Le Parti bolchevique n’est pas sorti tout armé de la conception formulée en 1902 par Lénine dans « Que Faire ? », afin de construire en Russie un parti ouvrier social-démocrate, un petit groupe de révolutionnaires professionnels, une sorte de Troisième Internationale avant la lettre, une fraction de fer qui prépare la révolution et devienne une organisation de masse en quelques semaines. L’histoire est plus complexe…
Il y a eu en fait une succession de plusieurs organisations : le parti ouvrier social-démocrate russe, dont plusieurs fractions se disputent la direction entre 1903 et 1911 ; la fraction bolchevique au sein de ce parti ; le parti ouvrier social-démocrate russe (bolchevique), fondé seulement en 1912 ; et le parti qui s’unifie en juillet dans le cours de la révolution de 1917. Le parti qui fait la révolution en Octobre 1917 est en connexion directe avec un mouvement de masse traversé de débats, de courants, qui en font sa richesse.
L’importance du populisme narodnik
Ce courant qui est le principal opposant au tsarisme à la fin du 19e siècle proclame que le développement capitaliste peut être évité en Russie et que la commune collective paysanne formera le fondement du socialisme. Nombre de ses militant-e-s montrent un courage, une abnégation, un sacrifice de soi et un dévouement à leur cause absolus. Cette forme de militantisme va imprégner toutes les organisations qui lui succéderont. Les socialistes-révolutionnaires, héritiers des narodniks, auront jusqu’à la révolution une réelle influence sur les ouvriers d’industrie, et seront majoritaires parmi les paysans. Dans Que faire ? (1902), Lénine défendait « l’excellente organisation que possédaient les révolutionnaires de 1870-1880 et qui devrait nous servir de modèle à tous (…) une organisation de combat centralisée et déclarant résolument la guerre au tsarisme ».
Dans la Deuxième Internationale
Durant les années 1900-1903, autour du journal l’Iskra (l’Etincelle) se constitue un réseau national de révolutionnaires professionnels qui constituera la colonne vertébrale du futur Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR), formé lors du congrès de 1903. La cinquantaine de délégués (dont quatre ouvriers) adopte le programme à l’unanimité, mais se divise lors de la discussion des statuts, sur la nécessité ou non d’une « participation personnelle à l’une des organisations du parti » pour en être membre.
Les participants ne pensaient pas que la scission allait durer. La véritable rupture se produit en 1905, mais elle est suivie de situations de fusion, de nouvelles scissions et de « semi-unité », jusqu’à la fracture définitive de 1912. Dans de nombreuses villes, les militants des deux fractions continueront cependant à agir en commun. En fait, 351 organisations du parti resteront des organisations conjointes bolcheviks-mencheviks jusqu’en 1917, parfois jusqu’au mois de septembre.1
1905, l’ouverture du parti
La révolution de 1905 est un test grandeur nature de l’efficacité de l’organisation bolchevique qui était, du fait de la clandestinité, structurée autour des « comitards », des hommes complètement à la disposition du parti : « ils n’avaient pas de vie en dehors du mouvement (…) Ils étaient, dans l’ensemble, compétents, perspicaces, énergiques et volontaires ; hors-la-loi absolus, ils n’auraient pu survivre autrement. Les comitards poursuivirent leur activité, inlassablement, pendant des mois et des années. Il suffit de consulter la liste des délégués au 5e Congrès de Londres (1907), par exemple, pour y voir une galerie de gens qui étaient la colonne vertébrale du bolchevisme, les porteurs de la tradition, de la continuité du parti. »2
Au moment de la révolution, ces militants précieux pour le parti, craignant l’innovation, font preuve d’un certain conservatisme. La discipline construite dans l’illégalité devient un frein. Ils dénoncent le soviet de Saint-Pétersbourg (Pétrograd), initié par les mencheviks et dirigé par Trotsky, qui présente pour eux « le danger de maintenir le prolétariat à un niveau politique primitif, le mettant ainsi sous la dépendance des partis bourgeois », et invitent « le soviet à accepter le programme du POSDR et, ceci accompli, à reconnaître l’autorité du parti et à se dissoudre finalement en lui. » Il faut l’intervention de Lénine pour rectifier le tir.
Après la révolution, pendant une brève étape, il devient possible de mener une activité politique légale, incluant la possibilité de participer à des élections, et de profiter du droit de réunion pour organiser le parti plus démocratiquement qu’en période clandestine. C’est l’introduction du « centralisme démocratique » dans le parti, la liberté d’expression dans ses réunions et dans sa presse, le droit à la critique. Les militants qui ont fonctionné dans la clandestinité, au centralisme et à l’autorité indispensables dans de telles circonstances, sont décontenancés. Au congrès de 1905, les comitards condamnent ceux qui « jouent à la démocratie », appellent à une « extrême prudence » dans l’admission d’ouvriers qui rejoignent le parti par milliers. Une résolution présentée par Lénine, appelant à ouvrir largement les portes du parti aux ouvriers, est battue par douze voix contre neuf et demie.
Après 1907, dans ce qui reste du parti, les désaccords s’accentuent entre des fractions qui s’émiettent. L’effondrement du mouvement révolutionnaire crée les conditions d’une prolifération de tendances gauchistes. Le travail syndical est dénoncé comme créant des illusions, le boycott des élections à la Douma de 1906 est majoritaire – contre les mencheviks avec lesquels vote Lénine. En 1908-1909, Lénine décide de reconstruire le parti en sacrifiant les militants gauchistes.
1912-1914 : la création du parti de masse
Avec la reprise du mouvement revendicatif et politique au début des années 1910, les sociaux-démocrates vont devenir des milliers, puis des dizaines de milliers.
Lors de l’élection de la Douma en 1912, les bolcheviks mènent une campagne autour de trois mots d’ordre : « République démocratique », qui pose la question du renversement du tsarisme, « journée de 8 heures » et « confiscation des terres des grands propriétaires », qui pose la question d’une réforme agraire. Ils l’emportent dans six des neuf curies ouvrières qui regroupent plus d’un million d’ouvriers.
En février 1912, la « Pravda » (Vérité), quotidien légal d’un parti illégal, est lancé. Malgré les persécutions, les descentes de police, les changements de nom, les amendes, les arrestations, le harcèlement des vendeurs, son tirage est de 40 000 à 60 000 exemplaires. Il est écrit en grande partie par des ouvriers, auteurs de milliers de correspondances. Des donations émanant de milliers de groupes ouvriers la font vivre. En 1914, les pravdistes organisent entre 75 et 80 % des groupes ouvriers en Russie.3
La campagne sur les assurances sociales joue alors un rôle important dans la construction d’un réseau de travailleurs soutenant le bolchevisme. Au début de 1914, à l’issue de l’élection des délégués à cette institution légale, on y compte 37 partisans de la Pravda, pour 7 mencheviks et 4 SR.
Dans les syndicats (petits vu la répression), les bolcheviks acquièrent la majorité. En juin 1914, Lénine rapporte que les bolcheviks contrôlent 14 des 18 syndicats existant à Saint-Pétersbourg, contre trois pour les mencheviks ; et à Moscou, 10 syndicats sur 13.
A la veille de la Première Guerre mondiale, le parti bolchevique était donc majoritaire au sein de la classe ouvrière industrielle, du point de vue électoral comme de la presse, du mouvement syndical ou du nombre de membres. C’était devenu un parti révolutionnaire de masse, présent dans une centaine de villes. Petrograd, centre politique et économique de la Russie, était la place forte des bolcheviks.
La guerre rasera tout cela.4 Les bolcheviks resteront seize mois sans direction effective. Des centaines de militants sont arrêtés, emprisonnés ou déportés, d’autres se retrouvent sous l’uniforme, les ouvriers sont mobilisés dans les entreprises. Ce n’est qu’à partir de 1916 que les ouvriers commencent à retrouver les voies de la lutte. La fraction bolchevique, qui se reconstruit, compte au grand maximum 5000 membres.
La révolution de février surprend les révolutionnaires
Le comité bolchevique du quartier ouvrier de Vyborg, à Saint-Pétersbourg, déconseillait toute grève pour la journée internationale des femmes du 23 février (8 mars) 1917. Pourtant, les ouvrières du textile quittent le travail, envoient des déléguées aux métallos : en fin d’après midi, plus de 100 000 ouvrières et ouvriers sont en grève. La révolution de février a commencé. Tandis que les ouvrier-e-s se mettent spontanément en grève et manifestent, dans les casernes les soldats et les officiers subalternes se mutinent. Les masses brillent par leur capacité d’auto-organisation et de solidarité. Les militants de base du parti bolchevique sont dans les rues, dans les manifestations, les affrontements, mais leurs dirigeants sur place courent après les événements. L’un d’entre eux, Chliapnikov, affirme le 26 février qu’« il n’y a pas et n’y aura pas de révolution. Nous devons nous préparer à une longue période de réaction ».5
Lorsque le 27 février la foule cherche une représentation, les militants mencheviques, bolcheviques et SR mettent en place un soviet. Mais les dirigeants socialistes du soviet n’ont pas l’intention de prendre le pouvoir, ils estiment naturel que celui-ci passe à la bourgeoisie, qui met en place un gouvernement provisoire. Le soviet de Saint-Pétersbourg subordonne son soutien à la mise en place de mesures démocratiques radicales, sans que soient réglées deux questions fondamentales, celles de la guerre et de la terre, tout en décidant par treize voix contre huit de ne pas entrer au gouvernement.6
Un soutien critique au gouvernement provisoire
Le 4 mars, le bureau du comité central du parti bolchevique dénonce le caractère contre révolutionnaire du gouvernement provisoire « des capitalistes et des grands propriétaires » et défend la nécessité de s’orienter vers la dictature démocratique du prolétariat et des paysans. La Pravda revendique des élections à une Assemblée constituante. Le 5 mars, le comité de Petrograd précise qu’il ne s’opposera pas « au pouvoir du gouvernement provisoire tant que ses actes correspondent aux intérêts du prolétariat et des larges masses démocratiques du peuple »7, après avoir mis en minorité Molotov qui propose de qualifier le gouvernement comme « contre-révolutionnaire »8. La Pravda reflète « cet état confus et instable du parti sans y mettre aucune unité »9 : le parti n’a pas d’orientation ! Le premier numéro du journal écrit que « la tâche essentielle est (…) d’instituer un régime républicain démocratique ».10
Lorsque le gouvernement provisoire adresse une note aux Alliés, dans laquelle il dit sa détermination à poursuivre la guerre jusqu’à la victoire et l’annexion de Constantinople, le soviet de Petrograd adopte le 14 mars, à l’unanimité et donc avec les voix des bolcheviks, un « Appel aux peuples du monde entier » pour une « paix sans annexions ni réparations », conciliant la « lutte des peuples contre les ambitions annexionnistes de leurs gouvernements » et le « maintien d’une politique défensive préservant la combativité de l’armée ».
Les ouvriers bolcheviques, eux, ont une position plus radicale et se heurtent au gouvernement provisoire. Dans un meeting de milliers d’ouvriers, le comité du quartier de Vyborg fait adopter une motion sur la nécessité de la prise du pouvoir par le soviet, et l’imprime. Le comité de Pétrograd l’interdit.
Lorsqu’à la mi-mars Staline et Kamenev – revenus de leur relégation en Sibérie – reprennent la direction de l’organisation, le « soutien critique » au gouvernement provisoire se confirme. A la conférence nationale qui se tient fin mars, alors que les adhésions affluent, les débats sont importants entre de multiples fractions idéologiques et géographiques. La résolution adoptée soutient le gouvernement provisoire « aussi longtemps qu’il marche dans la voie de satisfaire la classe ouvrière ».11 En fait, il n’y a que des nuances avec la position des mencheviks. Ce rapprochement s’illustre aussi sur l’idée d’accepter la continuation la guerre.12 La conférence accepte d’ailleurs, sur proposition de Kamenev et Staline, d’envisager la réunification immédiate des deux partis proposée par les mencheviks.
Thèses d’avril : le parti change de cap
La direction centrale du parti, autour de Lénine et Zinoviev, est toujours en exil.13 Dès le 6 mars, Lénine adresse un télégramme aux bolcheviks en rupture avec l’orientation majoritaire : « notre tactique : méfiance absolue, aucun soutien au nouveau gouvernement ; soupçonnons particulièrement Kérensky ; armement prolétariat seule garantie ; élection immédiate à la Douma de Petrograd ; aucun rapprochement avec autres partis ».14
Ce message est suivi de cinq lettres qui esquissent un programme pour passer de la première à la deuxième révolution. Les dirigeants bolcheviques sont effrayés par cette orientation. Lorsque Lénine rentre en Russie, le 3 avril, son discours à la gare de Finlande se termine par : « la révolution russe accomplie par vous a ouvert une nouvelle époque. Vive la révolution socialiste mondiale ! »
Le lendemain, 4 avril 1917, il présente à la conférence les Thèses d’avril qui suscitent incompréhension et opposition au sein même du parti bolchevique, qui reste très divisé, tiraillé entre une base (marins de Kronstadt, gardes rouges des quartiers ouvriers de Petrograd) impatiente, voire prête aux actions hasardeuses, et des dirigeants hostiles à tout aventurisme. Ces thèses affirment que le gouvernement provisoire n’est qu’un gouvernement bourgeois que les bolcheviques doivent combattre, que la guerre qu’il continue à mener reste une guerre de brigandage impérialiste, et proposent de s’orienter vers une stratégie de conquête du pouvoir. C’est une rupture avec la ligne suivie depuis février par les bolcheviks et plus largement une rupture avec la position antérieure du parti sur la « dictature démocratique des ouvriers et paysans », un ralliement à la théorie de la révolution permanente. Elles se concluent par un appel à « prendre l’initiative de la création d’une Internationale révolutionnaire ».
Lénine entre alors en conflit avec toute la couche dirigeante du parti, les « vieux bolcheviks », et s’appuie sur les nouveaux adhérents. Les ouvriers qui rejoignent le parti en masse (celui-ci est passé de 10 000 à 79 000 adhérents, dont 15 000 à Pétrograd, entre février et avril) estiment qu’il va de soi que le pouvoir soit pris par la classe qui a mis bas le tsarisme. Le « centre » du parti finit par se rallier aux thèses de Lénine, qui maintient la nécessité d’entrer dans la voie de la révolution socialiste mais abandonne l’appel au renversement immédiat du gouvernement provisoire, en admettant qu’une plus ou moins longue période d’agitation sera nécessaire en vue de transférer le pouvoir d’Etat aux soviets.15 Nombre de dirigeants restent en opposition ou semi-opposition, en silence.16 Seul Kamenev continue d’affirmer que la démocratie bourgeoise n’a pas épuisé toutes ses possibilités.17 Lénine est minoritaire... sur le changement de nom du parti. Mais la réorientation qu’il impose scelle la fin définitive des projets de réunification du Parti social-démocrate russe, et par là même le destin de la Deuxième Internationale.
Juillet 1917 : le tournant de la révolution
Appuyés sur de nombreux journaux quotidiens, ainsi que sur des cercles organisant des dizaines de milliers de sympathisants, les bolcheviks mènent une campagne de masse, aussi simple qu’efficace, autour de deux grands mots d’ordre – « la paix » et « du pain » –, en expliquant que la condition pour les réaliser est de déposer les dix ministres capitalistes et de transférer le pouvoir aux soviets. A Petrograd, la majorité des soviets ouvriers est bolchevique dès le mois de juin.
Lors du Premier congrès des soviets en juin, « sur 777 délégués (…) il y avait 285 socialistes-révolutionnaires, 248 mencheviks, 105 bolcheviks. »18 Ramené à sa base essentielle, le débat entre bolcheviks et conciliateurs tourne autour de cette question : avec qui la démocratie doit-elle marcher, avec les impérialistes ou avec les ouvriers ? C’est à ce congrès que Lénine déclare, le 4 juin, que son parti est prêt « à chaque instant à prendre le pouvoir ».
Une partie des militants bolcheviques de Petrograd pense que le moment est venu d’aller vers cette prise du pouvoir. L’organisation militaire bolchevique, aiguillonnée par l’impatience de ses nouveaux adhérents de base, appelle à une manifestation. Mais il y a des hésitations chez les bolcheviks eux-mêmes, qui l’annulent. L’affrontement n’est cependant que reporté.
La grande offensive contre les troupes austro-allemandes est une faillite totale. Craignant d’être envoyés au front, les 10 000 soldats du 1er régiment de mitrailleurs, l’unité militaire la plus importante de Petrograd, mais aussi la plus organisée par les bolcheviks, se mutinent. Ils mettent en place un comité révolutionnaire et, le 3 juillet, envoient des émissaires dans les usines, dans les autres unités militaires de la capitale ainsi qu’à la base navale de Cronstadt, pour leur proposer de se joindre à la manifestation prévue le lendemain afin de demander la destitution du gouvernement provisoire et le transfert du pouvoir aux soviets.
Sans discussion de la direction du parti, un affrontement s’engage à Pétrograd à l’initiative de secteurs de base du Parti bolchevique. La direction des bolcheviks hésite. La une de la Pravda qui devait paraître avec un appel à la modération de Zinoviev et Kamenev sort le lendemain… avec un blanc.19 Le 4 juillet, les mutins se rendent au siège du Parti bolchevique afin de lui offrir le pouvoir. Lénine, juste revenu à Pétrograd, vient au balcon où il « prononce un discours ambigu, qui dura à peine quelques secondes : il dit sa confiance dans le futur pouvoir du soviet, mais ne donne aucun ordre aux matelots sur les moyens de l’assurer. »20 La direction du parti apporte son soutien aux manifestants… tout en se refusant à prendre le pouvoir que ceux-ci lui proposent.
Le mouvement n’a pas de direction ni d’objectif précis. Il perd de sa force et la répression s’abat. Des meutes de « cent-noirs » (milices d’extrême droite) tabassent les ouvriers, le gouvernement fait saisir la presse bolchevique et arrêter 800 dirigeants, dont Kamenev, Lounatcharsky, Kollontai et Trotsky, accusés de trahison et de sédition (Lénine étant parvenu à s’enfuir en Finlande). Mais le Parti bolchevique n’est pas interdit.
Le refus des dirigeants des soviets de prendre le pouvoir et leur détermination à adopter des mesures répressives contre les travailleurs modifient profondément la situation politique. Les travailleurs et soldats radicalisés impliqués dans les journées de juillet comprennent que le transfert pacifique du pouvoir aux soviets n’est pas possible. La question de l’insurrection armée commence à se poser.
Le parti de Lénine et Trotsky
Le « congrès d’unification » de la fin juillet, qui regroupe des délégués élus par 170 000 militants (dont près de 40 000 à Petrograd), est celui du Parti bolchevique d’Octobre, le parti de Lénine et de Trotsky. Il naît de la confluence, autour du noyau bolchevique historique, des courants révolutionnaires indépendants que sont aussi bien l’organisation interrayons liée à Trotsky, qui avait pris position pour le pouvoir des soviets, que de nombreux groupes social-démocrates internationalistes jusque là restés à l’écart du parti, dans le cadre d’un mouvement de masse d’adhésions d’ouvriers, de soldats unis par une aspiration irrésistible à l’action révolutionnaire immédiate.
A 47 ans, Lénine est le doyen du comité central dont onze membres ont entre 30 et 40 ans, trois moins de 30 ans. Son benjamin, Ivan Smilga, a 25 ans : il est militant bolchevique depuis 1907. Contrairement à bien des idées reçues, ce qui caractérise ce parti, c’est sa relative flexibilité et « sa réceptivité aux humeurs dominantes des masses [qui] ont tout autant contribué à sa victoire que la discipline révolutionnaire, l’unité organisationnelle ou l’obéissance à Lénine ».21
Des délégués se prononcent en faveur du maintien du mot d’ordre « tout le pouvoir aux soviets ». D’autres estiment que les soviets n’ont plus aucun pouvoir, qu’en conséquence « nous devons consolider nos forces pour la bataille décisive, à savoir la prise du pouvoir. Le mot d’ordre concernant le transfert du pouvoir aux soviets n’a plus lieu d’être ».22 La résolution finale est un compromis entre les deux camps. Elle affirme impossible le transfert pacifique du pouvoir aux soviets et adopte comme mot d’ordre « Liquidation complète de la dictature de la bourgeoisie contre-révolutionnaire ». En conséquence, tout au long du mois d’août, le mot d’ordre « tout le pouvoir aux soviets » disparaît des documents officiels du parti bolchevique, alors même que de nombreuses organisations de masse continuaient à voir dans la création d’un gouvernement révolutionnaire des soviets la solution à leurs problèmes urgents.
Comment combattre Kornilov ?
Face à l’offensive contre-révolutionnaire engagée à la fin août par le général Kornilov, le gouvernement met en place un comité de lutte. Lénine, dans la clandestinité, veut combattre la contre-révolution sans alliance avec les mencheviks, et pas pour défendre le gouvernement. Ses textes parviendront à leurs destinataires… après les événements.
A Pétrograd, la réunion du comité bolchevique est mouvementée.23 La direction de l’organisation militaire reproche les hésitations lors des journées de juillet, refuse tout soutien à Kérensky, défendu par certains dirigeants comme Kalinine. En pratique, c’est en collaboration avec le soviet « tout en conservant une ligne politique autonome » qu’est organisée la résistance armée. Le quartier général de la résistance est composé de bolcheviks, de mencheviks, de SR et de représentants des soviets.24 Après la défaite de Kornilov se pose la question du gouvernement qui va le remplacer.
Nombre de réunions, d’assemblées défendent l’idée d’un gouvernement des soviets avec tous les groupes socialistes appliquant un programme révolutionnaire. Devant le soviet, Kamenev présente une résolution dans ce sens, pour « un gouvernement composé de représentants du prolétariat et de la paysannerie révolutionnaire ayant pour objectif de proclamer une république démocratique, organisant la confiscation des grandes propriétés terriennes, la paix démocratique, la nationalisation des secteurs clefs de l’industrie et le contrôle ouvrier. » Cette perspective ne met pas au centre les soviets, mais les « forces de la démocratie », contrairement à celle défendue par Trotsky au même moment. La perspective échoue, les mencheviks et les SR de droite refusant de rompre avec les courants bourgeois du gouvernement. Mais le débat entre les bolcheviks sur la nature du pouvoir à mettre en place va rebondir.
La question de la prise du pouvoir
Chaque jour de guerre ébranle le front, affaiblit le gouvernement, aggrave la situation. Depuis son exil, Lénine exhorte les bolcheviks, qui ont la majorité aux soviets des deux capitales, à prendre en mains le pouvoir : en proposant la paix, en donnant la terre, en rétablissant les institutions et les libertés démocratiques, ils formeront un gouvernement que personne ne pourra renverser. C’est dans cette perspective qu’ils se saisissent de la proposition des mencheviks de mettre en place un « Comité de défense révolutionnaire » destiné à centraliser toutes les données concernant la défense de la capitale. Devenu « Comité militaire révolutionnaire », il devient l’état-major de l’insurrection.
Au sein du Parti bolchevique, le débat fait rage. Kamenev défend une posture « défensive » visant à obtenir une majorité à l’assemblée constituante. Il estime que le bloc bolcheviks-SR de gauche-mencheviks internationalistes continue à monter alors que le bloc réactionnaire se désagrège, qu’une insurrection ne serait pas soutenue par la majorité de la population russe et que la révolution européenne n’apportera pas un soutien immédiat. Il souhaite l’instauration d’une démocratie socialiste, composée des différentes sensibilités. Il y a également des différences entre les appréciations de Trotsky et de Lénine. Pour le premier, il faut que les soviets, dirigés par les bolcheviks, prennent le pouvoir, pour le second, il faut que les bolcheviks s’en emparent « au nom des soviets ».
La réunion de la direction du 10 octobre décide l’insurrection armée par 10 voix contre 2, celles de Kamenev et Zinoviev. Reste le débat sur le calendrier, et la mesure du risque d’un soulèvement avant le congrès des soviets dont l’ouverture est prévue le 20 octobre. Lors du comité central du 16 octobre, « une contre-résolution de Zinoviev interdisant l’organisation effective d’un soulèvement avant que les délégués bolcheviks au congrès n’eussent été consultés fut repoussée par 16 voix contre 6. »25 A l’issue de la réunion, Kamenev démissionne pour mener campagne publiquement contre l’insurrection : la décision bolchevique de l’insurrection devient publique à travers un article qu’il fait paraître le 18 octobre dans le journal de Gorki.
Le « Comité militaire révolutionnaire », dont la direction comprend deux bolcheviks et deux SR de gauche, proclame son autorité sur la garnison le 21 octobre, puis sur la forteresse Pierre-et-Paul le 23 octobre, et décide de prendre le pouvoir le 25 octobre. C’est lui qui, écartant le soviet de Petrograd – donc Trotsky –, déclare déchu le gouvernement provisoire. La position de Lénine l’a emporté : c’est lui seul qui rédige la déclaration, dessaisissant les soviets et Trotsky de la paternité de la révolution d’Octobre.
La simplicité du processus de prise de pouvoir montre qu’à ce moment, il n’y a plus d’appareil d’Etat dans la ville. Les gares, les ponts, le central téléphonique, la poste sont pris sans affrontement.
Le 25 octobre s’ouvre le congrès des soviets. Sur 670 délégués, 300 sont bolcheviks, 193 SR dont plus de la moitié SR de gauche, 82 mencheviks dont 14 internationalistes. Le débat continue au sein du soviet et du parti bolchevik sur le type de gouvernement à mettre en place. C’est dans ce cadre que Trotsky fait son célèbre discours au congrès des soviets : « maintenant on nous dit "renoncez à votre victoire, faites des concessions, trouvez un compromis". Mais avec qui ? Je le demande, avec qui devrions-nous passer des compromis ? Avec des groupes misérables qui nous ont abandonnés ou qui nous font ce genre de propositions ? (…) Non, aucun compromis n’est envisageable. A ceux qui ont abandonné le congrès et à ceux qui nous exhortent au compromis, nous devons dire "vous avez failli pitoyablement, votre rôle est révolu. Rejoignez votre destination : les poubelles de l’histoire !" »26
La négociation s’engage pour un gouvernement pan-soviétique. Mais entre les conditions des mencheviks et cette position des bolcheviks, l’accord est impossible. C’est ainsi que le gouvernement des bolcheviks et des SR de gauche se met en place.
Sur l’évolution ultérieure
Tout au long de la montée révolutionnaire, le parti bolchevique est un parti dans lequel les débats sont intenses, les divergences importantes et la démocratie vivante. Néanmoins, une étude de 191927 montre l’évolution rapide du parti et l’avancée de sa bureaucratisation. A ce moment, le pouvoir soviétique n’est pas assuré de la victoire, les membres qui le rejoignent ne sont pas encore les arrivistes qui, une fois la victoire assurée, viendront grossir les rangs d’un parti devenu unique. Reste que la formation politique et la culture marxiste de ces nouveaux membres sont très faibles, pour ne pas dire inexistantes ; 5 % ont reçu une formation supérieure, et 8 % une instruction secondaire.
En 1919, 50 % des militants ont moins de 30 ans et seulement 10 % plus de 40 ans. « La vieille garde du parti est noyée sous le nombre : en 1919, 8 % seulement des membres du parti y sont entrés avant février 1917, 20 % avant octobre ». Leur origine sociale est clairement prolétarienne : 15 % sont classés « paysans », 14 % « intellectuels », 18 % « employés » et 52 % « ouvriers » (dont seulement 11 % sont effectivement employés dans l’industrie). En effet, 53 % « travaillent à des échelons divers de l’Etat soviétique, 8 % dans l’appareil des permanents du parti et des syndicats ; 27 % enfin (…) servent dans armée rouge, la majorité d’entre eux comme officiers et surtout commissaires. En fait l’écrasante majorité des membres du parti exercent des fonctions d’autorité et sont à un titre où à un autre des gouvernants ».
Ainsi, dès 1919, être membre du parti c’est diriger, avoir de l’autorité. En même temps, le parti est encore à l’image de la société, dans une révolution qui se poursuit sous les formes extrêmement violentes de la guerre civile. Au moment de l’insurrection de Cronstadt, la majorité des membres du parti bolchevique de l’île l’abandonnent. Il existe dans le parti des résistances politiques, des courants d’opposition au moins jusqu’en 1927, et sous d’autres formes tout au long des années 1930, ce qui montre que le lien avec la réalité de la société se maintient malgré une bureaucratisation qui n’est plus seulement rampante.
A partir du congrès de mars 1921, celui de l’écrasement de Cronstadt, de l’instauration de la NEP et de l’interdiction des fractions constituées dans le parti, l’appareil a les mains libres. Le comité central ne se réunit que tous les deux mois et le bureau politique est réduit à sept membres. Le secrétariat du comité central contrôle le bureau des affectations, fondé en 1920 pendant la guerre civile pour organiser le transfert de communistes dans les secteurs névralgiques, et prend de plus en plus d’importance : il nomme, remplace des responsables, affecte les militants aux postes les plus importants sur la base de « recommandations », donc par en haut.
Sont ainsi nommés des dirigeants qui ne sont plus responsables devant les militants, mais devant la direction centrale du parti. Pour bien le faire comprendre aux récalcitrants, au lendemain du congrès de 1921, 136 836 membres du parti sont exclus (le parti a 730 000 membres à ce moment) : 11 % pour indiscipline, 34 % pour passivité, 25 % pour des délits mineurs (ivrognerie ou carriérisme) et 9 % pour des fautes graves. Si dans cette première purge des militants douteux sont éliminés, il est clair que la direction impose sa domination. Les militants d’avant Octobre ne représentent plus à ce moment que 2 % des effectifs.
L’adhésion de plus de 200 000 membres de la promotion « Lénine » en 1924, après la mort de ce dernier, achève ce processus : « il ne s’agit plus de l’adhésion enthousiaste et convaincue d’ouvriers gagnés par d’autres militants, ni même de celle d’ambitieux contraints par la force des choses de faire leurs preuves et de démontrer capacité et dévouement, mais d’un recrutement quasi officiel, effectué dans le cadre des usines, sous la pression de secrétaires qui sont des autorités officielles et ne manquent pas de moyens de pression pour faire adhérer au parti unique des travailleurs avant tout préoccupés par leurs problèmes quotidiens et la nécessité de conserver leur emploi (…) 57 % d’illettrés (…) forment entre les mains de l’appareil une masse de manœuvre docile ».28
Quelques mots de conclusion
Si le Parti bolchevique a pu arriver au pouvoir, c’est parce qu’il a été la seule force politique à soutenir ces mouvements plébéiens, à s’impliquer totalement dans la contestation de toutes les formes de l’ordre impérial, et à leur donner un débouché politique. Il a offert une réponse à des courants fondamentaux de la société russe qui voulaient sortir de la guerre et combattre l’exploitation et les oppressions. Ce qui se passe dans la guerre civile le démontre clairement. Les paysans qui s’opposaient, parfois militairement, à l’armée rouge à cause des réquisitions de vivres repassaient du coté de la révolution quand réapparaissaient les armées blanches qui remettaient immédiatement en place le régime d’oppression précédent, avec toutes ses brutalités.
Comme l’écrit Victor Serge29, « les bolcheviks assumèrent le pouvoir parce que, dans la sélection naturelle qui s’était faite entre les partis révolutionnaires, ils se montrèrent les plus aptes à exprimer de façon cohérente, clairvoyante et volontaire, les aspirations des masses actives. Ils gardèrent le pouvoir, ils vainquirent dans la guerre civile parce que les masses populaires les soutinrent finalement, en dépit de bien des hésitations et des conflits, de la Baltique au Pacifique ». Et il ajoute : « Quelles raisons profondes motivèrent la décision du comité central de maintenir et fortifier le monopole du pouvoir ? (…) dans ces crises, les bolcheviks n’avaient de confiance qu’en eux-mêmes ».
Patrick Le Moal
- 1. V.V. Anikeev, 1958, cité par Tony Cliff dans son « Lénine », chapitre 20, https ://www.contretemps.eu/parti…]
Dans la Russie tsariste, la différenciation entre révolutionnaires conséquents, centristes et réformistes était neutralisée par le régime autocratique. Même les plus modérés des socialistes ne pouvaient se constituer en un parti de réforme. C’est seulement à travers la crise de 1914 que se révèle au grand jour le gouffre qui sépare la social-démocratie russe de la social-démocratie allemande. Avant 1914, le parti social-démocrate allemand est, aux yeux de Lénine et des bolcheviks, le type même du parti ouvrier qu’ils veulent construire. La social-démocratie allemande, c’est le mouvement même de la classe ouvrière, qu’elle organise effectivement au travers de son parti, des syndicats, de dizaines de journaux, d’associations les plus diverses, de coopératives, etc. Cette conception de la fusion entre parti et classe imprègne l’orientation des bolcheviks.
Façonnés par l’illégalité
La répression de tout mouvement social est implacable : en 1917, un militant bolchevique a passé en moyenne près de quatre ans dans les geôles tsaristes ou en exil. La durée de vie moyenne d’un groupe social-démocrate au début du siècle est de trois mois. On fait des « réunions volantes », en barque, sur un chantier abandonné, dans un entrepôt déserté, on va en forêt le dimanche avec des guetteurs qui protègent l’assemblée. Le « comité » ne recrute que par cooptation. L’appareil technique transporte et diffuse la littérature clandestine, organise l’imprimerie illégale, le travail antimilitariste voire, en 1905 et 1906, des organisations de combat armées et formées pour diriger l’insurrection, et qui s’occupent aussi des expropriations. « Le cœur de l’organisation des bolcheviks, la "cohorte de fer" des militants professionnels, a été recruté parmi de tout jeunes gens, ouvriers ou étudiants (…) Ce sont des moins de vingt ans qui renoncent à toute carrière et à toute ambition autre que politique et collective, s’engagent sans retour pour s’identifier à la lutte ouvrière ».
Pierre Broué, « Le parti bolchevique », éditions de Minuit, 1971, page 60. - 2. Tony Cliff, « Lénine », chapitre 8, https ://www.contretemps.eu/cliff…
- 3. Ibid., chapitre 19, https ://www.contretemps.eu/lenin…
- 4. Malgré la scission de 1912, les députés bolcheviques et mencheviques de la Douma ont voté ensemble, sous l’étiquette de fraction social-démocrate, contre les crédits de guerre.
- 5. Orlando Figes « La révolution russe. 1891-1924 : la tragédie d’un peuple », Denoël, 1996, page 416.
- 6. Nicolas Sukhanov, « la révolution russe », Stock, 1965, page 82.
- 7. Pierre Broué, « Le parti bolchevique », éditions de Minuit, 1971, page 81.
- 8. Ibid.
- 9. Léon Trotsky « Histoire de la révolution russe – Février », Seuil, 1967, page 333.
- 10. Ibid.
- 11. Cf. Pierre Broué, op. cit., page 81.
- 12. Orlando Figes, op. cit., page 492.
- 13. Hormis son séjour en Russie en 1905-1906, Lénine a passé les 17 années précédentes en exil à l’étranger (Orlando Figes, op. cit., page 489).
- 14. Œuvres complètes, Editions sociales Paris – Editions du progrès Moscou, 5e édition, tome 23, page 321.
- 15. Pierre Broué, op. cit. page 86.
- 16. Léon Trotsky, op. cit., page 372.
- 17. Pierre Broué, op. cit., page 85.
- 18. Léon Trotsky, op. cit., page 487.
- 19. Orlando Figes, op. cit., page 535.
- 20. Orlando Figes citant Sukhanov, op. cit., page 538.
- 21. Alexander Rabinowitch, « Les bolcheviks prennent le pouvoir », La Fabrique, 2016, page 31.
- 22. Ibid., page 156.
- 23. Ibid., page 219.
- 24. Ibid., page 223.
- 25. Orlando Figes, op.cit. page 594.
- 26. Alexander Rabinowitch, op. cit., page 426.
- 27. Voir Pierre Broué, op. cit., page 131.
- 28. Ibid., pages 200-201.
- 29. Victor Serge, « Trente ans après la révolution russe », in « Mémoires d’un révolutionnaire et autres écrits politiques 1908-1947 », Bouquins Robert Laffont, 2001, pages 854-855 et 860.