A l'occasion des quarante ans de l'Appel des Cents, nous publions cet article sur le mouvement des soldats dans les années soixante-dix.
À 20 ans, en 1968, Robert Pelletier bat le pavé parisien, à la faculté de Jussieu. Six ans plus tard, l’action qu’il mènera avec d’autres appelés du contingent fera des gros titres dans la presse. Un mur du quartier du Luth, à Gennevilliers en gardera plus d’une dizaine d’années la trace : « LIBEREZ LE SOLDAT PELLETIER ! »
L’étudiant en mathématiques a « le cœur à gauche, comme mes parents. » Il est syndiqué à l’UNEF « comme tout le monde » assure-t-il modestement. « Je mettais un peu le nez à la fenêtre, politiquement et syndicalement. 1968, ça a été le déclencheur. J’ai raté les premières manifestations au quartier latin, après j’y suis resté. J’ai dormi dans la fac jusqu’à la mi-juillet. J’appelais mes parents pour donner de mes nouvelles depuis une cabine téléphonique. »
En 1973, il est pion au lycée technique de Gennevilliers, il y milite syndicalement au SGEN-CFDT. Sursitaire, il est appelé en Allemagne, le 4 décembre, à Offenburg. « Il se disait, que ceux qui étaient repérés politiquement étaient incorporés en Allemagne, c’était plus ou mois vrai. J’étais incorporé avec vingt-quatre heures de décalage. Souvent à l’incorporation, il y avait du chahut, la coupe de cheveux réglementaire bien dégagée au-dessus des oreilles n’était pas appréciée. L’armée faisait donc en sorte que les contestataires éventuels ne soient pas là. »
« J’étais dans un régiment d’artillerie, Offenburg est à une vingtaine de kilomètres de Strasbourg. Le lendemain de mon arrivée, j’étais convoqué par un gradé de la Sécurité militaire, il m’a fait un petit discours du genre : “on vous connaît, on vous à l’œil”. Il avait un dossier sur moi, certainement du fait que j’avais été élu du personnel sur les listes d’extrême gauche Ecole Emancipée, j’étais militant de la Ligue communiste depuis mars 1970. Mon père m’avait dit : “À l’armée ne reste pas deuxième classe”, j’ai donc fait le peloton des sous-officiers de décembre à la mi-mars, à la fin du même mois, j’étais nommé brigadier. Chez les gradés, beaucoup avaient participé aux guerres d’Indochine et d’Algérie. C’était dur de les supporter, ils nous faisaient chanter :
Contre les Viets
Contre les Viets, contre l’ennemi Partout où le devoir fait signe Soldats de France, soldats du pays Nous remonterons vers les lignes.
Refrain
O Légionnaires, le combat qui commence Met dans nos âmes enthousiasme et vaillance Peuvent pleuvoir grenades et gravats Notre victoire en aura plus d’éclat (bis)
« Quand tu es jeune militant que tu as participé à des manifestations contre la guerre du Vietnam, ça choque terriblement. Les appelés parlaient fort, mais il n’y avait pas d’opposition organisée. »
Le 2 avril 1974, le Président Georges Pompidou décède. Le 19 mai, l’élection présidentielle est remportée sur le fil par Valéry Giscard d’Estaing (50,81 %) devant François Mitterrand (49,19 %).
Une pétition de 100 appelés du contingent est rendu public en pleine campagne électorale : L’Appel des Cent ne peut pas passer inaperçu. Les échos dans la presse vont démultiplier son audience. Les 100 vont devenir 1.000, puis 5.000… 6.000. [1]
Les jeunes appelés demandent : « le libre choix de la date et du lieu d’incorporation entre 18 et 25 ans. […] Une solde égale au SMIC et la gratuité des transports. » Ils n’oublient pas les jeunes engagés, ils « doivent pouvoir résilier leur contrat à tout moment. » Ils dénoncent « l’isolement pendant un an, et la misère sexuelle et affective qui en résulte » et demandent « la libre disposition de nous-mêmes en dehors des heures fixées pour le service. »
Ils réclament « la liberté totale d’information et d’expression politique dans les enceintes militaires ; le libre choix de la tenue […] en dehors des heures de service. »
Ils exigent « la suppression des brimades sous toutes leurs formes, l’obtention de permissions hebdomadaires », ainsi que « la dissolution de la Sécurité militaire, la suppression des tribunaux militaires, les prisons, les camps spéciaux dont s’est dotée l’armée pour enfermer ceux qu’elle condamne. »
L’esprit d’insubordination de mai 1968 dans l’armée, c’est nouveau. Le fil rouge, c’est la liberté… Une liberté qui n’est pas séparée de la liberté individuelle et du droit à la dignité. L’esprit de 68 se retrouve aussi dans l’évocation de la misère sexuelle due à l’enfermement. Les difficultés matérielles ne sont pas négligées, la référence au SMIC renvoie au monde du travail, à un mot d’ordre : « Sous l’uniforme, un soldat reste un travailleur. »
« J’étais dans les cent premiers signataires, à Offenburg j’ai convaincu quatre autres appelés de signer avec moi, ce n’était pas beaucoup. Mais, il ne faut pas avoir peur des mots, c’était dur comme militantisme. En 1974, dans l’armée, la LCR aurait eu des difficultés à trouver 100 militants de la Ligue. L’Appel des Cent n’était pas rien. Notre ambition, c’était d’élargir le mouvement, je faisais partie du premier noyau de militants qui avait cette mission. »
Elargir le mouvement
Robert Pelletier est convoqué par la Sécurité militaire, grosse frayeur. « Les militaires me disent : “Vous n’aviez pas le droit de signer, vous allez être sanctionné. Ceux qui ont signé avec vous, vont être sanctionné aussi.” Finalement, c’était moins dur que je ne me l’étais imaginé. En quelques jours nous avons tous été mutés dans d’autres casernes. Le pouvoir politique, la Sécurité militaire partaient de l’idée que des noyaux révolutionnaires s’étaient implantés dans l’armée. En fait de noyaux constitués, les signataires s’étaient agrégés de bric et de broc. Beaucoup ont été envoyés dans d’autres casernes en Allemagne, moi je me suis retrouvé le 21 juin, à Draguignan, cassé de mon grade, mais au bord de la mer. Ma copine Marie-Paule était enseignante, elle venait me voir régulièrement. »
Le temps des congés est mis à profit par Robert. Il tire quelques enseignements de l’action d’Offenburg. « Ça a été du point de vue militant, un changement, je me suis rendu compte que les difficultés que j’avais rencontré pour recueillir des signatures tenait aussi à ma façon de militer qui n’était pas obligatoirement la bonne. Ça a changé toute ma vie militante, j’ai à partir de ce moment mieux tenu compte de l’état d’esprit de ceux auxquels je m’adressais.
Il y a la volonté d’éparpiller les signataires, mais les États Majors devaient manquer de coordination entre eux. Robert retrouve plusieurs signataires au Régiment d’artillerie de Draguignan. « L’Appel des Cent avait fait son chemin, nous en étions à un peu plus d’un millier de signatures. Début août, une classe d’âge est incorporée. Il y a des sursitaires, des scientifiques, ils étaient là pour un mois de préparation militaire, ensuite, ils retournaient dans des laboratoires, en Faculté. Le jour de leur arrivée, ils demandent : “Où est-ce qu’on peut signer l’Appel des Cent ?” Ils posent la question tranquillement sur la place d’Armes de la caserne, l’ambiance avait beaucoup changé.
J’ai été affecté dans l’unité d’un commandant de la Sécurité militaire, j’étais très surveillé. À une dizaine nous décidons de faire signer massivement le texte. La démarche était donc très différente avec Offenburg. Le soir, nous faisons le tour des chambrées, nous recueillons 200 signatures sur les principales revendications de l’Appel des Cent.
Parmi les appelés de Draguignan, il y a une trentaine d’antillais. Ils sont l’objet de brimades permanentes de la part de gradés durablement marqués par les guerres coloniales. Les qualificatifs de « négro » et « blanchette » pleuvent. Le capitaine Massin « Je ne veux pas de nègre dans ce service... » il distribue les insultes selon l’origine des appelés « Sale nègre », « Sale juif ». L’adjudant Koch utilise le même registre « sale nègre » ou « sale Espagnol ». Toutes les tâches subalternes sont pour les Antillais, le mépris affiché pour ces “Français à part entière et entièrement à part” (Pourquoi ces guillemets, d’où vient cette citation ?) est insupportable pour les guadeloupéens et martiniquais exilés à des milliers de kilomètres de chez eux.
Ils se reconnaissent dans la déclaration « Les Antillais et le service “national” » (jointe à l’Appel des Cent), c’est leur vécu : « On n’est pas dans un pénitencier où les brimades systématiques contre les Antillais doivent être exercées, on est et on voudrait seulement rester militaires accomplissant leur devoir national et on ne voudrait plus entendre […] ce capitaine [qui] nous traite de pas français. » Ils rappellent « nos pères et nos grands-pères étaient les premiers à combattre afin de défendre la France dans les guerres 1914 à 18 et de 1939 à 45. » [2]
« Ma plus belle histoire militante »
« Tous les soldats Antillais signent les deux déclarations, ils ne supportent pas le racisme quotidien. Les tracts sont distribués le 9 septembre 1974 avec les signatures dans l’enceinte de la caserne, ça discute beaucoup. Quelquefois des militants disent : “faire signer une pétition, à quoi ça sert ?” Là, le texte a permis d’alimenter les discussions. Pour qu’il se passe quelque chose, il faut des militants. Le fait que 199 appelés signent sur un effectif permanent de 400 n’y est pas pour rien », souligne Robert. « Il y a eu beaucoup d’émoi dans la caserne. Se posait la question de la suite à donner pour faire connaître à l’extérieur ce qui se passait. Les idées foisonnaient parfois un peu folles : “faut-il organiser des sabotages ? Occuper l’armurerie ? Monter sur les toits de la caserne ?” Dans la même période, il y avait le mouvement des prisonniers qui avait un gros impact médiatique. J’étais influencé par le mouvement ouvrier, une manifestation correspondait mieux à ce que je savais faire. »
« Un rendez-vous est fixé pour le lendemain au moment du temps libre, après 13 heures. Nous sommes une trentaine au foyer et là, c’est l’angoisse du militant qui se demande, combien allons-nous être ? Nous allons dans la cour, les gars descendent, la trentaine enfle et approche les 150, c’était énorme, considérable. Nous allons vers la sortie, je suis un peu devant, un lieutenant tente de s’interposer : “Où est-ce que vous allez ?” Je fais un geste pour lui signifier que nous passons. Nous franchissons la barrière, nous allons dans la rue, tout le monde était en treillis, c’était impressionnant, ça n’avait jamais existé. »
Concours de circonstances, ce jour-là se joue un épisode de la rivalité entre Draguignan et Toulon. L’enjeu, qu’elle sera la ville sous-préfecture du Var. Des équipes de journalistes dont une équipe de la télévision régionale attendent à la terrasse d’un café. « Ils nous voient arriver, les antillais étaient devant, ils n’avaient jamais vu ça. Ils nous filment, interviews plusieurs bidasses. Le soir les gars se sont vus à la télévision, c’était très fort. Toute la journée s’est merveilleusement bien passée. Dernièrement quelqu’un me demandait : “Quelle est ta plus belle histoire militante ?” C’est celle-là ! »
Il n’y a pas que les badauds et les journalistes qui voient passer le défilé, les hommes de la Sécurité militaire notent : « Un cortège de 136 soldats s’est dirigé vers la Préfecture […] en tenue de travail, le poing levé pour certains, en criant divers slogans tels que « Solde à 1 000 francs », « Quartier libre en civil », « Des sous, pas des obus », « Faites l’amour, pas la guerre », « Non au racisme », « Les civils avec nous », « On est des hommes, pas des bêtes », etc. » [3]
Dès le lendemain, neuf appelés dont Robert Pelletier sont consignés à deux mois d’arrêts de rigueur, à Canjuers dans le Var. Robert y restera du 12 septembre à la fin du même mois. Alex Taurus et Serge Ravet sont mutés à Lyon et à Grenoble.
Piégé gare d’Austerlitz
« Je me retrouve fin septembre 1974, au camp de la Courtine, près de Limoges. C’est là que je dois effectuer mes deux mois aux arrêts de rigueur, à l’issue de ma peine, le commandant Schaeffer me dit : “Je vous donne vos permissions, vous avez droit à 15 jours.” Le jour du départ, le 9 novembre, il n’était pas là, son adjoint m’appelle : “Mon chauffeur va vous emmener à la gare, avant que vous partiez, je vous demande de me donner votre parole d’honneur que vous reviendrez.” Je vous l’écris si vous voulez, il n’y a pas de souci, je vais revenir. »
« Le trafic était réduit en gare de Limoges, les cheminots étaient en grève, un train était affiché pour la fin de l’après-midi. Je fais des courses en ville, j’achète le dernier disque des Rolling Stones “It’s Only Rock’n Roll”. J’arrive à la gare d’Austerlitz vers 23 heures, Marie-Paule m’attendait sur le quai, j’entends “Monsieur Pelletier est demandé aux objets trouvés…” Marie-Paule : “C’est bizarre, ça fait deux ou trois fois qu’ils t’appellent…” Je me palpe voir si je n’ai rien perdu. Il était 23 heures, le bureau des objets trouvés était fermé. Un employé de la SNCF me conseille d’aller au commissariat de la gare. »
Et moi, grand révolutionnaire, qu’est-ce que je fais, j’y vais… Je me présente Robert Pelletier, on m’a appelé aux objets trouvés, et là, les flics, me tombent dessus : “Vous restez-là !” Qu’est-ce que vous avez pour m’arrêter ? “Vous restez-là !” Je m’en vais ! “Regardez !” Je vois dans la gare 200 flics qui me cherchaient. J’étais plus âgé que les autres appelés, avec des cheveux pas très courts, vu mon âge, si je ne n’étais pas allé au commissariat, avec ma copine, je serais sorti sans problème. Je laisse mon sac à Marie-Paule avec des tracts de la Ligue à l’intérieur, le disque… »
Dans la nuit, Robert Pelletier est emmené par la police, en fourgon, de Paris à Marseille. Il est présenté à un Juge d’instruction. « Je me rends compte que l’instruction a débuté dans les jours qui ont suivi la manifestation. La Sécurité militaire a interrogé tous les signataires de l’Appel des Cent et l’ensemble des manifestants de Draguignan. Ils ne se sont pas trompés, il n’y a pas erreur. Alex Taurus leader des antillais et militant indépendantiste, Serge Ravet le militant actif, et moi sommes identifiés comme les meneurs. »
Tous les trois sont incarcérés, en attendant le procès, à la prison des Baumettes à Marseille. « C’est comme dans les films, “Enlevez votre ceinture ! enlevez vos lacets !” Je m’y étais préparé psychologiquement, mais confronté à la réalité, c’est dur pour le moral. » Ils resteront là, jusqu’au procès qui va se dérouler devant le Tribunal des Forces Armées de Marseille, les 7 et 8 janvier 1975. Des avocats de renom et de jeunes avocats qui seront plus tard très connus défendent les inculpés. La défense se compose de Yves Jouffa, Antoine Comte, Georges Pinet (Robert Pelletier) ; Jean-Jacques De Felice et Jean Dissler (Serge Ravet), Marcel Manville, un très grand avocat, militant anticolonialiste, et George Pau-Langevin, antillaise, secrétaire nationale du MRAP (Alex Taurus).
Selon le Code de justice militaire, les inculpés relèvent : « De l’incitation à commettre des actes contraires au devoir ou à la discipline », « de l’insubordination » et « de la révolte militaire ». [4] Les avocats de la défense vont retourner l’accusation, les accusés vont devenir accusateurs. La défense s’inscrit dans la veine des procès politiques devant les Tribunaux Militaires. Le procès des trois soldats de 1975 rappelle celui de Mayence, en 1927, contre là aussi, trois soldats qui menaient campagne, à l’instigation du PCF, contre les « Gueules de Vaches ! » (G.D.V.), c’est-à-dire contre tous les uniformes à galons dont la conduite était infâme vis-à-vis des soldats et contre l’occupation de la Ruhr. [5]
L’accusation s’effondre
« Dénoncer les conditions des appelés, nous savions faire » poursuit Robert, « nous y étions préparés, l’armée brisait les citoyens, brisait les grèves. Sur la base des témoignages recueillis, des soldats étaient convoqués pour témoigner contre nous. Là, nous étions inquiets. L’autorité militaire avait choisi ceux qui s’exprimaient le mieux. Surprise, les témoins sensés être à charge se rétractent. Il apparaît que l’instruction a été orientée que nos noms ont été suggérés. Le juge demandait “Est-ce que nous pensez que la manifestation a servi à quelque chose ?” Les gars répondaient : “Ça a servi à ce qu’on s’exprime, dénoncer ce qui se passe. Nous sommes solidaires.” Des témoins à charges s’accuseront de faux témoignages et demanderont a être inculpés. La machination de la hiérarchie militaire s’effondre. Tant et si bien qu’Yves Jouffa a demandé au Commissaire du Gouvernement : “Maintenez-vous l’accusation ?” »
Plusieurs témoins de moralité témoignent en faveur des trois inculpés. Certains noms peuvent surprendre, mais les témoins de moralité ne se prononcent pas tous sur le fond. Charles Hernu du Parti socialiste ; Roger Garaudy, professeur qui a pour particularité d’assurer des conférences à l’Ecole des élèves officiers de Coëtquidan et aux Ecoles navale et de guerre ; Madeleine Rebérioux, professeur d’université, présidente de la Ligue des Droits de l’Homme ; Claude-Marie Vadrot, journaliste spécialiste des questions militaires au Canard Enchaîné ; Robert Montdargent député communiste d’Argenteuil ; Henri Damette de la CGT ; Christian Dubonnet de la CFDT ; Jacques George du SGEN-CFDT ; Alain Gamard des Jeunesses Communistes.
Des témoins sont là pour Robert Pelletier. Jean Pénichon du SNES et de l’Intersyndicale du Lycée de Gennevilliers rappelle que : « l’enseignant qu’il fut a lutté, sans relâche, contre le racisme dans ce lycée qui comprend une très forte proportion d’enfants immigrés. » Jean-Paul Sandoz, Proviseur du Lycée de Gennevilliers fait part de « dialogues toujours courtois, [...] de relations franches et loyales. » Il estime qu’il« a de très bonnes relations avec les élèves et ferait un bon professeur. » [6]
Un troisième témoin, le commandant Schaeffer, du camp de la Courtine, créé la surprise, il « confirme toutes les notations favorables à la personne de l’accusé qui figurent au dossier. » Il évite habilement de se prononcer sur les circonstances de l’arrestation de Robert Pelletier. Un témoin de moralité inespéré.
Le racisme qualifié de « franc-parler marseillais »
Ce procès met au grand jour les brimades et les insultes dont étaient victimes les antillais. Le Président du Tribunal demande : « Etiez-vous mécontent, et de quoi ? »Réponse : « On était mécontent de tout. […] L’adjudant Koch n’aimait pas les juifs… »Il donne un exemple, « il a dit à Frankel : “alors, ça mange un juif ?” Un métropolitain, pourtant témoin à charge, déclare ingénument : « Certains gradés comme l’adjudant Koch disait “sales noirs” ou “sales Espagnols”, mais ce n’était pas très méchant. Les Antillais étaient souvent de corvée. »
Maître Marcel Manville demande au colonel de la caserne, Boyer, s’il est au courant de faits ou de propos à caractère raciste de la part de l’adjudant Koch et du capitaine Massin. Le colonel répond : « Ce sont plutôt là des expressions de vieux soldats au franc-parler ! Au fond ces soldats ont souvent un cœur d’or. » Le Président du Tribunal demande au colonel si « ces gradés [ont] obéi à des sentiments racistes en employant des termes tel que “bougnouls”, ou pensez-vous qu’il s’agit plutôt de franc-parler marseillais ? » Maître Manville rétorque : « En résumé, il n’y a pas eu de racisme à l’armée, […] ce régiment, c’était Alice au pays des merveilles. » [7]
Ce 8 janvier 1975 à 20 heures, après les brillantes plaidoiries des avocats, Robert Pelletier prend une dernière fois la parole, il s’adresse au Commissaire du Gouvernement : « les brimades, le racisme, les conditions exécrables, tout cela n’est pas un hasard. » L’armée « veut faire des hommes dociles qui ne protestent pas quand on leur fait briser la grève des éboueurs, des PTT ou des aiguilleurs du ciel. » Il assume ses actes et ses engagements militants : « Je suis convaincu que dans cette société, l’armée et les travailleurs ne peuvent avoir d’intérêts communs. Cette armée est celle du pouvoir en place. […] J’appartiens à la CFDT. Je milite donc pour le socialisme », il s’inquiète d’un éventuel coup de force en France. Il estime que « la seule garantie que la France ne soit pas la Grèce ou le Chili c’est que le contingent ait le droit et le moyen d’empêcher toute tentative de Coup d’État d’une fraction de l’armée. » [8]
Sa déclaration a du panache, elle place le procès sur terrain politique. Serge Ravet et Alex Taurus approuvent Robert. Dans la salle, les soutiens des accusés sont inquiets, les familles paniquent quelque peut. Le Tribunal délibère pendant une heure quinze, Alex Taurus est acquitté, Serge Ravet et Robert Pelletier sont condamnés à un an de prison dont, huit mois avec sursis. Le Tribunal a joué l’apaisement. Le public entonne une vibrante Internationale. Robert sera libéré à la fin de son service militaire à la fin mars, au camp de la Courtine. Là le commandant Schaeffer lui dira : « Quand vous êtes parti en permission, j’avais l’accord du juge de ne vous arrêter quand vous seriez revenu. Ils n’ont pas respecté leur parole. C’est pour ça que j’ai témoigné au procès. »Robert Pelletier a effectué seize mois de service militaire au lieu de douze.
L’intellectuel devient prolétaire
De retour à la vie civile, il reprend son poste de pion au lycée technique de Gennevilliers. Sa voie est toute tracée : il décide de « régulariser » sa vie professionnelle en postulant à un poste d’instituteur dans la même ville. Il traverse une année très difficile dans des classes de transition en travaillant en demi-postes. « Je tiens le coup tant bien que mal grâce aux copains. » Le 6 juin 1976 le proviseur l’appelle, il lui montre le double d’un courrier de l’Inspection Académique de Versailles, il était écrit : « En raison de la condamnation qui figure sur le volet n° 3 de votre casier judiciaire, vous ne pouvez pas être admis dans la Fonction publique. » Le choc est rude et inattendu : « Ma radiation est fixée au 8 juin. Après six mois de galère dans l’éducation nationale, je suis licencié, sans préavis, ni rien, un licenciement sec… Il y a eu une campagne de la CGT et de la CFDT, des délégations au rectorat avec des pétitions, des soutiens politiques, rien n’y a fait. »
« Grâce à un militant de l’ASTI d’Asnières, André Masoni, je suis embauché comme magasinier à la Compagnie générale d’électricité à Clichy, puis dans une petite entreprise à Gennevilliers. L’éducation nationale, c’était mort, je voulais suivre une formation d’électromécanicien en entreprise. Je vais à l’ANPE, le placier me répond :“Il n’y a pas de place avant deux ans. Par contre, il y a une formation de mécanicien électricien d’ascenseurs”, j’ai accepté. J’ai suivi cette formation, à Stains, pendant neuf mois. J’ai été embauché chez Schindler comme dépanneur d’ascenseurs. J’ai tout de même tremblé quelque temps, j’avais peur que la direction contrôle mon CV. » Robert adhère à la CGT en septembre 1981, il est élu délégué l’année suivante, puis porte-parole de la coordination CGT ascenseurs.
Il dénonce les accidents graves et mortels dont sont victimes les dépanneurs et utilisateurs. « Ils continuent de se produire dans l’indifférence » regrette-t-il. « Il y a cinq morts chaque année. » Le déplacement en ascenseur a longtemps été réputé le plus sûr des moyens de transport, aujourd’hui, ce n’est plus le cas. La charge de travail a doublé en vingt-cinq ans. Robert Pelletier mène avec vigueur la lutte pour la sécurité, pour les ouvriers ascensoristes et pour les habitants. « À quand des amendes pour les actionnaires des quatre grands groupes Kone, Thyssen, Schindler et Otis ? » demande-t-il. Son activité ne plaît pas à son employeur, « il n’y a pas longtemps, un directeur des Ressources Humaines m’a dit “on aurait dû regarder votre CV à l’embauche.” » Trop tard !
Quant on l’interroge sur son parcours Robert répond enthousiaste « je ne regrette rien. » Il a conservé intacte sa capacité d’indignation et de contestation de l’ordre établi des nantis, comme des syndicalistes qui parlent au nom des ouvriers. Il n’a pas apprécié le recentrage de la CFDT. Le 20 novembre 2007, lors de la manifestation à Paris des fonctionnaires, les téléspectateurs ont vu sa haute stature, ses mains en porte-voix, son timbre puissant scandait : « Chérèque trahison ! », « Chérèque trahison ! », « Chérèque trahison ! », « Il appelle à reprendre le travail et il manifeste avec les grévistes. Il n’a rien à faire ici ! » Il est entouré de dizaines des manifestants tout aussi écœurés et le secrétaire général de la CFDT, la mine déconfite, file à l’anglaise.
Entretien du 15 novembre et 6 décembre 2007