Entretien avec Ignace Garay, réalisé par Robert Pelletier
Dans la continuité du dossier « Nationalisation et appropriation sociale » publié dans le précédent numéro de cette revue, l’expérience de la longue lutte menée dans l’usine Sadefa à Fumel (47) méritait d’être relatée…
Tout d’abord qu’est-ce que la Sadefa à Fumel ?
C’est la Société aquitaine de fonderie automobile, longtemps entreprise phare et parmi les plus rentables du groupe Saint-Gobain-Pont-à-Mousson. L’usine est située dans une région où se côtoient les mines de fer et les barrages hydro-électriques à la base des fonderies et aciéries.
En 1970, nous sommes près de 4 000, avec 3 500 CDI et 500 intérimaires et CDD et des sous-traitants. Nous fabriquons des tuyaux pour la voirie, l’adduction d’eau, des pièces pour l’automobile, la SNCF, des chemises pour pistons de poids lourds, bateaux, des tuyaux spéciaux pour la chimie, la papeterie et l’agro-alimentaire, la voirie, l’adduction d’eau, des plates-formes off-shore et... Beaubourg et La Villette.
Dans l’usine, deux mondes cohabitent. D’un côté, la fonderie avec un grand nombre de travailleurs d’immigration récente (marocains, portugais), plus ancienne (espagnols, italiens) et encore plus ancienne, fort mélange de population : russes blancs, hongrois, juifs arrivés avant la Deuxième Guerre mondiale (planqués dans l’usine en se faisant appeler les Belges), réfugiés espagnols, anarchistes de la guerre d’Espagne. En 1970, un groupe anarchiste espagnol regroupe plus de 50 salariés. De l’autre, l’atelier d’usinage de 800 personnes, l’aristocratie ouvrière où est particulièrement implanté le PCF. Si tous les syndicats sont présents, la CGT est largement majoritaire.
Restructurations et luttes
À partir de 1975, les effectifs commencent à diminuer et la direction s’attaque à nos conditions de travail. C’est l’année d’une grande grève contre la remise en cause du temps de casse-croûte compris dans le temps de travail : trois semaines de grève extrêmement dure, piquets, affrontements avec la police. La direction renonce.
La combativité s’exprime au quotidien contre la hiérarchie, pour les déroulements de carrière et l’évolution des OS et surtout les conditions de travail qui sont très dures. Dans les équipes en 3x8, ceux de la journée font des pièces en avance pour les gars du soir et, la nuit, tu finis à minuit. Pour arrêter le travail, il suffit qu’un délégué monte sur un marbre, un coup de sifflet, et tout s’arrête. On fait toute sorte de grèves : par chantier, par atelier, les uns après les autres, on contrôle, ou plutôt on dérègle régulièrement la production, on choisit à l’entrée de l’usine qui fait grève et qui ne fait pas grève. Au total, jusqu’en 2000, tous les plans de licenciements sont annulés et nous touchons près de 14 mois de salaire.
En 1993, nouveau plan de licenciement prévoyant 300 suppressions de postes. La grève démarre dans l’atelier acier puis s’étend à la fonderie à plat puis à la fonderie chemise. C’est l’affrontement quotidien. Fumel c’est presque Belfast ! Nous retirons les 30 millions du compte du e
comité d’entreprise et commençons à les distribuer aux salariés. La direction recule. Il n’y a aucun licenciement. Mais, dans la foulée, la direction entame une violente répression pour briser la CGT : six camarades de la CGT seront, après des mois de bagarres et de procédures, licenciés par décision de justice.
Au début des années 1990, Pont-à-Mousson vend l’usine à un repreneur à la « Tapie » qui en 2000 la revend à UBS (Union des banques suisses) et la rebaptise Valfond. Les difficultés s’aggravent et la réduction d’effectif est régulière, même si elle est amortie par des départs anticipés pour travail en haut-fourneau (100 % à 55 ans), et pré-retraite amiante.
Reprise de l’activité
Après plusieurs années de réorganisations, de bagarres contre les suppressions de postes, la boîte est mise en dépôt de bilan en 2003. Je suis secrétaire d’un comité de groupe où la plupart des représentants sont des militants combatifs. Une dizaine de grèves ont lieu dans l’ensemble du groupe de 2000 à 2003. La direction du groupe n’a pas vraiment de projet. La liquidation semble inévitable. Fumel est dans les dernières usines du groupe sans repreneur. Plusieurs d’entre nous nous sommes rendus en Amérique latine ou au Pays basque pour étudier le fonctionnement de coopératives.
Nous refusons la liquidation et nous réunissons avec l’ensemble des salariés pour trouver une solution alternative. Nous décidons de nous bagarrer pour garder notre emploi et mener la bataille politique, de bâtir un projet de reprise de l’usine. Sans illusions. Nous n’avons jamais cru au socialisme dans un seul pays, alors le socialisme dans une seule usine... L’idée est de rester ensemble. Il y a des rapports de confiance, de respect, issus d’années de luttes communes. Pas question de toucher au salaire ou de détériorer les conditions de travail. La proposition est faite à l’ensemble des salariés. Après une année de discussion, nous proposons un redémarrage de l’activité avec la création d’une entreprise dans laquelle les salariés seront en partie actionnaires. Le tribunal de Nanterre ordonne la cession de l’entreprise pour l’euro symbolique.
Pour ceux qui ont 20 ou 25 ans de fonderie, il n’est pas question de placer leur prime de licenciement dans un projet hasardeux. Pour le capital, il y a deux collèges. Les cadres placent une somme personnelle, les ouvriers et employés placent l’argent bloqué au comité d’entreprise. Sadefa devient Fumel Technologie et 380 emplois sur 500 sont sauvés. Pour démarrer, on vend deux mois de production cachée dans des baraquements.
En 2005, la spéculation sur les minerais nous impose une dépense supplémentaire de 9 millions d’euros. Nous décidons de vendre la licence d’exploitation de l’électricité d’un barrage sur le Lot. Cela nous rapporte 11 millions et nous permet de tenir deux ans de plus.
Les salariés sont majoritaires au conseil d’administration et au conseil de surveillance. Tous les quinze jours se tiennent des réunions de salariés sur les conditions de travail, les salaires, les investissements. Une fois par mois, malgré les réticences des cadres chargés de la gestion nous présentons les comptes. On met en œuvre très concrètement une forme de contrôle ouvrier sur la gestion de l’entreprise.
Contradictions et tensions
Au quotidien ? tout n’est pas simple. Il y a des tensions entre l’encadrement et les ouvriers, liées à la différence de « classe » avec des histoires, des salaires différents. Tout le monde mais surtout les nouveaux embauchés s’étonnent que l’on puisse faire tourner une boîte sans discuter de profits, en se contentant d’une petite marge, en discutant du partage entre les investissements que souhaitent les cadres et les salaires que préfèrent les ouvriers. En tout cas, en quatre ans, nous avons réussi à nous octroyer 17 % d’augmentation et les départs « amiante » se sont fait avec un maintien de 105 à 110 % du salaire brut.
Etait-ce juste économiquement ? Pour les nouveaux embauchés, intérimaires et CDD, l’intégration est parfois difficile. Les « gamins » viennent travailler lundi, mardi, pas le mercredi et le vendredi, ils arrivent en retard. Chez les « anciens », les réflexions fusent : « à notre âge, on va pas se taper leur boulot ». Alors on discute avec eux et, petit à petit, ils comprennent les enjeux et restent pour travailler dans cette drôle d’entreprise.
Les gestionnaires rendaient compte au syndicat qui, lui, ne participait pas à la gestion. Il y avait une répartition des rôles. Les institutions représentatives du personnel ont été maintenues avec un élargissement de la représentation des syndicats au conseil d’administration et au conseil de surveillance. Pour ma part, j’ai quitté l’entreprise en 2003 et suis devenu « expert » bénévole pour le comité d’entreprise.
Côté marché et clients, nous bénéficions d’être sur des « niches » de production rares, complexes et chères. Caterpillar se fournit chez nous pour des prix bien supérieurs au marché, Rolls-Royce ferme des fonderies en Grande Bretagne et se fournit chez nous...
Isolés mais mobilisés
Politiquement et syndicalement, nous sommes isolés. La CGT, fédération et confédération, nous ignore. Le PCF se contente d’être absent. Le PS et le gouvernement ne nous ont apporté aucune aide, même pas des prêts avec pourtant la garantie de l’usine et de sa production. Pour Lutte Ouvrière et les anars, c’est de l’auto-exploitation ou de la collaboration de classe.
Nous ne nous percevions pas comme un modèle mais comme le résultat d’une histoire. Des productions particulières et une combativité qui n’a jamais faibli au long des années. La CGT largement majoritaire était animée par plus d’une dizaine de militants de la LCR et des militants du PC combatifs, des anars. La rencontre avec le mouvement des SCOP, la diffusion à 3 ou 4000 exemplaires du film1, des centaines de débats nous ont montré que notre expérience aurait pu se répéter ailleurs. Peut-être pas durablement, mais à la fois comme forme de lutte et comme moyen de conserver des emplois pendant des mois, des années pendant lesquels tu te bagarres, tu te payes. Il faut une équipe syndicale expérimentée qui tente de sortir de l’évènementiel pour prendre les devants : face à la liquidation de l’usine, qu’est-ce qu’on propose ? Qu’est-ce qu’on tente ?
En 2007, l’expérience a pris fin face aux nouvelles difficultés. Des repreneurs plus ou moins honnêtes se sont succédé et l’activité est centrée sur les tubes spéciaux et les chemises mais la fonderie pour l’automobile a disparu. Aujourd’hui l’usine, sous le nom de Metal Temple Aquitaine, compte 270 salariés.
[Note]
1. « Fumel, de feu, de fer, de rock », K Production