Publié le Lundi 11 mai 2015 à 13h53.

Il y a 70 ans, 8 mai 1945 : le maintien de l'ordre...

Libération ou révolution sociale ?

À partir du débarquement du 6 juin 1944, deux courses de vitesse sont entamées : celle des alliés pour atteindre Berlin avant l’armée soviétique1, et celle de la bourgeoisie française pour mettre en place un État face à la la désagrégation du pouvoir en place.

En effet, si l’administration et tous les possédants restés en France se sont d’abord bien accommodés de l’occupant ou du régime de Vichy, ils ont commencé à préparer l’avenir dès la défaite nazie à Stalingrad en juillet 1943. Des patrons commencent à soutenir financièrement la Résistance, des fonctionnaires démissionnent... À l’image de la police parisienne, en grève le 15 août 44 après avoir mis tout son zèle à seconder les nazis, nombre de ceux qui sont complètement discrédités préparent l’avenir.
La libération vient de l’avancée militaire à partir de la Normandie et de la Provence2. Mais elle est aussi le fruit de la résistance, renforcée par les milices patriotiques en extension constante. On connaît l’insurrection parisienne, avec la grève des cheminots, l’appel à la grève générale de la CGT, et les combats jusqu’à l’arrivée d’une unité blindée française. À partir du 7 juin 44, il y en a d’autres, qui échouent – Guéret,Tulle –, ou qui réussissent : en Corrèze, à Annecy, Castres, Mamet, Marseille, Nice, ainsi qu’en Bretagne où 30 000 hommes se mobilisent. À la fin de l’année 44, l’essentiel du territoire est libéré3.

Comités, contrôle et autogestion
Qui va diriger le pays, qui va combler le vide ? Ceux d’en haut n’ont plus vraiment la possibilité d’imposer leur point de vue. C’est ce qui donne son importance à de Gaulle et à son gouvernement d’unité nationale. Dès le débarquement, il arrive à Bayeux avec un préfet et des responsables militaires, et dès le 25 août il met en place le gouvernement à Paris.
Pour celles et ceux d’en bas, « épurer », c’est en finir avec tous ceux qui ont exploité et opprimé pendant 5 ans. Ils constituent les milices patriotiques ou gardes civiques qui regroupent des dizaines de milliers d’hommes, plus ou moins bien armés (certains réquisitionnent des armes). Ils sont estimés à 50 000 à Paris, 20 000 en Haute-Garonne et dans les Bouches-du-Rhône, 4 000 dans le Gers, 1 500 dans la Marne, etc.
Les diverses formes de résistance occupent les comités départementaux de libération (CDL) qui prennent la place des préfectures. Ces comités organisent la vie des populations, le ravitaillement, la sécurité, l’épuration. Et dans certains départements, ils refusent de rendre le pouvoir aux préfets.
Dans les entreprises, des comités de gestion ou de production se débarrassent des directeurs ou des patrons les plus compromis avec l’occupant. Les comités sont presque toujours élus par les travailleurs, qui contrôlent et même dans certains cas dirigent l’entreprise, parfois au travers de gestions mixtes ou tripartites avec le CDL. Il en est ainsi dans les usines d’aviation, chez Brandt à Tulle, dans les tramways, le gaz, l’électricité à Toulouse, dans les usines de Montluçon, les mines du bassin d’Alès, les chantiers marseillais des aciéries du Nord, etc. Dans certains cas, l’auto­gestion mise en place durera même plusieurs années, comme dans l’usine d’aviation Caudron ou à Berliet.

Le PCF et la CGT en renfort de De Gaulle
Mais pour centraliser toutes ces mobilisations, ces organismes de contrôle ou d’autogestion, la politique des directions de la CGT, qui va regrouper jusqu’à 6,5 millions d'adhérents (45 % des salariéEs), et surtout du PCF et de ses 800 000 adhérents, est décisive.
Au cours des derniers mois de l’année 44, les avancées vont plus loin dans le changement que ne le prévoyait le programme de la Résistance. Sans les soutenir, la direction du PCF ne s’y oppose pas frontalement. La bourgeoisie, elle, se bat contre toutes ces organisations populaires : le gouvernement donne un avis favorable au retour de Maurice Thorez en France le jour même où il ordonne la dissolution des milices patriotiques... Et dès septembre 1944, le secrétaire général de la CGT et membre du bureau politique du PCF, Benoît Frachon, lance la « bataille pour la production ».
À partir de ce moment, la direction du PCF va être l’instrument efficace de la reconstruction de l’État. Elle valide le pouvoir du gouvernement, accepte la dissolution des milices patriotiques et l’impose à ses militantEs, au motif qu’il ne faut qu’un seul État, une seule police, une seule armée. Elle combat les grèves : les travailleurs doivent d’abord retrousser leurs manches avant de revendiquer, car leur mission est de reconstruire la nation, notamment pour faire obstacle aux revanchards allemands, autour du mot d’ordre : « Produire, c’est aujourd’hui la forme la plus élevée du devoir de classe »...
Cette période de quelques mois est cruciale dans l’histoire des luttes de classes en France. Jamais le pouvoir des possédants n’a été aussi faible, et jamais celles et ceux d’en bas n’ont eu autant de moyens pour imposer leurs exigences. L’aide du PCF à de Gaulle a été décisive pour enterrer la possibilité d’une révolution sociale, à une époque ou tout pouvait basculer.

Patrick Le Moal

Le programme du Conseil national de la Résistance : l’envers du décor

70 ans après, ce programme reste toujours une référence dans les débats politiques, soit pour s’y référer comme modèle, soit pour en détruire les restes. S’il nous faut défendre des acquis importants de cette époque, notamment la Sécurité sociale et les retraites, cela ne doit pas nous empêcher d’en voir la réalité et d’analyser la fonction politique qu’il a eue dans son contexte historique.

Le Conseil national de la Résistance (CNR) se met en place en janvier 1943, avec tous les mouvements de résistance – dont les Francs-tireurs et Partisans (FTP) dirigés par le PCF –, la CGT réunifiée et la CFTC, et les six principaux partis de l’époque, dont la SFIO et le PCF. De Gaulle avait jusqu’alors mis en place des structures politiques comme le Comité français de libération nationale4 qui n’incluaient pas le PCF, pourtant la principale force politique de la Résistance. Avec le CNR, c’est le choix de l’union nationale.
Une année de négociations conduira au programme adopté le 15 mars 1944, et à la mise en place d’un gouvernement provisoire incluant les communistes. De Gaulle a réussi son pari politique : intégrer les communistes à la reconstruction de l’État à la Libération, dans le but d’éviter toute vacance du pouvoir et tout bouleversement social, d’avoir une représentation indiscutable en France qui s’impose également aux alliés, dont certains préféraient des vichystes repentis...

Un ensemble de mesures sociales et démocratiques
Le programme du CNR comprend deux parties : un « plan d’action immédiate » qui entérine l’unification des mouvements de résistance sous un même commandement, et les « mesures à appliquer dès la libération du territoire », qui comprennent à la fois des mesures ayant trait à l’épuration, la reconstruction des structures étatiques et des mesures à beaucoup plus long terme. Ce sont notamment le rétablissement du suffrage universel et des libertés démocratiques, « l’intensification de la production nationale selon les lignes d’un plan arrêté par l’État », « le retour à la nation des grands moyens de production monopolisée, fruits du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurances et des grandes banques » et l’instauration d’un « plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État » et d’une « retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours ».
Ce programme reprend les propositions des socialistes, soutenues par les milieux chrétiens sociaux de droite et certains milieux patronaux. On y trouve des phrases sur « l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie » ou pour « une organisation rationnelle de l’économie assurant la subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général », phrases significatives de l’état d’esprit du moment.
Les mêmes nationalisations (de 20 à 25 % de l’économie) vont être faites en Grande-Bretagne et en Autriche, et des systèmes de sécurité sociale vont être instaurés à cette époque dans presque toute l’Europe.

La préparation de la remise en place de l’État
Sur le plan institutionnel, le programme met en place des « comités de villes et de villages, d’entreprises » et les place sous « la direction des comités départementaux de libération (CDL) ». Ces derniers sont clairement présentés comme les structures qui vont remplacer l’administration de l’occupation. Enfin est prévue la création « en accord avec les états-majors » des « milices patriotiques dans les villes, les campagnes et les entreprises, (…) destinées à défendre l’ordre public, la vie et les biens des Français, (...) assurer et maintenir l’établissement effectif de l’autorité des CDL ».
Le programme prévoit donc que tous les organes dont vont se doter les classes populaires sont d’emblée mis sous le contrôle des embryons d’État eux-même contrôlés directement par les représentants de la bourgeoisie. Il organise la subordination aux institutions nées dans le mouvement, cela avec l’acceptation du PCF.

Quelles nationalisations ?
Y compris pour les capitalistes, il était intéressant qu’au sortir de la guerre, l’État soit l’entrepreneur de la reconstruction, pour reconstituer et remettre à neuf une industrie lourde largement détruite. L’indemnisation favorisera la constitution de puissances financières. Et pour les travailleurs de ces secteurs, ce ne sera pas la révolution : la gestion reste aux mains de la même hiérarchie, sans pouvoir pour les exécutants. Les grandes déclarations de principe sur la nécessité d’autres rapports sociaux et humains seront sans aucun effet sur la réalité quotidienne...
Alors oui, ce programme d’union nationale, contre les aspirations au changement de celles et ceux qui avaient supporté l’occupation, est bien loin de ce qui était possible ... et de ce qu’il nous faut défendre aujourd’hui.

Patrick Le Moal


L’autre 8 mai 1945 : les massacres de la France coloniale en Algérie

Le jour même de la fin de la Deuxième Guerre mondiale en Europe est aussi celui où se fait entendre le désir de liberté et d’indépendance du peuple algérien, au cours des manifestations de Sétif, Guelma et Kherrata, dans le Constantinois...

La répression de ces manifestations insurrectionnelles va durer plusieurs semaines et relever de la barbarie puisque le nombre de mortEs, jamais établi exactement, est évalué entre 20 000 et 45 000. Cette barbarie sera niée pendant des décennies. Et aujourd’hui encore, les archives les plus compromettantes restent inaccessibles, aucun de ces massacres n’est mentionné dans les manuels scolaires, aucune responsabilité de l’État français n’est reconnue officiellement. Faisons nôtre cette histoire écrite avec le sang du peuple algérien !

Retour sur les causes de la révolte
En Algérie comme dans la plupart des pays colonisés, c’est la Deuxième Guerre mondiale qui est le point de départ de l’ébranlement du système colonial. Débutée en 1830, la colonisation de l’Algérie avait fait des Algériens des étrangers dans leur propre pays : soumission au code de l’indigénat, tribus entières déportées, expropriations au bénéfice des colons, travail forcé, privation des droits démocratiques les plus élémentaires. En 1939, les reportages d’Albert Camus décrivent l’extrême misère qui règne alors en Kabylie où l’on voit « des enfants en loques disputer à des chiens le contenu d’une poubelle », ou manger des racines. C’est sur ce fond de misère et d’oppression que s’enracinent les idées nationalistes défendues par le Parti du peuple algérien (PPA) de Messali Hadj, enlevé en avril 1945 par les autorités puis déporté au Gabon, et par les Amis du manifeste et de la liberté de Ferhat Abbas.
L’espoir d’un changement est conforté pendant la guerre par les quelques déclarations promettant un autre statut pour les peuples des colonies, au moment où ils sont embrigadés dans les armées des pays colonisateurs. Sur 150 000 combattants algériens recrutés par l’armée française, 12 000 n’en reviendront pas. Pour ceux qui survivent, rien ne doit plus être comme avant !
Lors des manifestations du 1er Mai 1945, le PPA défile avec ses slogans : « Libérez Messali Hadj et les détenus politiques », « À bas le colonialisme », « Vive l’Algérie indépendante »... Pour la première fois, le drapeau algérien est brandi. Et une semaine plus tard, le 8 mai, à Sétif, Guelma et dans tout le Constantinois, de nouvelles manifestations du PPA ont lieu, séparées des manifestations des pieds-noirs célébrant l’armistice. À Guelma, les paysans encerclent la ville. À Sétif, l’intervention policière pour retirer le drapeau algérien de la manifestation et le meurtre d’un manifestant sont le point de départ d’une émeute qui fait une vingtaine de victimes européennes. À Kherrata, le village est investi par les manifestants, une dizaine de colons sont tués. Au total, les manifestations font une centaine de victimes parmi les Français d’Algérie, témoignant de la haine qui s’est accumulée contre eux.

Un crime d’État... cautionné par les partis de gauche français
Le 11 mai, de Gaulle, chef du gouvernement provisoire, ordonne l’intervention de l’armée, de la marine et de l’aviation. 2 000 hommes sont dépêchés sur place, des troupes spécialisées dans la répression coloniale : la légion étrangère, les goumiers marocains, les tirailleurs sénégalais. La répression, menée par l’armée et la milice pied-noir du sous-préfet de Guelma Achiary (futur dirigeant de l’OAS), est d’une incroyable violence. Deux navires militaires tirent plus de 800 coups de canon, 4 tonnes de bombes sont larguées, 120 000 cartouches tirées. Des automitrailleuses tirent sur les populations. Des villages sont incendiés.
Pendant deux mois, l’est de l’Algérie connaît un déchaînement de folie meurtrière. De nombreux corps ne peuvent être enterrés, et seront jetés dans les puits, dans les gorges de Kherrata... Des miliciens utilisent les fours à chaux pour faire disparaître des cadavres. De nombreux nationalistes sont arrêtés, dont le leader Ferhat Abbas. La répression prend fin officiellement le 22 mai. L’armée organise des cérémonies de soumission où tous les hommes doivent se prosterner devant le drapeau français et répéter en chœur : « Nous sommes des chiens et Ferhat Abbas est un chien ».
Le peuple algérien n’a pas eu longtemps à attendre pour voir le vrai visage de la prétendue « libération » de mai 1945, avec son nouveau gouvernement « démocratique » où siègent, sous la présidence de De Gaulle, des ministres socialistes et communistes, comme Charles Tillon à l’aviation. Et par solidarité gouvernementale, la presse communiste présentera ces manifestations comme le fait « d’éléments troubles », de « soi-disant nationalistes », de « provocateurs hitlériens ».
Le silence lourd d’un lendemain de massacre règne alors sur l’Algérie. Cependant tout cela se révélera impuissant à empêcher le peuple algérien de conquérir finalement son indépendance, dont ces manifestations du 8 mai 1945 marquent le premier acte.

Marie-Hélène Duverger


Brève chronologie 1944-1945

15 mars 1944 Adoption du programme du CNR.
6 juin 1944 Débarquement en Normandie.
25 août 1944 Paris est libéré. Le général de Gaulle défile sur les Champs-Élysées. Le gouvernement provisoire de la République française (GPRF) s’installe.
Septembre 1944-janvier 1945 Le général de Gaulle envoie dans chaque grande région un commissaire de la République qui se heurte parfois aux comités locaux de la Résistance, qui rechignent à céder un pouvoir acquis suite à la Libération, en particulier dans les territoires libérés par la Résistance (Sud-Ouest, Savoie, etc.).
Septembre 1944 Benoît Frachon, secrétaire général de la CGT, lance la « bataille pour la production ».
28 octobre 1944  Le GPRF (qui comprend des ministres communistes) ordonne par décret le désarmement et la dissolution des milices patriotiques. Après l’incorporation des Forces françaises de l’intérieur (FFI) dans l’armée régulière, le général de Gaulle entend affirmer le rétablissement de l’« ordre républicain ».
4-11 février 1945 Conférence de Yalta réunissant Roosevelt, Churchill et Staline. Les Alliés se partagent les zones d’influence en Europe.

  • 1. Très motivée, rappelons les 27 millions de morts en Union soviétique, 14 % de la population.
  • 2. À partir du 15 août.
  • 3. Sauf les poches de Dunkerque, Royan, Lorient, Saint-Nazaire et Colmar.
  • 4. Qui instaure le droit de vote des femmes le 21 avril 1944.