L’industrie automobile connaît en France, depuis l’irruption de la crise de 2008, une recomposition qui se traduit par des changements importants dans le capital du secteur, l’internationalisation des deux constructeurs historiques français PSA et Renault, le rôle et le poids croissant des équipementiers et sous-traitants, l’organisation et la productivité du travail.
Restructurations et fermetures d’usines jalonnent l’histoire d’un secteur marqué par une concurrence internationalisée depuis un siècle et mondialisée depuis les années 1990. Le nouveau est une recomposition qui casse l’emploi et bouscule les hiérarchies capitalistes entre pays, groupes et activités avec des implications particulièrement intenses en France.
La production d’automobiles a connu son apogée en France il y a plus de dix ans. Les effectifs salariés des deux firmes automobiles PSA et Renault décroissent presque continûment depuis 30 ans, après un maximum atteint en 1985 de 286 000 salariés. En 2013, ils se trouvent réduits de plus de la moitié avec un effectif total de 140 000 salariés.
Au contraire, en tendance, les ventes de voitures se stabilisent en France avec des amplitudes variant surtout en fonction de l’évolution des salaires et des revenus de ceux en situation de pouvoir acheter des véhicules neufs, dont le prix moyen a atteint 22 500 euros en 2013. Et dans le même temps, le nombre de voitures en circulation ne cesse d’augmenter avec ses conséquences en terme de gaspillage d’énergie fossile, d’émanation de gaz à effet de serre et de pollution de l’air.
Les causes de la chute du volume de production et du nombre des salariés relèvent principalement de la stratégie des firmes automobiles mondialisées, dont PSA et Renault sont partie prenante. Pour elles, de nouveaux potentiels de développement et de profit existent ailleurs qu’en Europe. Au plan mondial, la production de voitures a atteint un niveau record en 2013, alors que les nivaux de production et de vente en Europe n’ont pas retrouvé leur niveau d’avant la crise de 2008. Avec une baisse de la production depuis 2008 de 35 %, la France se retrouve pour l’automobile maillon faible de ce maillon faible.
La mondialisation de Renault et PSA
L’industrie automobile mondialisée continue d’être dominée et dirigée par quelques firmes multinationales, les mêmes depuis des années. Cette concentration du capital s’accompagne d’une nouvelle répartition géographique des ventes et des zones de production. En Chine, Russie, Brésil et Amérique latine, la production d’automobiles est d’abord destinée à être vendue dans ces pays continents. Participant de ce mouvement, PSA et Renault se sont fixés comme objectifs de réaliser la moitié de leurs activités hors d’Europe, tant pour la production que pour les ventes. Ce ratio est déjà atteint pour leur principal concurrent européen, Volkswagen. PSA accuse du retard sur Renault en la matière.
Mais les productions proches de ces nouveaux lieux de ventes, l’impact de ces nouveaux débouchés ne sont pas l’explication principale de la chute de la production automobile en France de Renault et PSA. Tant pis pour les fantasmes chauvins craignant encore le péril jaune ! La réalité est que les firmes capitalistes les plus rentables accumulent leurs profits au plan mondial et se rattrapent des difficultés en Europe par des gains ailleurs. La crise, tant qu’elle se poursuit en Europe, a des conséquences désastreuses pour les salariés et la population, mais pas pour les firmes capitalistes qui consolident leurs profits au plan mondial. PSA, qui a affiché en 2013 une perte de 2,3 milliards d’euros, peut prétendre être le constructeur européens le plus rentable, car les profits gagnés cette même année par Renault ou Volkswagen ne l’ont pas été en Europe mais ailleurs dans le monde.
L’une des soi-disant recettes du patron américain de l’automobile, Henry Ford, payer cher les ouvriers pour qu’ils aient les moyens d’acheter des automobiles et fassent tourner les usines générant du profit, devient inopérante. C’est l’un des traits de la recomposition mondialisée à l’œuvre dans l’automobile.
Les deux constructeurs français ont élargi leur base de production. Leur internationalisation ne se réduit pas à cette répartition où l’on produirait près des lieux où l’on vend : la production de Renault et de PSA pour l’Europe s’effectue désormais à partir d’une Europe élargie, incluant les nouveaux pays de l’Europe centrale et orientale, la Turquie et le Maghreb. PSA et Renault ont chacun leurs bases privilégiées.
Pour Renault, décidément précurseur, il s’agit de la Turquie, de la Slovénie et du Maroc. Les capacités de production installées dans ces pays dépassent celles de la France. La seule usine Renault-Nissan de Tanger a une capacité prévue de 400 000 voitures par an, les deux tiers de celle aujourd’hui présente en France. Pour PSA, c’est aujourd’hui principalement la Slovaquie. L’usine PSA de Trnava près de Bratislava a une capacité de 300 000 voitures par an, et les plans de la nouvelle direction de PSA prévoient l’installation d’une autre usine dans cette périphérie européenne.
Alors qu’ils justifient les fermetures d’usine et les suppressions de chaînes de production par la surproduction de voitures en Europe, ils en rajoutent avec ces nouvelles usines. Au lieu de répartir le travail disponible entre tous les sites, ils attisent le feu de la concurrence entre usines. PSA est champion de cette pratique en opposant les sites de Sochaux, Mulhouse, Rennes ou Poissy, tous situés en France. Renault brandit les résultats de l’usine Nissan de Sunderland, dans le nord-est du Royaume-Uni, où 6000 salariés produisent 500 000 véhicules par an, l’équivalent de trois usines Renault en France.
Toutes les firmes automobiles diversifient leurs lieux de production dans les différents pays européens et le territoire français ne fait pas exception. Les seules nouvelles usines automobiles créées en France ces dernières années ont été le fait de Toyota à Onnaing, dans le Nord, et de Mercedes-Smart à Hambach, en Lorraine. En 2013, plus de 10 % de la production d’automobiles en France est leur fait. Preuve de la diversité des critères d’implantation, le prochain modèle commun Renault/Mercedes sera construit en Slovénie par Renault sous l’appellation Twingo et en France par Mercedes sous l’appellation Smart. Face à cette recomposition-mécano entre firmes, la revendication est celle de la répartition du travail entre tous les sites et non la défense particulière ou chauvine d’un site contre un autre.
Les flux d’échange intra-européens d’automobiles ne sont pas déterminés par la seule question des salaires, quoiqu’en disent les prêcheurs d’austérité. Le déficit du commerce extérieur français pour les automobiles a été en 2013 de 8 milliards d’euros et plus de 80 % de ce déficit est imputable aux échanges avec la seule Allemagne. Ces mêmes résultats montrent en revanche la capacité des équipementiers automobiles à exporter les productions réalisées en France, avec un solde positif de 3 milliards d’euros.
Le rôle croissant des équipementiers
Les firmes automobiles, celles qui affichent leurs logos au devant et au cul des véhicules, fabriquent une part décroissante des voitures, assemblant pièces et équipements fabriqués par des fournisseurs, équipementiers ou sous-traitants. Aujourd’hui, en France, 70 % du prix de revient d’un véhicule est issu d’achats fournisseurs, alors que ce ratio était de 50 % au début des années 2000.
Les évolutions techniques en cours vont amplifier ce phénomène. Les dispositifs électroniques d’aide à la conduite étudiés sous le terme général de « voiture sans conducteur » impliquent des techniques dont les constructeurs automobiles ne sont pas les plus experts. Le véhicule électrique, dont la lenteur de diffusion est un démenti aux fanfaronnades de Ghosn, suppose lui aussi le concours d’autres secteurs jusqu’ici étrangers à la filière automobile.
La dispersion du secteur devenait incompatible avec son caractère décisif et le capital devait y mettre bon ordre. Dès les lendemains de l’irruption de la crise, un « fonds de modernisation des équipements automobiles » a été crée en 2009 sous l’égide conjointe de l’Etat, de Renault, de PSA et des principaux équipementiers, Bosch, Faurecia, Plastic Omnium et Valeo. Les fonds injectés, en majorité publics, avaient pour but explicite la concentration du secteur, entraînant restructurations et chasse aux réductions de coûts. Ce qu’a connu la construction automobile pendant des décennies, pour aboutir en 1976 à deux seuls constructeurs en France, Renault et PSA, le secteur de l’équipement automobile l’affronte aujourd’hui dans un contexte d’emblée mondialisé.
Les plans de milliers de suppressions d’emplois chez Renault ou PSA sont plus « visibles » et entraînent d’avantage de mobilisations que les fermetures de petites unités de production. Celles-ci sont la conséquence d’une concentration à marche forcée dont les effets se cumulent avec la crise propre au secteur automobile dans son ensemble. Cette recomposition pose en termes nouveaux et avec une urgence supplémentaire la question de la convergence des luttes en ciblant en bout de processus les « donneurs d’ordre », à savoir principalement PSA et Renault, qui camouflent et diluent leurs responsabilités.
La recomposition du capital de Renault et PSA
Les recompositions en cours bouleversent l’autonomie et les structures du capital des deux groupes automobiles PSA et Renault.
Renault, autrefois nationalisé, a été progressivement privatisé par les gouvernements qui se sont succédé depuis 1986. Une alliance capitalistique a été nouée en 1998 avec le japonais Nissan. Cette alliance est devenue selon l’actuel président de Renault, Carlos Ghosn, « indissociable », ce qui signifie à bon entendeur gouvernemental ou actionnaire éventuel que les liens tissés depuis quinze ans ne peuvent plus être défaits. Les écarts de production entre les deux firmes se sont toutefois creusés : alors que les productions mondiales de Renault et Nissan étaient équivalentes il y quinze ans, celle de Nissan est maintenant presque le double de Renault. Renault est ainsi devenu partie prenante d’une alliance multinationale dont il tire profit, avec en 2012 une contribution de Nissan de 1,2 milliard d’euros au bénéfice Renault de 1,7 milliard.
En mars 2014, l’Etat français et le constructeur chinois Dongfeng ont acquis chacun 15 % du capital de PSA, aux côtés de la famille Peugeot qui en conserve aussi 15 %. La famille Peugeot a quitté son navire parce que, trouvant de meilleures opportunité pour rentabiliser son capital, elle n’a plus investi comme nécessaire depuis des années, préférant récupérer des dividendes.
Première mesure consécutive au presque milliard de fonds propres apporté par l’Etat français, la suppression de lignes de production dans les usines de Poissy et Mulhouse, avec des centaines de postes de travail supprimés. Après le plan Varin, Tavares, ex-numéro 2 de Renault passé numéro 1 chez PSA, veut remettre PSA dans la course aux profits.
Le gouvernement est en première ligne dans cette opération, faisant désigner Pierre Gallois comme président du Conseil de surveillance de PSA. Et, passage de témoins entre oligarques à la française, le successeur de Gallois à son précédent poste de commissaire à l’investissement – vous en avez vu des résultats ? – est un revenant, ancien président de Renault, Louis Schweitzer, instigateur en 1999 de l’alliance avec Nissan.
Le retour en force de l’Etat dans cette industrie en crise n’est pas anecdotique. L’administration américaine d’Obama est venue au secours de General Motors déclarée en faillite. Et la dernière grande réorganisation capitalistique de l’industrie automobile française avait été le « don » de Citroën en faillite à la famille Peugeot, par le gouvernement Giscard en 1976. Le renflouement massif des banques par les gouvernements en 2009 se situe dans cette continuité. Les structures étatiques sont là, quitte à accepter quelques escapades dans des nationalisations ou prises de participations temporaires, pour garantir la pérennité de la propriété privée. Dans un probable bref intermède, le gouvernement français se retrouve actionnaire significatif de Renault et de PSA et s’auto-désigne comme le responsable de cette industrie en crise. Ne pas avoir peur de le lui rappeler !
Les recompositions de la force de travail
Le temps des grandes usines, rassemblant dans de mêmes lieux des dizaines de milliers d’ouvriers, comme les usines de Renault Billancourt ou de Fiat Mirafiori à Turin, ne reviendra pas. C’est la situation dans cette Europe du Sud, résultat de processus combinés sociaux, politiques et technologiques. La première usine de France n’est plus depuis 2012 Peugeot Sochaux qui, avec plus de 11 000 salariés, est désormais dépassé par le site d’Airbus à Toulouse, de 13 000 salariés. Mais dans le pays voisin qu’est l’Allemagne, le site historique de Volkswagen à Wolfsburg réunit encore aujourd’hui 40 000 salariés.
La tendance de longue durée n’est pas discutable. L’industrie automobile a connu en France son apogée en termes d’emplois il y a trente ans et en termes de volume de production il y a quinze ans. Mais la filière dans son ensemble continue d’employer des centaines de milliers de salariés et la fin de cette industrie n’est pas inscrite à l’horizon des plans capitalistes. Dans un contexte où l’emploi diminue dans tous les secteurs industriels, la filière automobile incluant constructeurs, équipementiers et sous-traitants demeure un secteur d’expression de résistances et de mobilisations collectives polarisant les solidarités au-delà des limites de telle entreprise en lutte. La grève contre la fermeture de l’usine d’Aulnay a rencontré plus d’échos de solidarité que les mouvements qui avaient accompagné l’agonie de celle de Renault Billancourt, il y a vingt ans.
Alors que la production physique des voitures est de leurs composants et de plus dispersée entre unités distinctes, la chasse au zéro stock, aux temps morts, la flexibilité et l’utilisation maximale des machines sont des questions centrales pour la compétitivité capitaliste. L’émergence significative des suicides au travail dans les usines automobiles témoigne de cette intensification du travail, contrôlée et pilotée au plus près des pratiques de chacun. Le morcellement géographique de la production donne aux flux physiques d’échange et aux transports de pièces et d’organes mécaniques une importance stratégique, dont le blocage aux entrées et sorties est devenu un enjeu dans les luttes d’aujourd’hui. La convergences des luttes entre unités démembrées devient de plus en plus une nécessité imposée par les caractéristiques de la production d’aujourd’hui.
Les accords de compétitivité antisociale imposés chez Renault et PSA traduisent ces exigences. Les reculs sont imposés sans aucune contrepartie sinon la menace que cela serait encore pire sans signature. Les recompositions en cours dans l’industrie automobile cherchent à évincer des lieux de travail les formes organisées de résistance au nouvel ordre patronal et ne laissent pas de place aux tenants d’un quelconque compromis social.
Jean-Claude Vessilier