Dans cet entretien, Henri Maler revient sur l’affrontement politique qu’a suscité, parmi ceux que l’on désigne habituellement comme des « intellectuels », le mouvement gréviste de l’hiver 1995. Souvent réduit à un conflit entre deux pétitions antagonistes, l’une en soutien aux grévistes (pétition qu’il a contribué à lancer) et l’autre à l’appui du « plan Juppé », cet affrontement avait un enjeu beaucoup plus général : la transformation néolibérale de la société française. Dans la foulée du mouvement, Henri Maler a fondé avec d’autres l’association Acrimed (Action-critique-médias), dont il a été le principal animateur pendant près de 20 ans. Il est également l’auteur de plusieurs livres, notamment Convoiter l’impossible. L’utopie avec Marx, malgré Marx (Albin Michel, 1995).
Peux-tu revenir sur l’opposition intellectuelle au plan Juppé qui s’est manifestée à l’hiver 95, en soutien aux travailleurs alors en grève ? Comment s’est construite cette opposition et sur quelles bases ?
Parler d’une « opposition intellectuelle » me semble très réducteur, quand il s’agit d’abord d’une opposition politique. Souvenirs… Le 15 novembre 1995, Alain Juppé annonce son « plan » de réforme de la « Sécurité sociale », immédiatement soutenu par Nicole Notat, alors secrétaire générale de la CFDT. Les grèves et manifestations se poursuivent et s’intensifient. À la fin du mois de novembre, l’« Appel de solidarité avec les grévistes » commence à prendre forme : il est d’abord le produit de la fusion entre deux projets : l’un rédigé par Denis Berger, Michèle Riot-Sarcey, et moi-même, le second par Catherine Lévy et Yves Bénot. Le cercle des initiateurs s’élargit rapidement, avant même que Bourdieu n’amende le projet qui est devenu alors le texte définitif publié dans Le Monde le 4 décembre, avec quelques signatures sélectionnées par sa rédaction.
Relayé par des réseaux de plus en plus larges et signé par plus de 2000 signataires, il a été publié sous forme d’une publicité payante le 15 décembre. Le titre de cet appel dit clairement son but : soutenir les grévistes contre le tir de barrage politique et médiatique. Dans sa première version, il mentionnait les menaces d’intervention « musclée » contre les grévistes de la SNCF. Mais, surtout, le contenu de l’appel montre qu’il s’agissait pour nous d’une contre-attaque générale contre la mise en cause de l’ensemble des services publics et d’une « défense des acquis les plus universels de la République » : une formule que Pierre Bourdieu avait introduite et qui n’avait pas alors soulevé mon enthousiasme…
Certains ont parlé d’une « guerre des pétitions » opposant des intellectuels proches de Bourdieu, mais pas seulement, et d’autres intellectuels soutenant le plan Juppé…
La prétendue « guerre des pétitions » a été largement une construction médiatique. Parmi les titres que j’ai conservés dans mes archives : « Gauche : la guerre des intellos » (Le Nouvel Observateur), « Guéguerre civile chez les maître-penseur » (L’Evénement du Jeudi), « Intellectuels : tempête sous les crânes » (Le Point). Et même « Les nouveaux compagnons de route » (par allusion aux compagnons de route du PCF) : un titre bienveillant du Monde. A cette construction médiatique nous avons nous-même (moi-même inclus) involontairement contribué en rédigeant des tribunes et en participant à des émissions. Or notre « Appel » était déjà en gestation quand, le 2 décembre 1995, Le Monde a publié le texte collectif « Pour une réforme de fond de la Sécurité sociale » qui soutenait la prise de position de Nicole Notat, globalement favorable au « plan Juppé », dont il saluait le « courage » et « l’indépendance d’esprit » et qui apportait du même coup un soutien au plan Juppé, en dépit de quelques « aspects contestables ».
Ne serait-ce que pour des raisons chronologiques, notre « Appel » n’était pas une réplique aux zélateurs de Nicole Notat et de Juppé. Mais surtout notre texte, beaucoup plus général était, à sa façon, un manifeste. Il reste vrai que le texte d’une pétition n’enseigne pas totalement sur les motivations de tous ses signataires : une fois paru celui des « réformateurs de fond », nombreuses et nombreux sont sans doute celles et ceux qui se sont associés à notre appel, parce que prenait corps, non pas une « guerre d’intellectuels », mais un affrontement politique.
Comment expliques-tu alors le texte de soutien au « plan Juppé » ?
Ce texte de soutien a pour origine des animateurs de la revue Esprit et sa signature s’est élargie par cercles concentriques. D’abord aux antiques protagonistes de la « deuxième gauche », incarnée par Michel Rocard et à des membres de la Fondation Saint-Simon qui, créée en 1982 (et dissoute en 1999), traçait les contours de la « République du centre », pour reprendre le titre de l’essai de François Furet, Jacques Julliard et Pierre Rosanvallon, publié en 1994.
Plus généralement, le soutien pétitionnaire au « plan Juppé » a réuni des « briseurs de tabou », attachés à surmonter les clivages partisans : soutenir un plan proposé par un gouvernement de droite, quelle audace pour des gens dont la plupart se voulaient « de gauche » ! Disons, plus prosaïquement, qu’il s’agissait d’une dimension parmi d’autres, volontairement involontaire, de la contre-révolution néolibérale et, plus profondément, de la Restauration, entreprise de longue date, au nom de la critique du totalitarisme, contre toutes les variétés de contestation anticapitaliste. La chute du mur de Berlin, si j’ose dire, leur a donné des ailes !
On a vu l’engagement politique d’intellectuels très reconnus scientifiquement comme Pierre Bourdieu, dont la sociologie a toujours été politique mais qui ne prenait que rarement position sur des questions directement politiques. Comment expliques-tu cet engagement plus explicite ?
L’engagement politique de Pierre Bourdieu ne date pas de 1995 et de sa plus grande visibilité médiatique. Mais il est vrai qu’il a connu une inflexion significative dès 1980 avec le soutien – en compagnie de Félix Guattari et Gilles Deleuze – apporté à l’éphémère candidature de Coluche à l’élection présidentielle. Un soutien évidemment des plus contestables, mais qui attirait déjà l’attention sur la fermeture sur soi du microcosme médiatico-politique. La Misère du monde, livre collectif publié en 1993, en diagnostiquant les diverses formes de la misère sociale, confirmait cette fermeture tout en proposant une analyse des effets, socialement destructeurs et extrêmement variés, des politiques néolibérales menées depuis le « tournant de la rigueur » de 1983. En même temps, la contestation de la « révolution conservatrice » (commencée dès le début des années 1970) a relancé le choix de Pierre Bourdieu de « transgresser les limites de la bienséance académique », pour reprendre sa propre expression : des transgressions qui n’ont pas cessé jusqu’à son décès.
Quels ont été, selon toi, les prolongements de l’appel de 1995 ?
Le prolongement immédiat a été la constitution des « Etats généraux du mouvement social » qui ont associé des syndicats, des associations et des signataires de l’appel parmi les plus militants. Avec l’appui de Pierre Bourdieu qui est intervenu lors de la première session de ces « Etats généraux » en novembre 1996. Ceux-ci se sont essoufflés (notamment en raison de la défection de la CGT) et ils ont été relayés par la création, à l’initiative de Jacques Kergoat, de la Fondation Copernic. Sans que l’on puisse l’attribuer uniquement à l’appel lui-même, celui-ci a modestement contribué à la relance d’une critique sociale dont l’un des principaux mérites est d’être collectivement partagée (par exemple au sein de la Fondation Copernic et d’Attac ou du côté des économistes atterrés), du moins par des intellectuels militants. Peut-être faut-il dire des « militants quoiqu’intellectuels »…
Dans la foulée de la mobilisation de l’hiver 95, tu as toi-même fondé, avec d’autres, l’association Acrimed (Action-Critique-Médias), très reconnue sur la question des médias, dont tu as été le principal animateur jusqu’à l’an dernier. Comment et pourquoi avez-vous imaginé cette association dans ce contexte précis ?
L’idée d’un Observatoire des médias, nourrie par l’exaspération suscitée par la couverture du mouvement par les grands médias, a été lancée lors d’une réunion du collectif qui animait les initiatives des pétitionnaires. Pendant que le mouvement se poursuivait, elle était prématurée, mais dès mars 1996, nous avons lancé un « Appel pour une action démocratique sur le terrain des médias » que j’ai rédigé avec Yvan Jossen : je tiens particulièrement à mentionner ce camarade décédé en 2007. Et, avec le soutien discret de Pierre Bourdieu, Acrimed fut fondée. L’association résiste et, je l’espère, se renforce. Malheureusement, les syndicats, les associations, les forces politiques, préoccupés par leur médiatisation ne nous ont pas soutenus autant qu’il le faudrait, invoquant parfois des désaccords qui servaient d’alibi à leur défection. Pour ne rien dire de nombre d’intellectuels pétitionnaires. Haut les cœurs, militant-e-s du NPA et de la gauche de gauche : il n’est pas trop tard…
Recueillis par Ugo Palheta
Appel de solidarité avec les grévistes
« Face à l’offensive déclenchée par le gouvernement, nous estimons qu’il est de notre responsabilité d’affirmer publiquement notre pleine solidarité avec celles et ceux qui, depuis plusieurs semaines, sont entrés en lutte ou s’apprêtent à le faire. Nous nous reconnaissons pleinement dans ce mouvement qui n’a rien d’une défense des intérêts particuliers et moins encore des privilèges mais qui est, en fait, une défense des acquis les plus universels de la République. En se battant pour leurs droits sociaux, les grévistes se battent pour l’égalité des droits de toutes et de tous : femmes et hommes, jeunes et vieux, chômeurs et salariés, travailleurs à statut, salariés du public et salariés du privé, immigrés et français. C’est le service public, garant d’une égalité et d’une solidarité aujourd’hui malmenées par la quête de la rentabilité à court terme, que les salariés défendent en posant le problème de la Sécurité sociale et des retraites. C’est l’école publique, ouverte à tous, à tous les niveaux, et garante de solidarité et d’une réelle égalité des droits au savoir et à l’emploi que défendent les étudiants en réclamant des postes et des crédits. C’est l’égalité politique et sociale des femmes que défendent celles et ceux qui descendent dans la rue contre les atteintes aux droits des femmes. Tous posent la question de savoir dans quelle société nous voulons vivre. Tous posent également la question de l’Europe : doit-elle être l’Europe libérale que l’on nous impose ou l’Europe citoyenne, sociale et écologique que nous voulons ? Le mouvement actuel n’est une crise que pour la politique gouvernementale. Pour la masse des citoyens, il ouvre la possibilité d’un départ vers plus de démocratie, plus d’égalité, plus de solidarité et vers une application effective du préambule de la Constitution de 1946, repris par celle de 1958. Nous appelons tous nos concitoyens à s’associer à ce mouvement et à la réflexion radicale sur l’avenir de notre société qu’il engage ; nous les appelons à soutenir les grévistes matériellement et financièrement. »