Publié le Mardi 12 novembre 2019 à 10h08.

Après le suicide de C. Renon : « Il faudrait de l’écoute, du temps pour accueillir, de la formation pour les enseignants et des structures d’aide pour les enfants »

Interview de Véronique Decker, militante pédagogique (ICEM Pédagogie Freinet) et syndicale (SUD éducation), directrice d’école retraitée en 2019, auteure de trois ouvrages de réflexion humaine et militante sur l’école publique, l’enfance et la société : « Trop classe », « l’école du peuple » et « Pour une école publique émancipatrice » (Libertalia). 

Le suicide de Christine Renon révèle une grande souffrance. Quelle est selon toi l'ampleur de la souffrance au travail des enseignantEs aujourd'hui ? 

La plupart des enseignants ont choisi ce métier en raison de son humanité, de la fraicheur des enfants, du plaisir qu’il y a à organiser la passation des savoirs à la génération qui nous suivra. Mais désormais, une normalisation de tous les gestes professionnels, une insécurité constante autour de procédures sans cesses modifiées et instables (programmes, organisations, décisions) génère une pression qui impose de vivre sous le stress constant de ne pas faire ce qu’il faut et quand il le faut. Les environnements numériques de travail sont une inintelligence artificielle qui nous impose de faire rentrer les élèves dans des cases pré remplies, et de faire disparaitre artificiellement ceux qui n’entrent pas dans les cases.

Ainsi l’enfant qui n’a pas eu de place dans une classe d’enfants handicapés, qui ne sait pas lire ni compter jusqu’à 10, n’a pas le droit de rester à l’école élémentaire lorsqu’il a eu ses 11 ans, et doit rejoindre une 6ème banale, dans laquelle il ne peut rien comprendre, jusqu’à ce que cette violence le fasse exploser, puis un Conseil de discipline pourra l’exclure, sans qu’aucune classe adaptée à la situation ne puisse le reprendre en charge. Ainsi l’enfant né prématuré le 31 décembre devra entrer en CP l’année de ses 6 ans ou avoir construit un dossier d’enfant handicapé, alors qu’il est simplement immature et qu’il suffirait d’attendre une année de plus pour qu’il puisse faire un CP sans souffrance. Ainsi, le tout-petit qui n’a jamais quitté ses parents doit entrer à l’école toute la journée, et dès le début de septembre, même si la propreté n’est pas acquise, obligeant l’école maternelle à gérer des couches et des changes bien au-delà des « petits accidents » dont elle avait l’habitude. L’évolution du gouvernement, c’est toujours plus de procédures, toujours plus d’évaluations, de surveillances, là où il faudrait de l’écoute, du temps pour accueillir, de la formation pour les enseignants et des structures d’aide pour les enfants, afin de faire toutes les préventions nécessaires. 

 

Comment expliques-tu ce geste ? Qu'est-ce qui fait que des enseignantEs vont jusqu'à se donner la mort, plutôt que le congé maladie, la démission, etc. 

La situation des écoles de Pantin est une situation particulière, car le poste de l’Inspection est à titre provisoire depuis plusieurs années, en raison de la décharge syndicale de l’Inspecteur titulaire, les directrices et directeurs doivent donc chaque année s’adapter à une nouvelle personne. Par ailleurs la ville de Pantin est une des rares villes du 93 à avoir choisi de rester à 4,5 jours, ce qui a fait partir de nombreux enseignants expérimentés et titulaires, qui ont préféré à salaire égal s’épargner deux trajets domicile travail pour quelques heures de classe. Les directions d’école ont dû faire face à l’arrivée brutale de nombreux enseignant-es nouveaux, inexpérimentés et parfois même contractuels sans formation. Tout cela en plus des impératifs de productions normées qui étouffent les écoles aujourd’hui (identification des élèves, évaluations des compétences, différenciations pédagogiques sans formation, inclusions d’enfants en difficulté sans aides adaptées, programmation d’exercices de sécurité intrusion, incendie, risques majeurs…) La directrice était une directrice très impliquée, qui a dû travailler tout le mois de la rentrée au moins le double d’heures que ce qui est normalement prévu, et elle est allée jusqu’au burn-out total.

La hiérarchie sait bien que la charge de travail des directrices et directeurs d’école n’est pas faisable à la rentrée sur les temps impartis : toutes et tous reviennent le dimanche, emportent chez eux des fiches de données à rentrer dans les logiciels de gestion la nuit, et ruinent leur vie personnelle pour tenir le rythme, car derrière tout cela, il y a des collègues, il y a des enfants et que tout le monde a peur de nuire à l’intérêt des élèves si le travail n’est pas fait. Pour finir, l’obligation scolaire en maternelle a imposé une rentrée particulièrement violente, avec obligation de venir toute la journée, même pour les enfants qui n’avaient jamais quitté leurs parents, dans une atmosphère tendue puisqu’aucun poste supplémentaire d’ATSEM n’a été donné alors que la charge de travail liée aux dortoirs qui ont doublé est évidente. Au contraire, dans beaucoup de villes, l’obligation de financer désormais les maternelles privées s’est faite à moyens constants, en prenant sur le budget des écoles publiques. 

 

Quelle est selon toi la responsabilité des réformes gouvernementales de ces dernières années, depuis Darcos en particulier, qui selon moi ont été un moment décisif pour initier des attaques phénoménales contre le sens que les enseignantEs donnent à leur métier ? Et des municipalités ?

Nous sommes passés de la collecte de quelques données indispensables à un véritable travail de sociologie : les enfants ont désormais un identifiant unique, généré dans une base de données qui collecte chaque année des informations plus précises (nom, prénom, métiers des parents, téléphones fixes et mobiles adresses des deux parents, catégorie socio professionnelle de leur emploi…) alors qu’auparavant les parents remplissaient une fiche et qu’il n’y avait qu’à la ranger dans un classeur. Les écoles doivent avoir des planification de sécurité incendie, intrusion, risques avec des plans, des explications, des exercices, dont les bilans sont à nouveau collectés sur des plateformes numériques, qu’il faut renseigner dans des délais contraints, la hiérarchie attend des directeurs une interface constante avec l’écran, alors qu’au contraire les directeurs ont besoin de temps pour discuter avec leurs collègues de l’organisation réelle de l’école, mais aussi pour accueillir les parents, pour aider à la mise en place des dispositifs particuliers concernant les élèves handicapés, ou non francophones, ou en difficulté de comportement. Par ailleurs, la « réforme des rythmes scolaires » a donné aux municipalités des envies de diriger les écoles communales et de prendre des décisions pédagogiques qui sont parfois contradictoires avec les souhaits des enseignants. Mais la lettre de Christine Renon est claire, c’est bien le gouvernement qui est mis en accusation par la multiplication des tâches et l’absence des secrétaires qui nous avaient aidées pendant plusieurs années, et dont les postes en emploi aidé ont été supprimés. Dans le 93, la plupart des directrices et directeurs d’école n’ont plus de classe, car toutes les écoles sont énormes. Mais tous ploient sous la charge des demandes diverses de l’administration de l’Education Nationale et de celles des municipalités, qui chacune mettent sans cesse des contraintes et des exigences, avec des délais impossibles à tenir, surtout aujourd’hui où nombre d’enseignants sont sans formation, et où les parents d’élèves, parfois égarés, ont besoin de temps et de guidance. 

La modification incessante des programmes, des cycles, des contenus, des injonctions fantaisistes comme la chorale de rentrée, le jardin pédagogique, l’affichage de la Marseillaise, l’obligation d’un système d’alerte intrusion ne correspondent en rien aux attentes réelles des enseignants et des écoles. 

 

Comment faire aujourd'hui pour lutter contre cette perte de sens du métier, pour lutter contre l'isolement, notamment sur le plan pédagogique et face aux difficultés des élèves ? Comment faire son métier autrement, malgré les transformations subies par l'Éducation ?

Il faut revenir aux enfants, aux besoins réels d’un enfant, de la maternelle au lycée. Pour les très jeunes enfants, encore fragiles, il faut éviter les trop grands groupes, les situations stressantes, les séparations brutales. Il faut revenir au quartier, aux parents, pour fonder de véritables projets qui placent les écoles publiques au cœur de la vie du quartier, au lieu d’en faire des bunkers qui passent leur temps à imaginer des agressions, des incendies, des intrusions, et à faire des exercices inutiles (car il est inutile de tenter de conserver une classe de maternelle silencieuse cachée sous les tables…). Il faut imposer une limite à la taille des bâtiments scolaires : pas plus de 6 classes en maternelle, de 10 en élémentaire, pas plus de 400 élèves en collège, et 800 en lycée. Pour résister, il faut que des équipes stables d’enseignants, d’auxiliaires et d’agents travaillent en cohérence, puissent se réunir et s’organiser avec les élèves. Il faut faire des écoles des lieux de vie, dans laquelle l’humanité du métier d’enseignant prend tout son sens. Refusons la gestion par des algorithmes qui masquent les décisions politiques, refusons le fichage numérique des enfants ; tout le fatras organisé par les logiciels, les environnements numériques de travail, les évaluations standardisées, les plates-formes est une bouillie chronophage et inutile à la construction d’une société dans laquelle nous serions heureux de vivre ensemble et respectueux de nos ressources partagées.

Pour cela il faut exiger une formation de plusieurs années, avant d’être en charge d’élèves qui permette la construction d’une culture professionnelle théorique, didactique, technique et pédagogique et évidemment des postes stables et titulaires pour les enseignants, les agents, les auxiliaires, les équipes médicales et sociales, et du temps permettant de construire de véritables partenariats et collaborations.  Alors, pour travailler « autrement », il faut aller se former au sein des mouvements pédagogiques, il faut se syndiquer dans un syndicat combatif, il faut réfléchir politiquement à la société que nous souhaitons construire pour nos enfants et pour nous même. Car cet « autrement » doit être un monde meilleur, alors que le libéralisme ne fait ruisseler que la misère, la guerre et la haine. o

 

Propos recueillis par Antoine Larrache

 

*Véronique Decker, militante pédagogique (ICEM Pédagogie Freinet) et syndicale (SUD éducation), directrice d’école retraitée en 2019, auteure de trois ouvrages de réflexion humaine et militante sur l’école publique, l’enfance et la société : « Trop classe », « l’école du peuple » et « Pour une école publique émancipatrice » (Libertalia).