Publié le Mercredi 4 juin 2014 à 14h33.

Il y a 25 ans en Chine... le massacre de Tian’anmen

Dossier réalisé par Pierre Rousset

Le 4 juin 1989, l’armée a brisé dans le sang le plus grand mouvement de contestation que la Chine ait connu après l’engagement des réformes post-maoïstes une décennie plus tôt. L’écrasement des manifestations de la place Tian’anmem à Pékin, de même qu’en province, a porté un coup très dur aux résistances sociales et démocratiques – dégageant la voie à une véritable contre-révolution bourgeoise.
Ainsi, en 1992, l’homme fort du Parti communiste chinois (PCC) (1), Deng Xiaoping a pu prononcer, à l’occasion d’un voyage dans le sud du pays, un discours devenu fameux où il traçait la « ligne de marche » d’une transition accélérée vers un nouveau capitalisme (sous couvert de « socialisme de marché aux caractéristiques chinoises »...).
En 1989, l’ampleur, la radicalité protestataire et l’importance politique des luttes symbolisées par l’occupation de la place Tian’anmen étaient évidentes – et la répression sanglante dont elles ont été victimes a provoqué une profonde onde de choc internationale. En revanche, il n’en allait pas de même en ce qui concerne sa signification historique : la bureaucratie chinoise visait à donner naissance à une nouvelle bourgeoisie, un nouveau capitalisme, et cette mutation ne pouvait se faire que sous un régime autoritaire, car il impliquait une véritable explosion des inégalités sociales. Or, le retour au pouvoir de Deng Xiaoping, une dizaine d’années auparavant, avait nourri bien des attentes démocratiques. Il avait en effet été lui-même l’un des principaux dirigeants du Parti communiste victimes du règne hyperbureaucratique instauré après la Révolution culturelle de 1966-1969. Il avait annoncé la « modernisation » du pays et engagé des réformes souvent favorablement accueillies, en particulier dans la paysannerie et chez les intellectuels.
Une décennie de lutte démocratique
Cependant, si Deng Xiaoping promouvait « quatre modernisations » (agriculture, industrie, défense nationale, sciences et techniques), une « cinquième modernisation » manquait à l’appel : la démocratie ; y compris le droit de créer d’autres partis que le PCC. 
C’est elle que réclamait déjà en 1978-79 le dissident Wei Jingsheng – un ancien garde rouge de la Révolution culturelle – dans un journal mural placardé sur le Mur de la Démocratie à Pékin. L’occupation de la place Tian’anmen de 1989 ne tombe donc pas du ciel, elle est préparée par une succession de luttes. Après le premier Printemps de Pékin (1978-79), d’importants mouvements étudiants (et sociaux) ont lieu en 1983, 1985, 1986-87. Ils dénoncent en particulier l’insécurité qui règne sur les campus, le manque de débouchés et le favoritisme dont bénéficient des enfants de parents membres du Parti. Des pétitions réclament la libération des prisonniers politiques. Outre les réformes politiques, ces mouvements réclament la liberté d’association (en particulier la création de syndicats étudiants indépendants) et la transparence – concernant tout particulièrement le niveau de vie des cadres et de leur famille.
Les années passant, Deng apparaît de moins en moins rénovateur, en particulier en matière d’ouverture politique. D’autres dirigeants du PC, jugés plus réformateurs, sont écartés du pouvoir. C’est le cas de Hu Yaobang en 1987, soupçonné d’avoir soutenu les revendications démocratiques des étudiants. Sa mort (naturelle), le 15 avril 1989, constitue le détonateur d’un immense mouvement de protestation. Ce jour, puis les 16 et 17 juin des manifestations se déroulent place Tian’anmen. Le 18, quelques milliers d’étudiants y organisent un sit-in, devant le Grand Palais du Peuple (l’Assemblée nationale). L’occupation a bel et bien commencé et des affiches enflammées, critiquant Deng Xiaoping, sont placardées dans les campus. Le mouvement s’étend.
Il s’agit d’un mouvement socialement composite, comprenant étudiants, professeurs de l’enseignement supérieur, intellectuels et ouvriers – même si ce sont avant tout les étudiants qui donnent le ton de l’occupation de la place Tian’anmen où ils ont établi un Quartier général.
1 – De retour au pouvoir, Deng Xiaoping s’est gardé de truster les titres. Il n’était officiellement que président de la Commission militaire centrale, mais il avait placé nombre de ses fidèles à la tête du parti et de l’État et constituait donc le pivot de la direction.

De la contestation du 15 avril au massacre du 4 juin

À la veille des funérailles officielles de Hu Yaobang, la nuit du 21 au 22 avril, quelque 100 000 étudiants envahissent la place Tian’anmen avant que son accès ne soit interdit par la police. Ils se rassemblent devant le monument aux héros du peuple et une délégation demande à assister aux obsèques. À Pékin, ces rassemblements sont pacifiques.
Le 22, des heurts violents se produisent en province à Xi’an et Changsha. La censure frappe à Shanghai où une publication voulait demander la réévaluation du limogeage de Hu. Le 26 avril, le Quotidien du Peuple dénonce les « troubles à l’ordre public » et toute nouvelle manifestation est interdite. Mais la censure n’est pas encore la règle, et de façon générale, les médias chinois peuvent parler des événements. Le pays est informé.

Le mouvement s’étend et se radicalise
Les étudiants mobilisés fondent leur propre association autonome. Une première grande manifestation a lieu à Pékin, évaluée à 50 000 personnes. En province, les ouvriers entrent en lutte, dénonçant eux aussi la corruption et le luxe dans lequel vivent les cadres du PCC, ainsi que l’inflation, le chômage. Des manifestations ont lieu dans un nombre croissant de villes (plus de 400 ?) comme Chongqing, Shanghai ou Urumqi (région autonome ouïghoure), la Mongolie Intérieure, Hongkong, Taïwan, la diaspora en Europe et aux États-Unis. À la suite des universités, le boycott des cours se propage dans les lycées. Des habitants et bon nombre d’étudiants de province « montent » à Pékin pour participer à l’occupation de la place Tian’anmen. On y chante parfois l’Internationale...
Les 12 et 13 mai, véritable tournant dans la lutte, des étudiants entament une grève de la faim illimitée qui finit pas entraîner plus de mille jeûneurs. Elle soulève beaucoup d’empathie populaire. À Pékin notamment, une bonne partie de la population affiche son soutien. Des cortèges viennent sur la place afficher leur solidarité : étudiants, ouvriers, cadres et même parfois des policiers. Plusieurs centaines de milliers de personnes se retrouvent ainsi quotidiennement. De nombreuses organisations politiques et civiles expriment leur sympathie. La Croix-Rouge chinoise mobilise un important personnel pour apporter une assistance médicale aux grévistes de la faim. Des pourparlers sont engagés avec les autorités dont les médias rendent compte. Cependant, la confusion règne : le mouvement n’a ni direction centrale ni programme collectivement défini – l’indécision règne par ailleurs aux sommets du parti et de l’État.
Le climat politique apparaissait relativement ouvert en ce printemps 1989. Les manifestantEs savaient qu’ils pouvaient compter sur des soutiens au sein même de la direction du PCC, notamment de la part de Zhao Ziyang, alors secrétaire général du Parti communiste. C’est probablement l’un des facteurs qui ont permis à l’occupation de la place Tian’anmen de durer si longtemps : du 15 avril au 4 juin 1989 – et qui explique que des tentatives de négociations avec le pouvoir se soient menées à plusieurs reprises.

Le pouvoir réplique
Le 19 mai, Zhao Ziyang est venu place Tian’anmen s’adresser directement aux grévistes de la faim. Il les exhorte à recommencer à se nourrir et promet que le gouvernement négociera sérieusement sur les exigences du mouvement : « Je vous dirai cette seule chose. Si vous cessez la grève de la faim, le gouvernement n’en profitera pas pour mettre fin au dialogue, certainement pas ! » Il semble prêt d’être entendu et l’opinion s’attend à une sortie par le haut de la crise. Mais Zhao est mis en minorité au sein de l’appareil. Deng Xiaoping bascule du côté des tenants d’une répression frontale, comme le Premier ministre Li Peng. Le 20 mai, la loi martiale est instaurée. Neuf hauts gradés de l’armée s’y opposent. Rien n’y fait. Des hauts cadres du PC favorables au mouvement sont limogés et placés en résidence surveillée. C’est le cas de Zhao Ziyang qui y restera les 15 années suivantes : quand il meurt en 2005, il n’aura pas droit à des funérailles nationales. Notons que les personnalités politiques dont le mouvement se réclamait (Hu Yaobang) ou recevait le soutien (Zhao Ziyang) étaient favorables aux réformes économiques. Ils s’étaient opposés durant les années 1980, de concert avec Deng Xiaoping, à d’autres dirigeants comme l’économiste Chen Yun qui réclamaient un arrêt de ces réformes. Ils étaient en fait très proches de Deng Xiaoping lui-même dont la position concernant la répression du mouvement semble avoir été longtemps hésitante.
Cependant, policiers et militaires stationnés à Pékin s’avèrent incapables de mettre fin à l’occupation de la place Tian’anmen, voire sympathisent avec les manifestants. On évoque des dissensions au sein de l’armée. Le pouvoir ordonne alors le transfert sur la capitale de troupes provinciales, soit quelque 200 000 soldats de 22 divisions provenant de 13 corps d’armée. Les Pékinois érigent des barricades aux carrefours, constituent des barrages routiers, brûlant des bus, jettent parfois des pierres aux soldats. Une colonne de véhicules militaires est incendiée. Les soldats tirent à balles réelles, les chars font feu. Les combats se poursuivent dans les rues qui entourent la place, des officiers sont extraits des chars, puis battus, voire tués. Des conducteurs de rickshaw (tricycles) secourent les blessés.

Manifestations et répression continuent
Dans la nuit du 3 au 4 juin, un ultimatum est présenté aux manifestants de la place Tian’anmen (ils sont encore quelques milliers). Les dirigeants étudiants sont divisés sur la décision à prendre. Ils soumettent la question à un vote : quitter la place ou rester et en subir les conséquences. Ultimatum rejeté. L’attaque des forces armées est violente. Avant 6 heures du matin, la place est vidée. Il y aurait beaucoup de victimes aux alentours (1).
Après la vague de répression à Pékin, les manifestations se poursuivent dans une grande partie du pays pendant plusieurs jours, la population arborant le noir en signe de protestation. Le gouvernement reprend assez rapidement le contrôle et démet de leurs fonctions les fonctionnaires ayant favorisé ou toléré les manifestations. Il est difficile de savoir combien de personnes ont été tuées dans l’ensemble du pays, plusieurs milliers probablement.

1 – Il y a semble-t-il beaucoup de confusion et de témoignages contradictoires sur le détail des événements, ou sur le nombre de morts. Voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/Manifestations_de_la_place_Tian’anmen 

Un mouvement socialement composite

De manière assez classique en République populaire de Chine, il y a eu en 1989 un lien assez étroit entre les luttes de fractions au sommet du parti (et la façon dont elles sont perçues dans la population) et l’irruption d’un mouvement de grande ampleur qui expriment l’acuité de tensions sociales dont la portée dépasse de très loin les enjeux politiques immédiats.

Les thèmes autour desquels les mobilisations s’unifient sont eux aussi classiques. Tout d’abord, la dénonciation de la corruption, du népotisme et des privilèges que s’accordent les cadres – une question récurrente que l’on retrouve tout au long de l’histoire de la République populaire. Ensuite l’exigence démocratique, cette « cinquième modernisation » qui avait été le drapeau du Mouvement démocratique chinois une décennie auparavant et dont on peut chercher des précédents jusqu’en 1957, avec le Mouvement des Cent fleurs. Enfin, une réaction contre l’accroissement des inégalités, les pressions croissantes pour éroder le statut des ouvriers des entreprises d’État et renforcer le pouvoir des directeurs, ainsi que l’absence de reconnaissance et de débouchés pour les étudiants diplômés.

Intellectuels...
Cependant, le contexte a changé. Ce qui est confusément en cause, c’est la nature de la « modernisation » en cours – et non pas un retour à l’ordre maoïste antérieur, toujours largement discrédité. Le cas des intellectuels est symptomatique. Ils se sont retrouvés en bas de la hiérarchie officielle des classes sociales après la révolution de 1949. Ils ont été des victimes de choix, lors des violences fractionnelles dans lesquelles a sombré la Révolution culturelle des années 60. Ils ont terriblement souffert.
Dans leur grande majorité, les intellectuels rejettent alors sans autres formes de procès le marxisme. Ils portent un regard très a-critique, naïf même, sur l’idéologique néolibérale dominante dans le monde. Ils appellent de leurs vœux une économie de marché. Ils ont soutenu Deng Xiaoping et ne veulent surtout pas d’un « retour au passé » ; mais ils se rendent compte que « l’enrichissement de tous » qu’il avait promis devient un « surenrichissement de certains » et que la plupart d’entre eux ne seront pas des élus du nouveau régime. Les enseignants du supérieur, pour leur part, considèrent qu’ils sont bien insuffisamment payés. Beaucoup d’intellectuels sont influencés par la politique de « Glasnost » (« transparence ») introduite en URSS par Mikhail Gorbatchev.
De fait, concernant les politiques alternatives, d’importantes divergences opposent les composantes sociales du mouvement. Durant la seconde moitié des années 1980, l’inflation et le chômage ont commencé à frapper le salariat. Sans être « maoïstes », nombre d’ouvriers aspirent à retrouver les protections sociales d’antan. En revanche, les intellectuels veulent l’accélération des réformes : ils ne pourront parler au nom de toute la société « d’en bas », aspirant eux-mêmes à intégrer la société « d’en haut ».

Et ouvriers
Place Tian’anmen, les ouvriers se regroupent dans leur propre « carré ». Des cortèges de travailleurs des entreprises d’État viennent par camions entiers afficher leur soutien au mouvement, sans pour autant avancer leurs propres revendications. Néanmoins, une Association autonome des Travailleurs se manifeste, indépendante des syndicats officiels, rejointe dans le feu des événements par Han Dongfan qui animera plus tard le China Labour Bulletin.
La Fédération des syndicats chinois, bien que subordonnée au PCC, a elle-même été impactée par les événements. Elle est agitée de débats : faut-il entrer en grève ? La décision de le faire n’allait pas de soi non seulement pour les cadres syndicaux du rang, mais aussi pour les simples travailleurs.
Il y a beaucoup d’exemples de contacts établis entre étudiants et travailleurs, soit sur les lieux de mobilisations comme la place Tian’anmen, soit devant les entreprises. Ils ont cependant du mal à se stabiliser. Avec le mauvais souvenir de la Révolution culturelle, les ouvriers hésitent à se laisser embarquer dans une aventure. Quant aux étudiants, dans leur masse, ils vivaient pour l’essentiel une révolte spontanée, générationnelle, contre une culture dictatoriale et ses injustices. Au-delà de l’aspiration à se rebeller « tous ensemble », rares étaient celles et ceux qui se posaient dans une perspective stratégique la question des liens avec le monde du travail.
En bien des endroits, semble-t-il, des ouvriers mènent leurs propres luttes – mais il faudrait pour en prendre la mesure se pencher sur ce qui s’est passé en province, au-delà de la place Tian’anmen. Malheureusement, à la différence du passé, ils ne reçoivent pas le soutien d’une intelligentsia progressiste – qui n’existait alors pas en Chine.
Le Mouvement du 4 Juin est intervenu dans un moment de grande confusion. La continuité d’une tradition politique radicale avait été brisée par l’hyperviolence dans laquelle a sombré la Révolution culturelle, puis par l’hyperbureaucratisme du règne de la Bande des Quatre qui se réclamait de Mao. La portée des luttes au sommet du pouvoir n’était pas évidente, et encore moins la direction dans laquelle les réformes de Deng Xiaoping allaient engager la Chine. Mais ce fut, sans aucun doute, un grand soulèvement émancipateur, ultimement défait. Les résistances sociales vont se poursuivre durant les années 1990, mais cette défaite n’en a pas moins pesé bien lourd.

Un événement, de nombreux noms

En Chine, ce mouvement est connu sous le nom de « mouvement du 4 juin » ou simplement « 6 – 4 ». Pour les autorités, il s’agit officiellement des « troubles politiques du printemps et de l’été 1989 ». Dans le reste du monde, il est appelé « massacre de la place Tian’anmen », « massacre du 4 juin » ou encore « massacre de Pékin ». En France, on parle également du « printemps de Pékin », par analogie avec le Printemps des peuples ou avec le Printemps de Prague. L’expression « 4 juin » étant taboue et censurée, les internautes chinois en ont inventé une autre, « 35 mai », pour contourner la censure de l’Internet (1).
1 – Tiré de Wikipédia, op. cit.

Regards rétrospectifs

Dans son numéro 52, la revue Agone (1) présente un ensemble de textes sur la Chine, tous préalablement publiés en Grande-Bretagne dans la New Left Review. Dans l’un d’entre eux, qui remonte à 1999, trois figures du Mouvement du 4 Juin, vivant aujourd’hui en exil, portent dix ans après un regard rétrospectif sur les événements et discutent de leur portée sur « l’avenir de la Chine » : Wang Dan – qui fut incarcéré en 1989-1993 et 1995-1998 avant de pouvoir quitter le pays –, Wang Chaohua – l’une des deux seules femmes recherchées en tant qu’organisatrices principales de la lutte et qui réussit à s’enfuir – et Li Minqi, arrêté en 1990 et incarcéré deux ans pour avoir prononcé un discours commémorant le premier anniversaire du 4 Juin.
L’un des aspects les plus intéressants de ce « dialogue » concerne les rapports entre classes sociales dans ce grand mouvement démocratique, et notamment entre ouvriers, intellectuels et paysans à l’heure où se développe l’économie de marché.
1 – Agone n°52 « La Chine et l’ordre du monde », octobre 2013, 20 euros.