Entretien. Francis Judas est l’un des porte-parole de l’intersyndicale amiante Tripode, qui regroupe les syndicats CGT, CFDT, FO, CFTC, Solidaires et Unsa des implantations locales de l’Insee, des Finances publiques et du ministère des Affaires étrangères et du développement international (Maedi). Avec lui, nous revenons sur un combat de plusieurs décennies contre l’amiante, pour la santé des travailleurs.
Peux-tu revenir sur l’historique de ce bâtiment situé à Nantes ?
Le Tripode Beaulieu était une tour de 18 étages qui a été occupée à partir de 1972 par des fonctionnaires et agents de l’État des Finances (Insee et Trésor public) et du ministère des Affaires étrangères. Un restaurant interadministratif fonctionnait au rez-de-chaussée.
Dès le milieu des années 1980, l’intersyndicale s’est construite autour des doutes sur un matériau omniprésent dans cette tour, l’amiante. En effet, les plafonds de l’ensemble du bâtiment étaient en amiante floqué applati et peint, directement au-dessus de la tête des salariéEs. La poussière blanche était présente sur nos bureaux, chaque intervention technique (électricité, câblage, déplacement des cloisons mobiles) faisait tomber des grappes d’amiante sur les bureaux... Le flocage était omniprésent : piliers béton des bureaux simplement masqués par un capotage d’acier, plafonds de certains placards, gaines de fluide nombreuses dans ce type d’immeuble... Nous l’avons longtemps ignoré, mais l’amiante était également massivement présent dans les allèges de fenêtres. L’air frais venant de l’extérieur était donc directement contaminé !
L’immeuble a été évacué en 1992 et 1993 et les personnels relogés. Dans aucun document public publié lors de ces déménagements par les administrations, le mot amiante n’était écrit. Le Tripode est resté vide jusqu’à 2005, date à laquelle il a été désamianté (350 tonnes en ont été retirées) puis détruit.
Quelles batailles ont été menées au fil du temps de 1972 à 1993 ?
La prise de conscience collective s’est faite à la fin des années 1970. Nous avons trouvé des alliés : Henri Pézerat du collectif anti-amiante de Jussieu, un professeur de médecine de Nantes et le président du CHS du Centre international de recherche sur le cancer de Lyon. Les trois nous ont alerté sur la gravité de la situation. Nous avons interrogé sur la dangerosité de l’amiante le ministère de la Santé, qui nous a envoyé la brochure du CPA, le lobby patronal et gouvernemental qui le déclarait inoffensif (!) et l’INRS qui s’est contenté de nous envoyer des articles techniques en anglais et des éléments rassurants... Notre mauvais esprit nous a conduit à croire nos trois experts indépendants et militants.
L’amiante est progressivement devenu une priorité : panneaux et tracts syndicaux, manifestations lorsque des travaux étaient effectués sans nous protéger de l’amiante. La création des Comités d’hygiène et de sécurité aux Finances en 1989 a permis de poser la question globale du Tripode. Nous avons obtenu enfin une étude globale par la société CEP dont les experts, à la grande surprise du Président du CHS, ont confirmé la dangerosité de notre exposition.
Quelques manifestations plus tard, la décision de partir était acquise en juin 1991.
Quelle fut l’attitude de l’administration au fil de la mise en évidence des maladies des salariéEs, de vos actions et de l’évolution de la législation ?
Nos premiers morts « évidents » ont été deux ouvriers : Maurice (40 ans) en 1995 et Martial (43 ans) en 1999.
Nous n’avons pu arracher après sept ans de luttes qu’une mesure « gracieuse » du ministre Laurent Fabius en 2002, en échange du retrait de plainte des familles. Sept ans de batailles, de coups bas, de mots immondes, d’expertises foireuses.
Après cela, nous savions que ce serait pire pour les personnels des bureaux. Nous avons exigé et imposé par la lutte une étude épidémiologique, validée par le CHS Finances... mais bloquée jusqu’en 2004 par Bercy. Les examens de capacité respiratoire (EFR) et les radios passées pour cette étude ont été sabotés. Malgré tout, un net surcroît de cancers, de syndromes respiratoires, un premier mésothéliome et deux asbestoses (fibrose respiratoire mortelle) ont été recensés. Une seconde étude épidémiologique encore plus démonstrative, rendue en 2009, a clos le débat avec l’administration : il y a a bien un effet Tripode incontestable.
Il faut le dire nettement : nous n’avons jamais connu d’avancée sur notre dossier sans lutte opiniâtre. Et dès que nous avons relâché la pression, nous en avons vu les conséquences : étude épidémiologique à la dérive, reconnaissance des maladies professionnelles entravées, oubli de notre dossier. Nous ne comptons plus les occupations des administrations financières, l’amical blocage prolongé de directeurs dans leurs bureaux, les manifestations de rue ou actions symboliques au cours de ces 20 dernières années.
Nous avons réalisé un documentaire sur notre lutte, « Une tour, de l’amiante, un combat », réalisé par Catherine de Grissac, réalisé au prix d’un bras de fer avec Bercy.
À rebours, nous devons aussi saluer l’implication personnelle en notre faveur de responsables administratifs, y compris de haut niveau, de préventeurs, de médecins de prévention et tant d’autres qui nous ont donné le coup de pouce utile face aux barrages qui nous ont été opposés.
C’est une leçon importante pour les militants que nous sommes. Lorsqu’on combat des cancérogènes, des mutagènes et des reprotoxiques, on trouve des lanceurEs d’alerte courageux au sein même des institutions publiques ou privées qui nous combattent et qui se placent au service des industriels empoisonneurs.
Quelles ont été vos actions récentes et les réponses de administration ?
Nous avons été choqués en juin 2016 par un terrible résultat de la troisième étude épidémiologique de mortalité. Les agents Tripode meurent six ans en moyenne plus jeunes que les agents des Impôts auxquels ils sont comparés. Personne n’a sérieusement contesté ce résultat à ce jour. Il fallait alors d’urgence obtenir enfin le classement du Tripode en site amianté pour permettre aux agents encore actifs (300 environ) de bénéficier d’une cessation d’activité amiante, pour sécuriser nos reconnaissances de maladies professionnelles, et par dignité, pour que soit reconnue cette intoxication massive dont nous avons été victimes.
Nous avons relancé des actions dures autour du 27 février, 12e anniversaire de la destruction du Tripode : envahissement et occupation de l’Insee pendant un jour et demi, envahissement de la direction départementale des Finances publiques pendant une demi-journée, manifestation de rue le 27 février.
Rappelons que plusieurs ministres ont demandé ce classement au cours de ce quinquennat : M. Moscovici et M. Cazeneuve en 2013, et récemment M. Ayrault, à titre de ministre du Maedi et Sapin, au titre des Finances. Pourtant, le 28 février, le cabinet du Premier ministre a éludé la question et le conseiller social (?) de Sapin, M. Huward, a déclaré face à nos six ans de vie perdue, à nos malades et nos morts : « pas de pathos ici ! »
Est-ce l’effet de cette déclaration fracassante de M. Huward ? Les contacts ont repris et une réunion « juridique » sur le classement se tiendra le 14 mars à Bercy.
Quelles leçons tirer de cette saga de 30 ans ?
Nous constatons encore et toujours que tuer des salariéEs ne coûte pas bien cher dans nos sociétés industrielles et qu’il n’y a jamais d’argent pour la prévention. Nos collègues des Finances publiques de l’immeuble Graslin sont encore confrontés au refus d’une solution globale, alors que personne ne sait plus où est l’amiante dans ce bâtiment... C’est un combat commun.
Il existe dans nos administrations sur Nantes, au niveau de nos unions départementales et de nos fédérations, comme partout, une grande diversité d’opinions et des oppositions entre syndicats, qui sont nombreuses et légitimes.
Nous sommes collectivement très fiers d’avoir préservé depuis 30 ans l’unité des personnels et des syndicats autour du Tripode.
Le Tripode est devenu un symbole qu’on peut mourir de l’amiante ailleurs que dans le monde industriel : nous avons été utiles pour obtenir une circulaire prévention amiante Fonction publique en 2015 qui comporte de nombreuses avancées, pour que soit reconnu le danger liée à la contamination des archives par l’amiante. Nous avons été cités dans le projet de loi qui va déboucher ces prochains jours sur l’accès à la pré-retraite amiante pour les agents de l’État qui sont malades.
C’est pourquoi nous repartirons ces prochaines semaines pour d’autres actions dures.
Propos recueillis par Robert Pelletier