Dans la Russie tsariste, il n’y avait que peu de syndicats, tous dirigés par des militants mencheviques ou bolcheviques. Ils décident explicitement de reconnaître leur subordination aux soviets...
Le mouvement coopératif, coopératives de consommation et coopératives paysannes et ouvrières, était beaucoup plus puissant. Les premières soutinrent le gouvernement provisoire, alors que les secondes décidaient de soutenir les soviets comme organisation de la démocratie révolutionnaire.
Les soviets en action
Cette forme d’organisation, apparue lors de la Révolution de 1905, renaît dès les premiers jours de la révolution de février. Dans l’après-midi du 27 février, une cinquantaine de militants de tendances révolutionnaires différentes – bolcheviques, mencheviques, socialistes-révolutionnaires, travaillistes (socialistes-révolutionnaires de tendance modérée) – mettent sur pied un Comité exécutif provisoire des députés ouvriers. Il appelle les ouvriers et les soldats de la garnison à élire leurs représentants. Ainsi naît le soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd, assemblée de plusieurs centaines de députés, dirigée par un comité exécutif composé de révolutionnaires « professionnels » qui se sont cooptés, puis seront confirmés dans leurs fonctions.
Les premiers mandats sont verbaux, puis les députés sont élus. Les séances plénières du soviet, qui ressemblent souvent à un meeting un peu chaotique, sont le lieu de grands débats. Le pouvoir réel est celui du Comité exécutif désigné par le soviet, auquel sont adjoints des représentants non élus des partis socialistes (mencheviques, bolcheviques, socialistes-révolutionnaires, Bund, trudoviks, socialistes populistes, organisation inter rayons, sociaux-démocrates lettons...). Un flot ininterrompu de soldats, d’ouvriers, de femmes de soldats, de petits commerçants, d’employées... questionne, réclame, impose des mesures, et transforme le soviet en réel pouvoir révolutionnaire.
Un nouveau pouvoir
Dès le 1er mars 1917, le soviet promulgue un texte fondamental, le Décret numéro 1, véritable charte des droits du soldat, qui abolit les règles de discipline militaire les plus vexatoires de l’ancien régime et permet aux soldats-citoyens de s’organiser en comités de soldats. Loin de se borner aux prérogatives limitées du Décret , les comités de soldats vont plus loin, récusent tel ou tel officier, prétendent en élire de nouveaux. Les unités sont progressivement gagnées par un « pouvoir soldat » qui déstabilise l’armée.
Car de multiples instances de pouvoir apparaissent partout en quelques semaines, dont le statut, les fonctions évoluent très vite. Parfois elles s’appellent soviets, mais sont différentes des soviets de députés ouvriers existant dans la plupart des villes. Parfois elles sont créées avec la caution du soviet, mais aussi fréquemment sans celui-ci.
Dans les grandes villes existent en plus du soviet des députés ouvriers et de soldats, ayant un Comité éxécutif ou un Présidium, le soviet des comités d’usine qui est une émanation des comités d’usine, le soviet des comités de quartier, différentes gardes, civiles, urbaines, ouvrières, des institutions sociales pour défendre les droits de femmes, des jeunes.
Ailleurs se mettent en place des institutions de caractère national, comme la Rada de Kiev1 qui coexistent avec le soviet, car les nationalités opprimées par l’empire grand russe se mobilisent : Polonais, Finlandais, Lituaniens, Estoniens, Lettons, musulmans...
Le contrôle ouvrier en marche
Les ouvriers obtiennent la journée de 8 heures, des augmentations de salaire. Ils mettent sur pied des milliers de comités d’usine et des unités de « gardes rouges ». Les comités d’usine contrôlent l’embauche et les licenciements, empêchent les patrons de procéder à des lock-out, sous prétexte de rupture d’approvisionnement, par l’occupation, des séquestrations. Ils maintiennent aussi une certaine discipline du travail, luttent contre l’absentéisme. Ils constituent l’ébauche d’un contrôle ouvrier sur la marche des entreprises.
Les unités de gardes rouges, milices ouvrières armées faisant leur service sur le temps de travail et donc payées par les patrons, sont prêtes à défendre l’usine en tant qu’outil de travail des prolétaires, mais aussi à « défendre la révolution » contre ses « ennemis ».
Les comités d’usine commencent à se centraliser à partir du mois de mai à Petrograd, en adoptant les positions bolcheviques : « Tout le pouvoir aux soviets ! »
Le partage des terres
Dans les villages, dès la chute du tsarisme, les assemblées paysannes rédigent des pétitions et des motions exposant les doléances et les souhaits du peuple, le vote pour tous, l’instruction, la paix. La question de la terre est au centre de tous les espoirs et de toutes les revendications : les paysans exigent la saisie et la redistribution des terres de la couronne et des grands propriétaires fonciers en fonction du nombre de « bouches à nourrir ». Chaque famille paysanne doit en avoir l’usufruit « à mesure de ce qu’elle peut mettre en valeur elle-même, sans l’aide de salariés ». Selon cette logique, « il ne sera laissé au grand propriétaire qu’un domaine qu’il peut cultiver lui-même, avec sa famille »...
Pour donner vie à ce projet, les paysans s’organisent, mettent en place des comités agraires, tant au niveau du village que du canton. Jusqu’au début de l’été de 1917, ces comités font encore confiance au gouvernement provisoire et au soviet de Petrograd pour résoudre le problème agraire. Pour le gouvernement, seule l’Assemblée constituante, élue au suffrage universel sera habilitée à légiférer sur la question agraire. Il affirme que toute saisie illégale de terres sera sanctionnée. Entre une paysannerie de plus en plus impatiente et un gouvernement soucieux de prévenir les révoltes paysannes, la méfiance s’installe...
À partir de fin avril, commencent les arrestations de propriétaires, les perquisitions de manoirs, parfois les pillages. Ici on réquisitionne les terres des églises et des monastères, là on partage les terres des propriétaires, ailleurs on réduit de 5 à 6 fois le prix des fermages. Le grand mouvement qui va aller en s’amplifiant tout au long de l’année 1917 est engagé.
Le pouvoir soldat
Le gouvernement provisoire doit faire face à l’agitation croissante qui gagne les armées, surtout depuis l’instauration des comités de soldats. Les désertions se multiplient.
Le premier souci du Comité exécutif du soviet était de réconcilier soldats et officiers, entre lesquels il y a un abîme. La discipline était très violente : ainsi, en 1915, le châtiment du fouet avait été rétabli ! Durant les premières semaines de mars-avril, l’autorité disciplinaire tombe d’elle même. Pour le soldat paysan, comme pour la plupart des soldats sur tous les fronts, la fin de la guerre est une question centrale. Des milliers de soldats vont commencer à déserter pour participer à la répartition des terres. Pour tous « à quoi bon la terre, si je suis mort, je n’en aurai plus besoin»... Il faut donc se débarrasser de la guerre, des officiers et des propriétaires terriens. Le programme « la paix, la terre, la liberté » devient celui de la masse des soldats.
Tous ces organes de ceux d’en bas commencent à constituer un réseau dense d’un pouvoir alternatif à celui de l’État tsariste en décomposition.
Patrick Le Moal
- 1. Il n’y avait pas d’Ukrainiens dans le soviet de Kiev !