français des années 20 aux années 70 est « désormais une puissance neutre dans le conflit social ». Certes l’État ne réprime plus les mouvements sociaux dans le sang ainsi qu’il l’a fait tout au long du XIXe siècle (ce que rappelle justement l’auteur) mais cela n’en fait pas un acteur neutre. Le mouvement ouvrier, ses combats, 1936, 1968… tout cela est aussi largement absent de son livre. Enfin, sa vision de la démocratie et des rapports entre celle-ci et le néo-
libéralisme est beaucoup plus sommaire que celle d’auteurs comme Dardot et Laval1. Pour ces derniers, la démocratie se définit en opposition à l’oligarchie (le gouvernement des riches) : quel que soit le mode de désignation des dirigeants, les pouvoirs actuels sont des oligarchies.
- 1. Pierre Dardot, Christian Laval, Ce cauchemar qui n'en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2016. Voir https://lanticapitaliste…