Après les manifestations armées et les centaines de morts et blessés des 3, 4 et 5 juillet1, les bolcheviks et l’avant-garde militante de Petrograd, calomniés et réprimés, se retrouvent minorisés. La réaction et les forces contre-révolutionnaires se sentent pousser des ailes. Des perspectives qui semblaient très favorables se sont brusquement assombries. Mais en moins de deux mois, la situation va totalement se retourner.2
Les « journées de juillet » peuvent être décrites comme un mouvement dans une certaine mesure spontané, reflétant l’impatience de l’avant-garde de masse (une avant-garde de dizaines voire centaines de milliers d’ouvriers et de soldats) qui faisait de Pétrograd l’épicentre du processus révolutionnaire ; mais dans une autre mesure, un mouvement organisé, principalement par un secteur du Parti bolchevique – la direction de son Organisation militaire, chargée de la propagande et du recrutement au sein des troupes. Un parti qui se trouvait alors sans ligne tactique claire, était traversé de nombreuses divisions et où différentes instances agissaient, parfois chacune pour leur compte, avec une large autonomie d’action.
Après des hésitations, le comité central bolchevique avait décidé de prendre la tête du mouvement. Considérant qu’une prise du pouvoir dans la ville de Petrograd – alors sans doute possible – aurait été prématurée et donc vouée à l’échec, il s’était efforcé de le maintenir dans un cadre politico-revendicatif, d’exigence et de pression sur la direction réformiste (menchevique et socialiste-révolutionnaire) des soviets, puis de permettre une retraite en bon ordre.3
La répression et ses limites
Dès le 6 juillet, le gouvernement provisoire déclenche sa contre-offensive, entraînant derrière lui toutes les forces qui défendent le système capitaliste ou sont liées l’ancien régime, avec la complicité de la direction réformiste des soviets. Cela commence par une campagne de calomnie, reprise dans la plupart des organes de presse et n’hésitant devant aucune fabrication, même les plus grossières : Lénine et les dirigeants bolcheviques sont des espions allemands, des agents payés par le gouvernement du Kaiser afin de saboter l’effort de guerre de la patrie russe.
Comme le signaleront nombre d’acteurs non bolcheviques puis tous les historiens sérieux, ces accusations ne reposent sur aucune base. Mais pendant quelque temps, cela « prend » dans les secteurs les moins conscients de l’armée et même dans certaines usines.
La répression directe ne tarde pas à s’abattre : la presse bolchevique est interdite (mais reparaîtra bientôt sous de nouveaux titres), ses imprimeries sont saccagées, ses locaux officiels attaqués et saisis. Plus de 800 dirigeants et militants radicaux de Petrograd, dans leur grande majorité bolcheviques, sont emprisonnés au cours du mois de juillet. Parmi eux, Kamenev, Kollontaï, Raskolnikov, ainsi que les dirigeants de l’organisation interdistricts (qui rejoint le Parti bolchevique à la fin du même mois), Trotsky et Lounatcharsky.
Des régiments de la garnison ayant pris part aux journées de juillet sont désarmés, démantelés ou dissous, envoyés au front. Une campagne de récupération des armes est lancée auprès de la population avec force menaces – mais peu de succès dans les usines. La peine de mort, abolie après Février, est rétablie sur le front « pour les militaires coupables de certains crimes des plus graves ». Dans le même temps, les groupes d’extrême droite s’enhardissent, les agressions contre des militants et des ouvriers se multiplient, on assiste à nouveau à des débuts de pogromes.
Lénine prend la sage décision de ne pas se laisser arrêter, passe dans la clandestinité et, accompagné de Zinoviev, part se cacher dans la forêt autour de Petrograd puis dans la proche Finlande. Signe du trouble existant au sein de la direction bolchevique, plusieurs de ses membres lui ont pourtant conseillé de se livrer afin de pouvoir défendre dans un procès public son honneur et celui du parti. Une délégation du comité central va même rendre visite au bureau, menchevique et SR, de l’exécutif pan-russe des soviets, pour lui demander s’il est à même de garantir la sécurité personnelle de Lénine et l’organisation d’un procès juste (la réponse, qui s’apparente à un « non », tranche le débat).
Les effets de la vague répressive restent malgré tout limités. Les emprisonnés – dont aucun n’est jamais passé en procès – commencent à être libérés au bout de quelques semaines et la majorité, dont Trotsky et les autres principaux dirigeants, le sont à la fin août à la faveur de « l’affaire Kornilov » (quelques-uns, principalement des soldats accusés d’actes séditieux, devront cependant attendre la révolution d’Octobre pour retrouver l’air libre). Lors de la répression de juillet, les bolcheviks n’ont d’ailleurs à déplorer dans leurs rangs qu’un seul mort, le jeune militant Ivan Voïnov, assassiné par un militaire lors de son arrestation.
A cela, deux raisons principales. La première est la faiblesse du gouvernement Kérensky, que les ministres du parti cadet (constitutionnel-démocrate, représentant la bourgeoisie « libérale ») viennent de quitter, qui est ébranlé par l’échec retentissant de l’offensive militaire qu’il avait préparée et annoncée de longue date, et qui n’a en réalité à sa disposition que très peu de troupes « fiables », la plupart acheminées en urgence depuis le front. L’autre est les hésitations des directions réformistes, menchevique et SR, qui tout en condamnant avec virulence la politique et l’action des bolcheviks, et en réaffirmant leur soutien au gouvernement, auquel appartiennent plusieurs de leurs responsables, craignent que la réaction anti-bolchevique ne débouche sur une montée des forces contre-révolutionnaires susceptible de menacer tous les courants socialistes, y compris les leurs. C’est ce qui explique (avec aussi des pressions de leur base) qu’en contradiction apparente avec sa politique, l’exécutif des soviets proteste contre l’arrestation sans preuves des dirigeants bolcheviques et dénonce comme une calomnie les accusations de trahison portées à leur encontre.
Il vaut la peine de citer, à ce propos, l’analyse de Trotsky dans son Histoire de la révolution russe : « les conciliateurs eussent été tout à fait disposés à permettre le définitif écrasement des bolcheviks s’il n’avait été évident qu’ayant réglé leur compte à ces derniers, les officiers, les cosaques, les chevaliers de Saint-Georges et les bataillons de choc écraseraient les conciliateurs eux-mêmes. Les cadets voulaient aller jusqu’au bout pour balayer non seulement les bolcheviks, mais les soviets. Cependant, ce n’est pas par hasard que les cadets se trouvaient, à tous les moments graves, hors du gouvernement. En fin de compte, ils en étaient expulsés par la pression des masses, irrésistible, en dépit de tous les tampons conciliateurs. »4
Plus généralement, cette situation met en évidence l’absence totale d’unité et de cohérence au sein du bloc pro-capitaliste (réformistes, bourgeois « libéraux », monarchistes), la persistance, par-delà les aléas de la conjoncture, des immenses contradictions traversant l’ensemble de la société et, de ce fait, la force potentielle des bolcheviks qui – cas unique dans l’histoire des partis révolutionnaires modernes – vont réellement « dans le sens de l’histoire ». Nombre de rapports indiquent d’ailleurs que non seulement leur organisation n’est pas fondamentalement affectée par la répression mais que, passés les premiers moments de confusion, son influence politique dans la classe ouvrière tend rapidement à retrouver ses niveaux antérieurs.
Tirer un trait sur les soviets ?
Durant ce mois-là, un débat va cependant polariser le Parti bolchevique. Il est lancé par des thèses (« La situation politique – en quatre points »5) que Lénine rédige le 10 juillet – depuis son refuge clandestin – en vue d’une conférence du comité central convoquée pour les 13 et 14 de ce mois, et à laquelle sont invités des représentants de l’Organisation militaire ainsi que des comités de Pétrograd et de Moscou. Pour Lénine, la situation a changé radicalement et l’orientation du parti doit donc être modifiée en fonction de ces nouvelles conditions : « la contre-révolution (…) s’est emparée du pouvoir d’Etat (…) L’essentiel du pouvoir est en fait exercé par une dictature militaire (…) Les dirigeants des soviets et des partis socialiste-révolutionnaire et menchevique (…) ont transformé les soviets et leurs partis en paravents de la contre-révolution. »
Il en résulte que « tous les espoirs en un développement pacifique de la révolution russe ont définitivement disparu. » Or, « le mot d’ordre qui correspondait à cette possibilité était le passage de tous le pouvoir aux soviets. A l’heure actuelle, ce mot d’ordre a cessé d’être juste car il ne tient pas compte de la dictature militaire et du fait qu’en pratique, les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks ont complètement trahi la cause de la révolution. » Le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets », qui synthétisait la politique des bolcheviks depuis avril, doit donc être abandonné et il faut lui substituer la tâche – dont la définition reste très générique – de « rassembler les forces, les réorganiser et les préparer fermement à l’insurrection armée, au cas où le déroulement de la crise permettrait à celle-ci d’avoir réellement un caractère de masse englobant l’ensemble du peuple ».6
Ces thèses rencontrent cependant une forte opposition dans le parti. Soumises au vote lors de la conférence du comité central des 13 et 14 juillet, elles y sont battues par 10 voix contre 5. Le débat se poursuit dans la conférence bolchevique de Petrograd-ville du 16 juillet, où ces positions ne parviennent pas non plus à s’imposer, puis dans le 6e congrès du parti (26 juillet au 3 août), où une commission rédige une résolution de compromis qui, sans reprendre le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets », ne remet pas en cause la poursuite du travail en leur sein.
Apprenant le rejet de ses thèses, Lénine explique plus longuement sa position dans un texte du 15 juillet, « A propos des mots d’ordre ».7 Il souligne que par « développement pacifique de la révolution », il fallait entendre un changement d’orientation et de direction à l’intérieur des soviets, permettant que ceux-ci assument le pouvoir d’Etat, et réaffirme que « la lutte pour le passage en temps voulu pour le pouvoir aux soviets est terminée. Le développement pacifique a été rendue impossible. » Puisque « la bourgeoisie contre-révolutionnaire (…) s’est adjoint les partis petits-bourgeois socialiste-révolutionnaire et menchevique », « réclamer la transmission du pouvoir aux soviets serait aujourd’hui du donquichottisme ou une dérision. Lancer ce mot d’ordre reviendrait à tromper le peuple ». En effet « la clique militaire, les Cavaignac appuyés par les troupes réactionnaires amenées à Petrograd, par les cadets et les monarchistes (…) ne peuvent être vaincues que par les masses révolutionnaires du peuple (…) conduites par le prolétariat », lesquelles doivent pour cela « se détourner des partis socialiste-révolutionnaire et menchevique, traîtres à la révolution. »
Plus loin, il apporte une précision importante : « il ne s’agit pas de disserter sur les soviets en général, mais de combattre la contre-révolution actuelle et la trahison des soviets actuels » ; « les soviets pourront et devront faire leur apparition dans cette nouvelle révolution [celle à venir] ;pas les soviets d’aujourd’hui, pas ces organes d’entente avec la bourgeoisie, mais des organes de lutte révolutionnaire contre la bourgeoisie. Nous resterons, alors aussi, partisans d’un Etat bâti sur le type des soviets, c’est certain. »
Comme on le sait, c’est pourtant au sein des soviets alors dits « actuels » que les bolcheviks et leurs alliés vont à partir de septembre conquérir une majorité, avant que le pouvoir ne leur soit transmis presque sans effusion de sang (du moins à Petrograd) le 25 octobre, à l’ouverture de leur second congrès pan-russe…
Deux grands types d’interprétation ont été donnés du changement de perspective et de la nouvelle orientation défendus à ce moment par Lénine. Pour de nombreux commentateurs, issus d’un vaste spectre idéologique (bourgeois, réformiste, anarchiste, conseilliste…8), c’est la preuve que « Tout le pouvoir aux soviets » n’était qu’un slogan creux, une habile tactique ou manœuvre destinée dès le début à couvrir et faciliter la mise en place d’une dictature bolchevique. Pour l’historiographie soviétique « officielle », il n’y a nulle contradiction entre ces formulations et ce qui s’est finalement produit, l’inversion de tendance à partir de la fin août ayant si profondément renouvelé les soviets que l’on peut largement les considérer comme ayant été nouveaux, ces « organes de lutte révolutionnaire contre la bourgeoisie » que Lénine appelait de ses vœux.
En fait, mis à part les positions de la tendance « de droite » dirigée par Kamenev, qui rechigne toujours (et va continuer…) à rompre tous les liens avec les réformistes, le débat du mois de juillet porte sur deux points qui sont alors décisifs : d’une part, l’appréciation de l’évolution exacte du rapport des forces global (à ce moment-là, comme ses écrits en rendent compte, Lénine a une perception plus pessimiste que nombre des cadres du parti), de l’autre, celle de la dynamique à l’œuvre à l’intérieur de la classe ouvrière et des soviets. L’un des grands intérêts du livre de Rabinowitch (cf. note 2) est d’en donner un aperçu, concis mais clair.
Lors de la conférence de Petrograd-ville du 16 juillet, Volodarsky, à ce moment l’un des dirigeants du comité de Pétrograd, conteste l’analyse de Lénine : « alors que les dirigeants [mencheviks et SR] vont vers la droite, les masses vont vers la gauche (…) La petite-bourgeoisie basculera de notre côté. En ayant cela à l’esprit, il est clair que le mot d’ordre "Tout le pouvoir aux soviets" n’est pas obsolète. » Et de fait, alors que les organes centraux des soviets, non renouvelés de longue date, restent entre les mains des « conciliateurs », le poids de la gauche s’accroît dès la fin juillet au sein des soviets de districts, en contact plus étroit et direct avec les masses.
Au second congrès du parti, fin juillet-début août, des quinze délégués qui prennent la parole sur la discussion générale, huit se déclarent favorables au maintien du slogan « Tout le pouvoir aux soviets ». Ioureniev, l’un des cadres provenant de l’organisation interdistricts, rappelle que les bolcheviks se sont, jusqu’à présent, construits principalement au sein des soviets, puis demande en quoi le maintien de l’ancien mot d’ordre serait contradictoire avec une révolution violente. Pour le dirigeant de Bakou, Djaparidzé, « tandis que nous vivons une période de contre-révolution, nous devons lutter pour les soviets et, comme défenseurs révolutionnaires de l’idée des soviets, nous y gagnerons la prépondérance. »9 Volodarsky, à nouveau, estime que dans cette conjoncture on ne peut pas maintenir tel quel l’ancien mot d’ordre, mais qu’il ne faut pas non plus « jeter le bébé avec l’eau du bain » ; aussi propose-t-il d’avancer « Tout le pouvoir au prolétariat, soutenu par la paysannerie pauvre et la démocratie révolutionnaire organisée dans les soviets de députés ouvriers, soldats et paysans .»
La résolution de compromis du congrès clôt de fait le débat. Lénine, qui ne semble plus être intervenu sur ce sujet, consacre les semaines qui suivent à rédiger, toujours depuis son refuge finlandais (il ne reviendra à Petrograd que le 7 octobre), les pages de L’Etat et la révolution.
L’affaire Kornilov et le grand renversement
Pendant ce temps, rien ne s’améliore cependant dans la situation générale du pays. La crise économique et les pénuries continuent voire s’aggravent encore. L’armée allemande s’est emparée de la ville portuaire de Riga ainsi que d’îlots dans la Baltique, ce qui fait peser une menace plus directe sur Petrograd. Et l’été est marqué par l’immense jacquerie qui embrase les campagnes dans pratiquement tout le pays.
Le 25 juillet, après trois semaines de vacance, un nouveau gouvernement est enfin mis en place. Neuf ministres « socialistes » s'y trouvent formellement en majorité mais ne jouent en réalité qu’un rôle très secondaire. L’essentiel des prérogatives est concentré sur la personne de Kérensky (avec son entourage de conseillers), qui se pose de plus en plus en bonaparte mais sans avoir aucune possibilité de s’élever à la hauteur d’une telle ambition.
Quelques jours plus tôt, le 19 juillet, le même Kérensky avait nommé le général Lavr Kornilov au poste de commandant en chef des armées. Un Kornilov présenté par les milieux de droite comme un héros et le potentiel sauveur de la nation mais qui, selon la description cruelle de l’un de ses collègues et prédécesseurs, le général Alexeiev, a « le cœur d’un lion et la cervelle d’un mouton ». Tant Kérensky que Kornilov poursuivent des objectifs contre-révolutionnaires, mais la survie du premier dépend du soutien maintenu des directions réformistes de la « démocratie », tandis que le second est par toute son histoire lié aux secteurs monarchistes et d’extrême droite. L’un pense utiliser habilement l’autre, et réciproquement. Pour décrire cette étrange situation, faisons à nouveau appel à Trotsky :
« Le condescendant et souple Broussilov, nommé à la place du circonspect officier de bureau Alexeïev, qui avait fait des objections à l’offensive, était maintenant destitué et remplacé par le général Kornilov. La permutation était motivée de différentes manières : aux cadets, on promettait que Kornilov établirait une discipline de fer ; aux conciliateurs, on affirmait que Kornilov était l’ami des comités et des commissaires (…) En réplique à cette haute nomination, Kornilov expédia au gouvernement un nouvel ultimatum : il n’acceptait son poste qu’aux conditions suivantes : "Responsabilité devant sa propre conscience et devant le peuple ; interdiction d’intervenir dans les nominations aux postes élevés du commandement ; rétablissement de la peine de mort à l’arrière."
(…) Le programme de Kornilov, comprenant la militarisation des usines et des chemins de fer, l’extension de la peine de mort à l’arrière, et la subordination au Grand Quartier Général de la région militaire de Petrograd avec la garnison de la capitale, avait été entre-temps connu des cercles conciliateurs. Derrière le programme officiel, l’on en devinait sans peine un autre, non exprimé mais d’autant plus effectif. La presse de gauche donna l’alarme. Le comité exécutif proposait une nouvelle candidature au poste de généralissime en la personne du général Tcheremissov. On se mit à parler ouvertement de la démission prochaine de Kornilov. La réaction fut en émoi. »10
Kérensky, dans une situation de plus en plus précaire, tente de retrouver une légitimité en organisant à la mi-août, à Moscou (loin de Petrograd…), une « conférence d’Etat » regroupant des représentants des organisations de masse (soviets, syndicats…), des administrations locales (municipalités…), ainsi que des représentants la « société civile » – en réalité, avant tout du patronat. La conférence est accueillie, le jour de son inauguration, par une grève générale déclenchée à l’initiative des bolcheviks de la ville (la buvette du théâtre Bolchoï, où elle se déroule, est fermée, l’électricité dans le bâtiment se retrouve coupée…). Et il n’en sort rien, l’échec est retentissant.
Le 26 août, estimant que Kérensky est devenu contre son gré l’otage du soviet, Kornilov exige que lui soit attribué des pouvoir dictatoriaux. Le 27, il reçoit de Kérensky un télégramme l’informant de sa destitution. Croyant toujours que le ministre-président du gouvernement provisoire agit sous la contrainte, Kornilov ordonne à ses troupes de faire route vers Petrograd. Dès que la nouvelle est connue, l’ensemble des organisations ouvrières et populaires, révolutionnaires comme réformistes, s’unissent dans un « Comité pour la lutte contre la contre-révolution ». Avec les bolcheviks au premier rang, les régiments de la capitale se mettent en ordre de bataille, les ouvriers d’usine s’organisent en détachement armés, la population laborieuse creuse des tranchées.
Mais les troupes de Kornilov, qui voyagent en train, sont systématiquement ralenties et égarées par les cheminots et ne réussiront jamais à atteindre la capitale. A cela s'ajoute le fait que pour les convaincre de se mettre en mouvement, leurs chefs leur avait dit qu’il s’agissait d’aller sauver les acquis menacés de la révolution : en maints endroits, les détachements korniloviens sont retournées par des agitateurs envoyés par le soviet de Petrograd ou ceux de localités proches. L’affaire tourne au fiasco puis à la débandade, sans qu’un coup de feu ait pratiquement été tiré – sauf, parfois, par des soldats contre leurs propres officiers.
Kornilov prend la fuite – il trouvera la mort quelques mois plus tard – mais Kérensky, dont la complicité sur le fond avec les putschistes apparaît désormais au grand jour, est plus fragilisé que jamais, comme le sont aussi les directions réformistes qui continuent envers et contre tout à lui prodiguer leur soutien. La démocratie bourgeoise a montré toutes ses limites, son incapacité à résoudre les problèmes du pain, de la paix, de la terre, et plus généralement à donner vie à une voie autonome entre la révolution sociale et la contre-révolution.
Au contraire, pour les bolcheviks dont toute la propagande se trouve confirmée par les faits, le courant s’inverse, totalement et définitivement. Début septembre, ils remportent la majorité au soviet de Petrograd, où Trotsky retrouve la présidence qu’il avait déjà occupée en 1905. Puis c’est au tour du soviet de Moscou… Bientôt, la prise du pouvoir sera à l’ordre du jour.
Jean-Philippe Divès
- 1. Correspondant aux 16, 17 et 18 juillet dans le calendrier occidental, que la Russie adoptera à compter du 1er février 1918. Toutes les dates citées ici correspondent au calendrier « julien » qui restait alors en usage.
- 2. es principales sources utilisées pour cet article ont été : - L’ouvrage de 1976 d’Alexander Rabinowitch, « Les bolcheviks prennent le pouvoir – La révolution de 1917 à Petrograd » (chapitres 1 à 10), récemment traduit et édité en français (La Fabrique, 2016) ; - Le livre d’Orlando Figes, « La Révolution russe. 1891-1924 : la tragédie d’un peuple » (deux tomes en poche chez Denoël, collection Médiations, 2007), en particulier son chapitre 10 « L’agonie du gouvernement provisoire » ; - Le tome 1 (deuxième partie, chapitres I et II), « La conquête du pouvoir », du livre de Marcel Liebman « Le léninisme sous Lénine » (Seuil, 1973) ; - Les œuvres complètes de Lénine (5ème édition en français, Editions sociales, Paris, Editions du progrès, Moscou), en particulier leur tome 25 qui couvre la période de juin à septembre 1917 ; - Et bien évidemment, l’« Histoire de la révolution russe » de Léon Trotsky (disponible en poche aux éditions du Seuil), chapitre 23 à 36 du second tome « Octobre ». Mais beaucoup plus pour le panorama général et la puissance des analyses qui sont développées dans ce cadre, que sur l’histoire des débats au sein du Parti bolchevique durant cette période, une question sur laquelle l’auteur reste discret voire souvent muet (certainement pour des raisons liées au combat politique qu’il menait au moment de la parution de ce livre – en 1930 – vis-à-vis du Parti communiste de l’Union soviétique et de l’Internationale communiste).
- 3. Voir « Crise de juin, journées de juillet – Impatience de masse et gauchisme politique dans la révolution », revue l’Anticapitaliste n° 88, juin 2017.
- 4. Tome 2 « Octobre », chapitre 27 « La contre-révolution relève la tête ».
- 5. La version publiée dans la presse bolchevique, après que certains points en aient été édulcorés, figure dans le tome 25 des œuvres, pages 189-192. On trouve le texte original de Lénine dans le tome 45, pages 459-462.
- 6. Selon Ordjonikidzé puis Trotsky, Lénine envisageait alors que l’ancien rôle révolutionnaire des soviets soit repris par les comités d’usine, mais on ne trouve pas trace de cette idée dans ses écrits.
- 7. Œuvres, tome 25, pages 198-206.
- 8. C’est ainsi, en gros, la thèse développée par Oskar Anweiler dans son étude sur « Les soviets en Russie – 1905-1921 » (Gallimard, 1972), un ouvrage par ailleurs fort utile de par la somme d’informations qu’il apporte.
- 9. Les citations sont retraduites de l’édition originale en anglais – celle dont l’auteur de l’article dispose.
- 10. Tome 2 « Octobre », chapitre 27 « La contre-révolution relève la tête ».