Publié le Jeudi 17 septembre 2020 à 18h01.

Dissidence et résistance aux Antilles et en Guyane pendant la Seconde Guerre mondiale

Les terres de Guyane, de Martinique, de Guadeloupe et ses dépendances1, sont en 1939-1945 des lambeaux caribéens de la colonisation française ayant débuté au XVIIe siècle. On disait alors qu’elles étaient de « vieilles colonies ».

 

Or en 1939, il y a moins d’un siècle que l’esclavage a été aboli (1848) et 108 ans (depuis 1831) que la traite négrière devenue clandestine a été surmontée. Ces nouvelles sociétés post-abolitionnistes ont affronté de nombreux drames en quatre-vingt-dix ans.

Une société post-abolitionniste face à ses traumatismes

Ce furent d’abord les 18 années du régime de Napoléon III pendant lesquelles une fraction des anciens maîtres a cru pouvoir revenir sur les acquis des révoltes de mai-juin 1848 et a fait perdurer les préjugés racistes, les rigoureux modes de vie ségrégationnistes et les pratiques bien affirmées d’exploitation de classes.

Ces sociétés vécurent ensuite les trois phases de la terrible crise du sucre de canne entre 1884 et 1910, entraînant une affreuse misère dans les campagnes tant pour les afro-descendants que pour les émigrés récents (Hindous, Chinois et Congos, ces derniers aussi afro-descendants). Cette débâcle a généré une résistance populaire suivie en contrepoint de multiples massacres d’ouvrierEs agricoles comme par exemple celui de février 1900 au François (en Martinique) ou de l’usine Sainte-Marthe en février 1910 (en Guadeloupe) ou à Capesterre en mars 1910 (toujours en Guadeloupe). La Guyane pour sa part connut les tragédies liées au bagne (répression des fuyards et des révoltés chez les relégués et les déportés) et de récurrentes émeutes populaires dans d’autres secteurs.

Ces sociétés subirent encore, dans l’entre-deux guerres, les enchaînements catastrophiques du contingentement du rhum que les planteurs s’appliquèrent à faire payer aux ouvrierEs d’usine et de champs par des despotiques baisses de salaire. Ce fut de nouveau, une époque de fermes luttes des travailleur/ses face à une répression brutale et meurtrière et d’assassinats de militants syndicaux et politiques (dont André Aliker en Martinique en 1934). La célèbre marche de la faim en février 1935 à Fort-de France est -ne illustration de cette vigoureuse riposte. Cette faim des pauvres et surtout des gens des campagnes pour ces trois zones, n’était que le prolongement dans tout le bassin caribéen de la crise capitaliste mondiale de 1929.

Toutefois, avec cette résistance populaire consistante dès la fin du XIXe siècle, un mouvement syndical endurant, axé sur la lutte de classes, se développa pour aboutir, au moment du Front populaire dans les années 1930, tant en Guadeloupe qu’en Martinique, à des affiliations à la CGT. Concomitamment, l’idéologie socialiste s’ancrait (voir un article de Rosa Luxemburg en 1898 sur Hégésippe Légitimus en Guadeloupe) tandis que l’idéologie communiste en Martinique put arracher l’élection d’un conseiller général en 1937.

La petite bourgeoisie noire et mulâtresse émergente et le vibrant rêve français

Cette ébullition des idéologies socialistes et communistes, mûrie par un jaillissement de l’action syndicale combative qui payait de lourds tributs humains, venait-elle en contrepoint de la pratique politique des Républicains, issus des couches élitistes des Noirs et des mulâtres ?

Ceux-ci, pendant soixante-dix ans, avaient d’abord intégré quelques activités économiques lucratives dans les distilleries traditionnelles, s’étaient implantés dans les professions libérales et les fonctions administratives, avaient acquis largement, sous la Troisième république, les mandats politiques, s’étaient montrés farouchement opposés à la « plantocratie des Blancs créoles » (comme ils disent) quand bien même ils réalisèrent plusieurs fois des compromis incontestablement douteux.

Leur républicanisme s’habilla de la glorification de la République de 1792 abolissant l’esclavage, le 4 février 1794 (16 pluviôse an II).

Ils s’attachèrent de même, sentimentalement, aux abolitionnistes des années 1820 à 1848 comme Schoelcher, Arago, Isambert et même aux plus modérés de la Seconde république de 1848 Garnier-Pagès, Lamartine ou Armand Marrast.

Avec la Troisième république de 1870, leur inclinaison politique les lia aux républicains modérés en France, puis plus tard ils s’amarrèrent aux radicaux et radicaux socialistes. Ils manifestèrent un incontestable penchant pour l’anticléricalisme et adhérèrent pour beaucoup d’entre eux à la franc-maçonnerie.

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, la nouvelle élite noire et mulâtresse (petite bourgeoisie conquérante) s’affichait Républicaine-schœlchériste : c’était l’idéologie dominante dans ces trois « vieilles colonies ». Cette société politique émergente s’exerçait à l’apprentissage de certaines compétences dans un climat de relations tendues avec les planteurs.

Leur idéologie imprégnait la population et dominait dans le champ politique. Elle présentait l’idée de l’assimilation avec la France comme parée de toutes les couleurs vertueuses : à savoir l’acquisition de toutes les lois gagnées par le mouvement ouvrier dès la fin du dix-neuvième siècle. C’était évidemment une perspective souriante pour les communautés guyanaise et antillaise qui dans leur combat de races et de classes percevaient comme une aubaine cette option les soustrayant à l’étreinte des planteurs, dont une large minorité espérait, sinon le retour à l’esclavage, en tout cas un ersatz de travail forcé et non réglementé.

Le drame et le terrible choc patriotique que fut l’armistice du 24 juin 1940

La déclaration de guerre, le 3 septembre 1939, à l’Allemagne fut accueillie avec exaltation par les GuadeloupéenNEs, les GuyanaisEs, les MartiniquaisEs. Plein d’hommes se précipitèrent pour répondre à la mobilisation générale et aller défendre la « mère-patrie ». Dans les écoles, dans la cour le matin, on procédait au lever solennel du drapeau et on éructait des refrains patriotiques ; le soir on défilait dans la cour au pas cadencé toujours avec des chants altiers.

On nomma l’amiral Robert, commandant en chef des forces militaires françaises de l’Atlantique Ouest (Antilles, Guyane, Saint-Pierre-et-Miquelon) et aussi administrativement Haut-Commissaire de la République pour les Antilles-Guyane avec sous son autorité les trois gouverneurs. Il siégea à Fort-de-France.

Quelques personnalités républicaines-schœlchéristes locales importantes jouant un réel rôle dans la vie citoyenne et administrative de ces régions, témoignent avec ardeur de leur attachement à la France. On y compte l’administrateur guyanais Félix Éboué qui fut secrétaire général du gouvernorat de Martinique, puis gouverneur de la Guadeloupe et nommé depuis 1939 gouverneur du Tchad. En Guadeloupe, le conseiller général socialiste Paul Valentino, brillant orateur, a un crédit considérable. En Martinique, le radical socialiste Victor Sévère, maire de Fort de France, est incontestablement celui qui pèse depuis un demi-siècle dans la vie politique locale, quand bien même sa rivalité avec le très populaire et actif socialiste député-maire de Sainte Marie et président du conseil général, Joseph Lagrosillière, alimente les secousses politiciennes. Ces quatre personnalités, malgré leurs orientations politiques divergentes, vénèrent ardemment leur mère-patrie : la France. Ils approuvent pleinement la venue de l’amiral Robert devant permettre la victoire de la France.

La drôle de guerre enterrée par l’armistice le 24 juin 1940, affligea le « patriotisme » des colonisés de ces trois territoires. Dans les écoles et aux lycées, intituteurs/rices et professeurEs en parlant de cela avec leurs élèves, sanglotaient. Dans les familles, les gens pleuraient sachant « Paris occupée et étant fiers d’appartenir à cette nation martyre : leur mère patrie2 ».

Sur le plan politique, les trois conseils généraux des trois colonies se réunirent immédiatement pour affirmer leur désir de continuer à se battre pour sauver la France et ce fut le fait aussi d’une forte majorité de conseils municipaux.

Cependant l’amiral Robert se mettait au service du Maréchal Pétain.

Supercheries du haut-commissaire amiral Robert pour rallier le régime de Vichy

L’amiral Robert utilisa au début toute une habile argumentation pour mystifier les populations et les élus des trois territoires sous sa coupe, lorsqu’il se rallia au régime de Vichy.

Il se justifiait d’avoir à garder une large partie de l’or de la Banque de France. Il détenait un corps de 2 500 marins autour du croiseur de l’Émile-Bertin et de 14 autres navires de combat. Il disposait d’une flotte de 114 navires. Il négociait avec les USA pour le ravitaillement en vivres, en carburant et en échanges avec la région proche. Cela était subrepticement présenté comme des atouts pour une future reprise de la guerre pour libérer la France quand le moment serait venu. On ébruitait l’idée que le vainqueur de Verdun tactiquement trompait l’ennemi et l’occupant.

Il sut aussi susurrer le chant sirupeux de sa propagande et des sirènes du régime pour glorifier « le travail, la famille, la patrie ». Il trouva une certaine marge dans une population qui avec ses élites (malgré des influences très variables des républicains, francs-maçons, socialistes, communistes), communiaient dans une vision assimilationiste sous l’image tutélaire et très populaire chez tous les progressistes d’alors de Victor Schoelcher. C’est l’époque où le clan des planteurs se mit à revendiquer Schœlcher qu’ils avaient détesté presque tout un siècle.

Il parvint à retarder la confrontation entre les hantises réactionnaires et fascisantes de Vichy sous les Tropiques et les idéaux de la petite bourgeoisie progressiste et d’un mouvement ouvrier en quête difficile et incertaine de son autonomie de pensée. Il fallut tout un temps pour que les idéologies et les mentalités évoluent et se débarrassent de leurs contradictions.

Dans ces hantises que Robert met en place dès ses premiers mois de collaboration, on trouve pêle-mêle la haine et la filature des juifs, des francs-maçons, des athées, des homosexuels, des communistes, de tout ce qui peut évoquer la moindre rébellion contre l’ordre injuste du monde et bien entendu le suprémacisme blanc. Il sut même détourner le mépris vers la minuscule communauté italienne que l’on accusa de soutenir Mussolini et l’invasion de l’Éthiopie.

La mémoire collective aux Antilles et en Guyane a retenu l’intense misère due à la disette et à la sous-alimentation provoquant une effroyable surmortalité, la débrouillardise obligée pour survivre, les produits de substitution et surtout le racisme étalé du régime pro béké s’ajoutant à celui brutal des marins de l’Émile-Bertin et de la Jeanne-d’Arc par ailleurs se comportant en privilégiés et profiteurs.

On a gardé le souvenir des maires nommés, des trois conseils généraux dissous et remplacés par des conseils locaux composés en majorité de planteurs bekés3, d’administrateurs blancs et de représentants du haut négoce. Une domination békée fortement renforcée par le régime vychiste de Robert. On n’a cessé de se remémorer la répression et la traque de la « dissidence » commencée dès 1940.

Sur place, le fond bigarré des idéologies a formaté les résistances à l’oppression. La puissante aspiration à la promotion sociale, à l’égalité et à la dignité chercha à se frayer un chemin ballotté entre la haine de Vichy, de l’occupation et de l’autoritarisme de Robert. Globalement, les clivages idéologiques recoupèrent la grande fracture sociale de l’histoire de cette région : les Békés d’un côté, les peuples de l’autre.

Comment tous ces éléments vont s’imbriquer pour remettre en cause un régime d’abord bien accueilli mais peu à peu de plus en plus honni ?

La dissidence, la résistance, les soulèvements populaires et la fuite de Robert

Si l’amiral Robert est contraint à la fuite en juillet 1943 après quatre ans de Haut-Commissariat, c’est bien parce qu’un bouleversement politique s’est imposé.

Que s’est-il passé ? Comment caractériser cet événement ? Faut-il parler d’une révolution sinon sociale mais au moins politique ? Cette interrogation existe quand les soulèvements de Guyane en mars 43, de Guadeloupe en avril et mai 43 et le soulèvement de juin 1943 de Tourtet et de Fort-de-France sont de fait exclus des dates célébrées ? Tant les assimilationistes avec Wéber en Guyane4, Valentino en Guadeloupe5, Tourtet, Rimbaud, Sévère en Martinique6, que les communistes qui étaient un tout petit nombre, hésitent fortement à souligner leur rôle.

En fait le mouvement ultérieur de la décolonisation avait totalement déconsidéré ces engagements héroïques ancrés dans l’obsession de l’assimilation surtout que le caractère hétéroclite des forces rebelles (quelques békés et notables, petite et moyenne bourgeoisies « patriotiques françaises », poignée de communistes, masses populaires de plus en plus hostiles au régime) explique une totale dépendance par rapport au gaullisme naissant et triomphant.

Le désamour avec le régime de Vichy se manifeste dès la fin de 1941, la dissidence prend vraiment corps, ancrée dans quelques manifestations populaires éparses. C’est par exemple le cas à Grand-Rivière en Martinique en mai 1942. Cette dissidence ne fait que se renforcer au cours de cette même année et au premier semestre de 1943. Prennent de l’ampleur, tant en Guadeloupe qu’en Martinique, la fuite en canots vers Antigua, Montserrat, la Dominique, Sainte-Lucie. On y voit bien des lycéens dont Frantz Fanon7 qui part « sauver sa France ».

En Guadeloupe, contre les marins de la Jeanne-d’Arc, contre les procès et les internements de Valentino, les attaques contre les postes de police ou la résistance face aux marins se multiplient. Dès juin 43, le gouverneur Sorin ne maîtrise plus la situation.

En Guyane, c’est le gouverneur Wéber qui sous la pression populaire déclare le territoire en dissidence et rallié aux FFL.

Pour la Martinique, siège du Haut-Commissariat, une pétition quasi confidentielle demanda à Robert de rejoindre le camp gaulliste, puis on arriva à une célébration hasardeuse de l’appel du 18 Juin, en passant par quelques réunions clandestines. Les mouvements d’humeur dans la population, attisés par la détestation des marins de Robert et les frustrations matérielles liées au blocus, s’expriment dans la rue à la fin du mois de juin 43. On passa à la conjonction de la rébellion de Tourtet à Balata et des manifestations de plus en plus puissantes, dont 10 000 personnes tout autour de la caserne Galliéni. Ainsi donc, défection d’une grande partie des forces militaires passées à De Gaulle, mobilisation populaire et paralysie de la répression du fait de l’isolement du régime et de la maladresse du chef sont les ingrédients classiques de tout soulèvement victorieux.

 

Les trois territoires à la date du 14 juillet 1943 sont en dissidence du régime de Vichy et se mettent à la disposition du Comité français de la libération nationale. On passa très vite sous silence ces luttes menées dans les colonies.

  • 1. Les dépendances de Guadeloupe sont : Désirade, Marie-Galante, les Saintes et plus au nord : Saint-Barthélemy et la partie française de Saint-Martin.
  • 2. Manville Marcel, Les Antilles sans fard. Éditions L’Harmattan, Paris, 1992.
  • 3. C’est le nom donné aux riches planteurs européens. Ils étaient aussi maîtres du négoce d’exportation.
  • 4. Alexandre Rodolphe, La Guyane sous Vichy, Éditions L’Harmattan, Paris, 1988.
  • 5. Sempaire Éliane, La dissidence an tan Sorin, Édition Jasor, Pointe-à-Pitre, 1989.
  • 6. Pago Gilbert, La Martinique de l’amiral Robert. An tan Wobè. Panorama colonial sous Vichy. Éditions Histoire de Notre Caraïbe, Fort-de-France, 2020.
  • 7. Frantz Fanon, une des plus grandes figures du combat anticolonialiste, fut élévé dans la tradition familiale de la petite bourgeoisie antillaise. Voir ouvrage de Pierre-Charles Philippe, Frantz Fanon : l’héritage, Kéditions, Fort-de-France, 2011.