Le 27 février est créé, comme en 1905, le soviet de Petrograd : l’assemblée élue du peuple, une représentation directe, « révolutionnaire », des masses fédérant les représentants des ouvriers et soldats, qui tente d’instaurer une autre façon de faire de la politique.
Parallèlement se met en place un organe traditionnel de pouvoir, un Comité provisoire pour le rétablissement de l’ordre et des rapports avec les institutions et les autorités. Il regroupe les grands agrariens, industriels, leaders du « bloc progressiste » de la Douma, dont le projet est de faire de la Russie un grand pays libéral et capitaliste et d’ancrer la vie politique russe dans la tradition européenne du parlementarisme.
De la tension entre pouvoirs...
Un compromis entre ces deux sources de pouvoir est signé le 2 mars. C’est la naissance d’un double pouvoir. Une coexistence qui sera émaillée de conflits durant toute l’année 1917.
Le soviet reconnaît la légitimité du gouvernement provisoire à majorité libérale à condition qu’il mette en place un vaste programme de réformes démocratiques. Il accepte qu’il ne proclame pas la république, en attendant la convocation d’une Assemblée constituante. Si les divers courants socialistes du soviet acceptent de donner le pouvoir à la bourgeoisie, c’est qu’ils sont persuadés que dans un pays arriéré comme la Russie, il faut, pour aller au socialisme, passer par une phase bourgeoise de la révolution.
Le gouvernement n’a que les attributs extérieurs du pouvoir, il agit pour autant que le soviet lui donne sa légitimité. C’est le soviet qui possède l’autorité parmi les masses urbaines et rurales, une autorité qui grandit de jour en jour. Le soviet se transforme peu à peu d’organe de représentation des masses en révolution en organe de pouvoir réel qui organise la vie, qui prend les décisions quotidiennes, qui décide si les trains circulent, qui organise l’approvisionnement, la sécurité... C’est aussi le soviet qui fait redémarrer les tramways, organise l’arrestation du tsar, signe le 10 mars une charte avec les patrons de Petrograd instaurant la journée de 8 heures1. Il doit répondre aux sollicitations des ouvriers, des paysans, mais aussi aux demandes d’assistance des autorités « officielles » tant à l’échelon municipal que gouvernemental. L’appareil gouvernemental travaille de plus en plus dans le vide, tant le soviet occupe les fonctions de l’État.
Le premier gouvernement provisoire est formé d’une majorité de représentants libéraux, flanqué sur sa gauche du travailliste Kerenski, censé « faire le pont » entre le gouvernement et le soviet. En quelques semaines, il prend un train de mesures spectaculaires : libertés fondamentales, suffrage universel, amnistie générale, abolition de la peine de mort, suppression de toutes les discriminations de caste, de race ou de religion, reconnaissance du droit de la Finlande et de la Pologne à l’autodétermination...
Chez les ouvriers et les soldats, qui voient bien la réaction monarchiste cachée dans le gouvernement provisoire, un gouvernement de la bourgeoisie, des possédants, c’est la perplexité... quand ce n’est pas l’hostilité. Le gouvernement va faire face à une vague de revendications et d’actions émanant des couches les plus diverses de la société en révolution, les ouvriers, les paysans, les soldats-paysans, les nationalités.
… à l’affrontement
C’est sur la question de la guerre que les premiers affrontements vont avoir lieu entre les deux pouvoirs en présence. Le gouvernement considère que seule une victoire de la Russie au côté des Alliés réussirait à amarrer solidement le nouveau régime aux démocraties occidentales. En outre, la continuation de la guerre est le moyen de mettre fin à la révolution. Elle justifie la conservation de l’appareil d’État, de l’armée, l’ajournement des élections, et le report de toutes les questions sociales, de la réforme agraire, et des questions nationales. Dès sa mise en place, il adresse une note aux Alliés dans laquelle il dit la détermination du nouveau gouvernement russe de poursuivre la guerre jusqu’à la victoire et l’annexion de Constantinople.
Le soviet de Petrograd réagit immédiatement et adopte le 14 mars un « Appel aux peuples du monde entier ». Il se prononce pour une « paix sans annexions ni contributions », prône le « défensisme révolutionnaire » qui s’efforce de concilier la « lutte des peuples contre les ambitions annexionnistes de leurs gouvernements » et le « maintien d’une politique défensive préservant la combativité de l’armée ». Malgré le caractère timoré de cette position du soviet, c’est la crise avec le gouvernement.
Au moment où les USA entrent en guerre, le 18 avril, le gouvernement adresse une note aux Alliés qui réaffirme que la Russie combattra « jusqu’à la victoire finale ». Il fait appel à un emprunt de guerre appelé « emprunt de la liberté ».
Le Comité exécutif du soviet évite l’affrontement avec le gouvernement. C’est d’en bas que va venir la réponse. Devant l’imposture de ceux d’en haut qui ne cherchent pas à obtenir la paix, des dizaines de milliers de manifestantEs descendent dans la rue. Pour la première fois, sont repris des mots d’ordre bolcheviques « À bas le gouvernement ! » et même « Tout le pouvoir aux soviets ! »
Lors de la réunion du soviet qui suit, Fedorov, ouvrier métallurgiste bolchevique, se prononce pour la première fois en faveur de la prise en main du pouvoir par le soviet, mais il est très minoritaire.
Les manifestations continuent et, le 21 avril, face aux manifestants sont mobilisés des milliers de contre-révolutionnaires. Le comité exécutif du soviet envoie un ordre de n’envoyer aucun détachement militaire dans les rues de la capitale contre les manifestants, puis ordonne de s’abstenir de toute manifestation pendant deux jours.
Le comité exécutif du soviet a réussi cette fois-ci à maintenir les masses sur le seuil du pouvoir, et laisse le gouvernement manœuvrer. Il recule et se prononce contre toute annexion, et les deux ministres les plus attaqués démissionnent.
Le soviet de Petrograd annonce alors son ralliement à un gouvernement de coalition qui rassemblerait libéraux et socialistes modérés (socialistes-révolutionnaires et mencheviques). Les libéraux espèrent utiliser leur influence conciliatrice. Les bolcheviques sont minoritaires au soviet : six ministres socialistes dirigeants du soviet de Petrograd entrent dans le second gouvernement provisoire.
Mais les soviets n’agonisent pas, et au premier signal de danger se remettent sur pied et montrent qu’ils restent maîtres de l’autorité politique sur les masses. Le double pouvoir continue sous une nouvelle forme. Jusqu’aux prochains affrontements...
Patrick Le Moal
- 1. Ce sera la même chose à Moscou quelques jours plus tard.