Issu de la révolution de février, le gouvernement provisoire était dirigé par des ministres libéraux, soucieux de stabiliser la Russie pour en faire une république parlementaire de type occidental, mais aussi depuis avril par des ministres socialistes (mencheviques et socialistes-révolutionnaires), responsables devant le soviet de Petrograd.
Pour les socialistes modérés, qui dominaient alors largement le Soviet, la priorité de l’heure était d’assurer la victoire de la révolution de février contre la menace de la réaction, ce qui les avait amenés à soutenir le gouvernement. La politique de stabilisation menée par le gouvernement provisoire se heurtait toutefois au problème de la guerre. Afin d’assurer sa crédibilité internationale et de ne pas perdre l’appui des Occidentaux, le gouvernement devait prouver aux Alliés qu’il était en mesure de poursuivre une guerre que le pays n’avait en réalité plus les moyens de mener.
Au front, la contestation
Depuis février, la situation militaire n’avait guère évolué, les troupes austro--allemandes se contentant de laisser l’armée russe se déliter. En effet, la désorganisation générale de l’économie contribuait chaque jour à dégrader la situation militaire de la Russie qui n’avait plus les moyens d’assurer le ravitaillement et l’approvisionnement de ses troupes. Confrontée à des privations insupportables, l’armée se délitait d’autant plus rapidement que le gouvernement avait dû concéder aux soldats des libertés politiques, les autorisant non seulement à former leurs soviets, mais aussi à s’organiser politiquement et à disposer d’un contrôle sur les nominations de leurs officiers.
Dans les unités les plus avancées politiquement, le commandement avait perdu toute autorité, comme c’était le cas dans la base navale de Cronstadt, où les marins avaient fusillé leur amiral et 51 officiers, avant d’en déposer 500 autres et d’en élire de nouveaux parmi la troupe. Les soldats désertaient en masse, semant un désordre d’autant plus incontrôlable que l’absence de moyens de transports les contraignaient à sillonner le pays en bandes incontrôlées qui devaient piller pour se nourrir. Si la situation des troupes du front était ainsi catastrophique, l’insubordination était encore plus forte dans les régiments laissés en garnison qui, à l’exemple des 250 000 hommes stationnés à Petrograd, étaient largement gagnés par la propagande bolchevique et anarchiste et refusaient d’envisager tout départ pour le front.
Une situation incontrôlable
Tout aussi grave était la situation du prolétariat urbain. La révolution de février ayant achevé le processus d’effondrement de l’économie russe, les usines étaient pratiquement à l’arrêt, à l’exemple de l’usine Poutilov de Petrograd qui ne reçut plus en juillet que 4 % du charbon nécessaire à son fonctionnement. Condamnés au chômage technique, les ouvriers russes se trouvaient d’autant plus démunis qu’il leur fallait faire face à une progression des prix de l’alimentation de l’ordre de 50 % par mois, en raison de l’effondrement de la production agricole et de la désorganisation générale des transports qui menaçaient l’approvisionnement des villes.
Si la situation des villes russes était devenue incontrôlable, le gouvernement provisoire devait faire face à une situation bien pire dans les territoires allogènes, puisque les minorités nationales avaient profité de la révolution pour faire valoir leurs propres revendications. Touchée par une vague révolutionnaire particulièrement radicale, la Finlande échappait largement au contrôle du gouvernement russe. En Ukraine, la situation s’aggravait aussi rapidement, puisque le 10 juin, le Parlement de Kiev avait proclamé « la liberté ukrainienne » et convoqué sa propre Assemblée nationale constituante, contraignant le gouvernement à lui reconnaître le 2 juillet une très large autonomie.
C’est dans ce contexte de délitement généralisé que Kerenski, cédant aux pressions des Alliés, lança le 18 juin une grande offensive contre les troupes austro--allemandes en Galicie. Si dans un premier temps, l’armée russe parvint à gagner un peu de terrain, sa situation devint bien vite intenable, en raison principalement des mutineries qui éclatèrent dans ses rangs. Lorsque dans les premiers jours du mois de juillet, les troupes austro-allemandes lancèrent une contre-offensive, l’armée russe se débanda totalement et ne put restaurer ses positions qu’après avoir dû abandonner plus de 200 km à l’ennemi. La faillite du gouvernement était désormais totale.
Laurent Ripart