Putain d’ muflée que j’ me suis pris
Lamentable
Des comme ça j’en prends qu’une par an
À la Bastille, l’ dix mai au soir
Ou encore les jours d’enterrement
C’ qu’est plus rare
J’ me souviens même plus c’ qu’on fêtait
(Pochtron – Renaud – 1983)
Ce mois-ci, les anticapitalistes commémorent le 140e anniversaire de la Commune. Sans doute galvanisés par la perspective d’une victoire présidentielle en 2012, les dirigeants du Parti socialiste organisent, eux, diverses initiatives destinées à célébrer le 30e anniversaire du 10 mai 1981.
La victoire électorale, la stratégie qui y a conduit, le génie tactique de Mitterrand, les réformes de « l’état de grâce »… ou les renoncements et le « tournant de la rigueur » : se souviennent-ils exactement de ce qu’ils veulent fêter ?
Retour sur un événement controversé et ambigu…
Le 10 mai 1981, François Mitterrand est élu président de la République avec 15 700 000 voix, soit 51,76 %. Dès 20 heures et l’annonce du résultat, la foule commence à affluer place de la Bastille. Des rassemblements s’organisent également dans les régions. Finalement, au cours de cette soirée de fête, il y a peu de slogans politiques. De manière un peu décalée, les manifestants s’en prennent surtout à Jean-Pierre Elkabbach, alors présentateur vedette du journal télévisé et incarnation caricaturale des connivences entre les grands médias et le pouvoir de droite qui vient d’être battu. Un cri domine tous les autres et résume bien l’état d’esprit populaire : « on a gagné ! ». Le lendemain matin, même ambiance dans les entreprises, notamment celles qui figurent sur la liste des « nationalisables »…
Pierre Mauroy devient Premier ministre. Très rapidement, le nouveau président dissout l’Assemblée nationale. Les élections législatives de juin 1981 consacrent la victoire de la gauche et, surtout, l’hégémonie du Parti socialiste qui dispose à lui seul de la majorité absolue des députés. Pour la première fois depuis la Libération, le gouvernement comporte quatre ministres communistes.
1981 : l’état de grâce
Bien avant sa conquête du Parti socialiste, Mitterrand s’était surtout fait connaître, dans les années 1960, comme un opposant irréductible au « pouvoir personnel » et aux institutions de la Ve République, présentées par lui comme un « coup d’État permanent ». Parvenu au pouvoir, il s’accommode très bien des privilèges exorbitants de l’exécutif et accentue la dérive monarchique de ses prédécesseurs. Mais, très vite aussi, des mesures symboliques sont prises qui répondent aux mobilisations populaires des années précédentes. Dès le 28 mai, tout en confirmant son choix en faveur du nucléaire, Mitterrand annonce l’arrêt du chantier de la centrale de Plogoff, à l’origine d’un véritable soulèvement civique et de manifestations monstres en Bretagne (150 000, en mai 1980). Dans la foulée, il décide le 3 juin l’annulation du projet d’extension du camp militaire, contre lequel s’étaient mobilisés, depuis 1973, paysans du Larzac, pacifistes et antimilitaristes. L’empressement à satisfaire les revendications concernant les droits des femmes est moindre : il faut attendre décembre 1982 pour que soit votée une loi permettant (assez largement) le remboursement de l’interruption volontaire de grossesse…
Toujours est-il qu’au cours des dix-huit premiers mois de son mandat, le gouvernement Mauroy réalise une série de réformes, présentées comme autant de mises en œuvre des « 110 propositions du candidat Mitterrand » sur lesquelles il a fait campagne. Certaines d’entre elles s’inspirent d’ailleurs du programme du Parti socialiste, « Changer la vie ». Et même du défunt programme commun…
Dès le mois de juillet 1981, le gouvernement augmente le Smic de 10 %, l’allocation handicapés de 20 %, les allocations familiales et l’allocation logement de 25 %. En août, il supprime la Cour de sûreté de l’État, symbole d’une justice d’exception. Dans la même logique, quelques mois plus tard, il abroge la « loi anticasseurs » instaurée sous le septennat de Valery Giscard d’Estaing en vue de criminaliser les mobilisations sociales. Au cours du dernier trimestre 1981, sont successivement décidés l’autorisation des radios libres (sans publicité) et le blocage des prix pendant six mois. Et puis, dans la foulée, il y a l’abolition de la peine de mort et la création de l’impôt sur les grandes fortunes (IGF). Ces deux mesures phares serviront ensuite aux socialistes, souvent et longtemps, de certificats d’authenticité d’appartenance à la gauche, lorsque leurs renoncements alimenteront les doutes…
Globalement, le gouvernement Mauroy ne cherche pas l’affrontement avec le patronat et se garde bien de menacer ses intérêts fondamentaux. Mais il esquisse une politique (keynésienne) de relance de l’économie par la consommation grâce à une augmentation modérée mais réelle du pouvoir d’achat. Sans doute en deçà des espoirs soulevés par l’arrivée de la gauche au pouvoir, cette politique s’avère néanmoins en décalage complet avec celles qui sont menées au même moment dans les grands pays capitalistes, Europe comprise. C’est en effet le début de la « révolution conservatrice », impulsée par Ronald Reagan et Margaret Tchatcher. Partout, l’heure est à l’offensive contre les acquis sociaux, à la dérégulation et aux privatisations. Sauf en France…
Les premiers mois de l’année 1982 illustrent encore ce fossé grandissant. En janvier, la durée légale de la semaine de travail est abaissée de 40 à 39 heures et la cinquième semaine de congés payés est instaurée. En février, la loi sur les nationalisations est votée. En mars, l’âge légal de départ à la retraite passe de 65 à 60 ans. Ces mesures sont porteuses d’ambiguïtés et ne constituent pas la « rupture avec le capitalisme » qui avait fait les beaux jours de la reconstruction du PS dans les années 1970. Ni même l’écho assourdi des promesses de l’union de la gauche et du programme commun. Ainsi, le passage aux 39 heures est surtout un effet d’annonce : d’abord, il entérine le report sine die du passage à 35 heures, qui était la véritable promesse du candidat. Surtout, cette réduction homéopathique du temps de travail est rapidement absorbée par l’augmentation de la productivité et ne crée donc pas d’emplois. Reste que, contrairement aux « revendications » de la droite du PS – et de la direction de la CFDT – elle se fait sans perte de salaire. Même si des patrons en profitent pour en défalquer certains avantages préexistants (ponts, jours de fractionnement, etc.), la cinquième semaine de congés payés constitue bien un acquis social. Il en va de même pour la retraite. À l’époque, le nombre d’annuités requis pour une retraite pleine et entière était de 37,5 et l’on entrait plus tôt dans la vie active : donc, l’abaissement à 60 ans de l’âge légal a effectivement permis à des centaines de milliers de salariés – qui avaient leurs annuités, mais pas 65 ans – de partir.
Quant aux nationalisations « cuvée 1982 », elles ne sont ni l’expropriation des capitalistes ni la première étape du pouvoir des travailleurs. D’ailleurs, les entreprises concernées sont soumises à un traitement différencié. Les banques ainsi que cinq groupes industriels importants – CGE, Saint-Gobain, PUK, Rhône-Poulenc, Thomson Brandt – sont intégralement nationalisés… et leurs actionnaires généreusement indemnisés. En ce qui concerne Matra, Dassault, CII-Honeywell Bull, l’État prend une participation majoritaire au capital et, donc, le contrôle de ces entreprises. Il s’agit d’industries certes « stratégiques » – armement, électronique de défense, aviation et informatique – mais dont une partie importante du chiffre d’affaires se fait à l’étranger ou, dans le cas de CII-Honeywell Bull, dont le capital était majoritairement nord-américain. Enfin, concernant Roussel-Uclaf – contrôlée par le groupe Hoeschst – l’État se contente d’une minorité de blocage.
Il n’empêche… Au moment où, partout dans le monde industriel développé, on privatise à tour de bras, la France se dote d’un secteur public et nationalisé d’une puissance inégalée, que ce soit dans son histoire ou en comparaison avec des pays analogues. Ce secteur représente alors 23 % des salariés français, 28 % de la valeur ajoutée, 30 % des exportations et 49 % des investissements. Quand même ! Ajoutons, pour parfaire le tableau, qu’à la suite de la nationalisation de Paribas, d’IndoSuez ainsi que de 36 banques de dépôts, le secteur bancaire nationalisé représente alors… 91 % des dépôts bancaires.
Le problème est ailleurs : bien que disposant d’une force de frappe industrielle et financière considérable qui lui permettrait sinon de diriger du moins de « piloter » une économie française alors infiniment moins mondialisée qu’aujourd’hui, le gouvernement n’en fera rien. Pour les entreprises nationalisées, « l’autonomie de gestion » est la règle. Autrement dit, bien qu’ayant en principe le même « actionnaire » – l’État – ces entreprises fonctionnent exactement comme des entreprises privées, appliquent les mêmes critères de rentabilité et de profitabilité. Et elles se font même concurrence entre elles ! La présence, très minoritaire, de représentants des salariés – des délégués syndicaux, en règle générale – au sein des conseils d’administration ne change évidemment rien à l’affaire. Par la suite, la gauche se vantera d’avoir sauvé ces entreprises de la faillite qui les menaçait avant leur nationalisation et de les avoir « relancées », notamment en y injectant les investissements financiers auxquels se refusaient les actionnaires privés. Cette affirmation contient une part de vérité. Encore faut-il ajouter qu’à cette occasion ces entreprises ont été « restructurées » et qu’elles ont connu des « plans sociaux » massifs. Une fois leur assise financière et leur profitabilité restaurées grâce aux investissements publics et aux suppressions d’emplois, ces nouvelles « multinationales publiques » sont naturellement incluses dans le processus de privatisations qui, amorcé sous le second septennat de François Mitterrand, s’accélère sous les gouvernements Balladur et Juppé. Et connaît son apothéose, après 1997, sous le gouvernement Jospin… En vingt ans, gauche et droite se sont donc relayées sans heurt majeur pour illustrer le vieux principe : nationalisation des pertes, privatisation des profits !
Le tournant de la rigueur
Sans doute plus keynésien que socialiste, le gouvernement Mauroy se heurte néanmoins aux réalités d’une économie « ouverte », de plus en plus internationalisée. En un an, dopée par les créations d’emplois publics, la dépense publique s’est accrue de 25 % ! Même limitée, l’augmentation du pouvoir d’achat a effectivement stimulé la demande de biens de consommation courante, dont une grande partie n’est pas (ou plus) fabriquée dans l’Hexagone. Les résultats ne se font pas attendre : inflation galopante, déficit du commerce extérieur et dévaluations du franc. Au sein du gouvernement, des voix s’élèvent – notamment celle de Jacques Delors, alors ministre des Finances – pour prophétiser la catastrophe et réclamer une « pause » dans les réformes. En juin 1982, un premier plan de « rigueur » est mis en œuvre. Parallèlement, on assiste à une montée continue du chômage. Dans les couches populaires, c’est le début d’un mouvement de désaffection vis-à-vis de Mitterrand et du gouvernement qui, lors des élections municipales de mars 1983, se traduit par une nette défaite socialiste.
Mars 1983 est aussi la date d’un choix lourd de conséquences pour le PS. Affaibli par les élections municipales, le pouvoir socialiste est également confronté aux politiques économiques menées par les pays voisins et par la Communauté européenne, ancêtre de l’actuelle Union européenne. On n’en est certes pas à l’euro, mais les pays de la Communauté européenne sont d’ores et déjà engagés dans un processus, le système monétaire européen (SME), également baptisé « serpent monétaire ». Il s’agit de limiter les variations des taux de change des devises européennes entre elles et de rapprocher les monnaies nationales, ce qui suppose une certaine convergence des politiques économiques et budgétaires. Le gouvernement français est donc au pied du mur. Soit il poursuit sa politique de contrôle de l’économie et de relance de la consommation, voire en accroît le contenu « social-démocrate », quitte à dévaluer à nouveau : il lui faut alors sortir du serpent monétaire et rompre avec ce qu’a été depuis des décennies la construction capitaliste de l’Europe. Soit il fait le choix de rester au sein du SME et c’en est fini des velléités de « changer la vie », pour ne rien dire de la rupture avec le capitalisme. Ministres et dirigeants socialistes sont divisés sur la position à prendre. François Mitterrand tranche : la France reste dans le SME. Les conséquences logiques de ce choix s’enchaînent impitoyablement. Les mesures d’austérité se succèdent. Pierre Mauroy cède la place à Laurent Fabius. Il n’y a plus de ministres communistes dans le gouvernement. L’indexation des salaires sur l’évolution des prix est abolie : cette décision capitale sera l’un des éléments déterminants de la baisse du pouvoir d’achat des couches populaires et de la dégradation de la répartition des richesses entre travail et capital.
Ce tournant est alors présenté par le PS comme une… parenthèse. La parenthèse, on le sait, n’a jamais été refermée ! Ensuite, confrontés au ressentiment populaire contre un parti qui, une fois au pouvoir, n’a pas tenu ses promesses de campagne, les dirigeants socialistes en tirent progressivement la conclusion qu’il est plus sage d’arrêter de « faire rêver » et de ne promettre que le peu que l’on est sûr de tenir. Pour parvenir au pouvoir, François Mitterrand avait dû « écraser » – politiquement… – Michel Rocard et marginaliser les idées de la « deuxième gauche ». Pourtant, à travers la longue expérience de l’exercice du pouvoir (1981-1986, 1988-1993, 1997-2002), ces idées-là ont fini par s’imposer et gangrener toute la gauche…
De ce point de vue, le 10 mai 1981 a enclenché pour la France un processus déjà bien à l’œuvre dans les autres pays capitalistes développés : le renoncement des partis anciennement socialistes et/ou sociaux-démocrates non à faire la révolution et à instaurer le socialisme mais, simplement, à « réformer » le capitalisme dans un sens favorable aux couches populaires. Leur « réformisme » a désormais laissé la place, dans le meilleur des cas, à la gestion compassionnelle des soubresauts d’un système en crise.
François Coustal