Publié le Mercredi 31 décembre 2025 à 18h00.

La Ligue et l’antimilitarisme

Les militants de la Ligue communiste de l’après 1968 se retrouvent, par la force de l’âge, à devoir faire leur service militaire. Hors de question pour eux d’abandonner leurs idéaux. Se pose alors la question de comment continuer à militer à l’intérieur de la « Grande muette » et comment le parti peut être un outil à leur service.

Les militants de la Ligue communiste effectuaient leur service militaire d’une durée de 12 mois, comme les jeunes hommes de leur génération, mais aussi avec en tête la quatrième des 21 conditions d’admission des partis à la Troisième Internationale Communiste : « Le devoir de propager les idées communistes implique la nécessité absolue de mener une propagande et une agitation systématique et persévérante parmi les troupes. Là où la propagande ouverte est difficile par suite de lois d’exception, elle doit être menée illégalement ; s’y refuser serait une trahison à l’égard du devoir révolutionnaire et par conséquent incompatible avec l’affiliation à la 3e Internationale »

 

Les premiers pas

Les premières initiatives sont ponctuelles et sont soumises à une répression sévère, comme à Vannes en 1969, où un groupe de militants fait signer une pétition qui s’indigne contre la punition d’arrêts de rigueur infligée à un appelé qui avait porté plainte contre les coups portés par un gradé, et publient un tract, Crosse en l’air. Trois d’entre eux, trouvés en possession de ce tract sont incarcérés à la prison de Rennes en octobre 1969. La campagne de soutien est difficile, le gouvernement interdit les manifestations et même les meetings, inculpe des colleurs d’affiches. De lourdes sanctions tombent : un an, huit mois et quatre mois de prison.

Tout au long de la campagne, la Ligue communiste développe les positions révolutionnaires sur l’armée, édite des brochures de propagande antimilitariste. Partant de la conviction qu’une crise révolutionnaire est imminente, la Ligue la prépare, ce qui implique de développer et organiser un travail politique au sein des casernes, en priorité auprès des appelés du contingent qui représentent la moitié des troupes, car il semble évident qu’une révolution socialiste est impossible sans le concours ou, au moins, la neutralité dudit contingent.

La Ligue s’engage dans la construction d’une organisation antimilitariste civile à vocation large, le Comité de défense des appelés et, au sein des casernes, du Front des soldats, marins et aviateurs révolutionnaires (FSMAR).

 

Un mouvement de masse se dessine

En 1973, la mobilisation contre la loi Debré va donner une tout autre dimension à ce début de travail. En effet cette loi qui supprime les longs sursis — c’est-à-dire la possibilité d’une incorporation plus tardive dont bénéficiaient jusqu’alors les étudiants —, s’applique à partir du 1er janvier 1973.

Des grèves se déclenchent dans les lycées, s’étendent, des comités de grève sont élus dans les facultés et les lycées dans toute la France et une première coordination nationale démocratique se tient le 14 mars 1973 à Paris. Elle regroupe quatre cents délégués de la région parisienne et de trente villes de province, appelle à une journée nationale de lutte pour le jeudi 22 mars 1973. Malgré l’interdiction théorique des manifestations, elles sont énormes : plusieurs centaines de milliers de manifestants en France, c’est la première fois depuis 1968 qu’un tel mouvement mobilise la jeunesse. Et dans ce mouvement, dans les AG, le débat sur la place de l’armée, le travail à faire dans l’armée, est omniprésent. Le 1er Mai 1973, dans le cortège syndical parisien, est présente symboliquement une délégation de soldats en uniforme, masqués, du FSMAR sur le thème « sous l’uniforme, tu restes un travailleur ». Cette radicalisation antimilitariste de la jeunesse sur plusieurs mois va vite se traduire dans les casernes. 

 

Appel des Cent et manifestations

Dès la fin de l’année 1973 commencent à apparaître des comités de soldats, s’exprimant par tracts, organisant des refus d’ordres, des actions en défense de revendications élémentaires, des interventions en direction de la presse.

Le 1er Mai 1974, à nouveau une délégation du FSMAR apparaît en uniforme et masquée dans la manifestation. Mais, surtout, entre les deux tours de l’élection présidentielle1 paraît l’Appel des Cent qui résume les revendications des appelés : une solde égale au SMIC, la gratuité des transports, des permissions hebdomadaires, le refus des brimades, la possibilité pour les engagés volontaires de résilier leur contrat, la liberté totale d’information et d’expression politique dans les enceintes militaires et la suppression des tribunaux militaires.

Cet appel dans lequel la Ligue a joué un rôle central, a un retentissement considérable et va devenir le texte de référence de l’activité dans la troupe : 300 signatures le 7 juin 1974, 400 le 15 juin, 600 le 21 juin, 1 500 le 25 juillet, 3 500 fin septembre et 4 000 en décembre, malgré la répression qui sera immédiate : mutations, punitions de soixante jours d’arrêts de rigueur pour la quasi- totalité des premiers signataires, puis sélectivement par la suite pour essayer d’enrayer le mouvement. Peine perdue... Un large soutien civil se met en place pour défendre les appelés.

Des manifestations se déroulent à Draguignan en septembre (voir l’article de Robert Pelletier dans ce numéro), Karlsruhe en janvier 1975, Verdun en février, puis Nancy, Sissonne. La répression contre les « meneurs » de Draguignan va relancer et étendre le mouvement de solidarité qui avait pris son envol avec le soutien aux signataires de l’Appel des Cent. Le procès se déroule le 7 janvier 1975, c’est une tribune pour le soutien aux luttes des soldats. L’un d’entre eux est acquitté et les deux autres libérés sur le champ car ils ont déjà effectué leur peine à la date du procès. C’est en fait une victoire du vaste mouvement de soutien.

En décembre 1974, le mouvement engagé par l’Appel des Cent a fait du chemin. D’une part, les comités de soldats se sont multipliés, quatre-vingts journaux existent. Leur importance est variable : de quelques soldats à quelques dizaines. Mais leur force est telle que, malgré la répression et les conditions de fonctionnement clandestin, des coordinations de comités de soldats se mettent en place. Ce mois de décembre 1974, deux conférences de presse ont lieu : une de la coordination des comités des troupes stationnées en RFA, qui en regroupe treize ; l’autre, des comités des unités stationnées en France, qui en regroupe vingt.

Parallèlement, le gouvernement lâche du lest : il octroie à tous les appelés huit voyages gratuits par an. Le mouvement engagé depuis dix mois montre son efficacité à la masse des appelés et des jeunes, puisqu’il permet d’obtenir satisfaction sur certaines revendications.

 

Un syndicalisme problématique

Mais, surtout, les bases politiques d’une activité dans la troupe contre le militarisme bourgeois sont posées :

— Les mots d’ordre de l’Appel des Cent unifient la mobilisation.

— Le soutien local des organisations ouvrières, syndicales au moins contre la répression et le plus souvent en référence aux revendications et aux modes de lutte assure une connexion avec le mouvement ouvrier.

— La dynamique du travail de masse des comités, des coordinations de comités, qui sont en pratique des structures de type syndical lie l’avant-garde du mouvement à la masse des soldats.

Le nombre de comités de soldats ne cesse d’augmenter, il atteindra 130 au début de l’année 1977, et les initiatives de tous ordres se multiplient. Le Front des soldats, marins et aviateurs révolutionnaires va disparaître à la fin de l’année 1975, sa dernière apparition publique est à la fête que Rouge organise en octobre 1975 pour devenir quotidien. L’organisation des camarades sous l’uniforme quant à elle continue.

Mais le débat sur les propositions à faire au mouvement est vif, car se pose la question de la possibilité d’un travail public non clandestin : faut-il proposer la mise en place effective d’un syndicat de soldats, quelles modalités de lien avec le mouvement syndical, quels risques d’intégration par l’institution, sachant qu’un syndicat de « travailleurs sous l’uniforme » indépendant de la hiérarchie militaire ne pourrait exister sans une prise en charge directe et nationale par le mouvement ouvrier ? Une telle structuration est-elle possible en dehors d’une situation de crise révolutionnaire ?

Cependant, la situation évolue très vite, d’autres courants politiques prennent l’initiative d’annoncer en novembre 1975 la création d’un syndicat de soldats en lien avec la CFDT2, la CGT et la FEN ayant refusé de s’associer à cette démarche. Il appelle l’ensemble des comités de soldats à s’organiser eux aussi en sections syndicales. Le gouvernement en place (dirigé par Chirac, alors Premier ministre de Giscard), en butte depuis dix-huit mois à une montée ininterrompue de l’activité revendicative dans les casernes, décide de frapper un grand coup. Il lance l’opération « Cour de sûreté de l’État ». Cette juridiction d’exception inculpe des dizaines soldats et syndicalistes, qui encourent des peines pouvant aller jusqu’à dix ans de prison, organise des perquisitions des locaux politiques et syndicaux. La campagne de solidarité est très forte, les comités continuent à se développer.

Le gouvernement lâche un nouvel assouplissement des conditions du service national : quartiers libres désormais autorisés en civil, augmentation de la solde (presque doublée), douze voyages gratuits par an (au lieu de huit), modification du règlement de discipline générale.

L’opération de répression se termine sans sanctions importantes mais elle a eu un effet majeur, l’attitude du mouvement ouvrier vis-à-vis des comités de soldats sera à l’avenir plus prudente, d’autant que la division qui s’installe à partir de la rupture à gauche à la fin de l’année 1977 complique encore la situation.

Dans les années qui suivent, tant l’éloignement des mobilisations de 1973 que les modifications de la situation politique vont imposer d’autres formes de militantisme, autour de pétitions sur des thèmes plus limités. Une mobilisation, à partir de novembre 1977, mise sur l’espoir de la victoire le la gauche aux législatives de 1978, pour des permissions hebdomadaires et tous les voyages gratuits. Et une autre en 1982 après l’élection de Mitterrand : 6 mois comme promis… Le service militaire sera totalement supprimé en 1996, par Chirac, devenu président. 

  • 1. Élection présidentielle de 1974, lors de laquelle Giscard d’Estaing sera élu.
  • 2. La CFDT d’avant son recentrage ! La FEN est l'ancêtre de la FSU.