40 ans après sa parution en anglais, la sortie récente par les éditions Agone d’une traduction de Detroit : pas d’accord pour crever, de Dan Georgakas et Marvin Surkin, permet désormais au public francophone de découvrir une des expériences militantes les plus fascinantes des années 1960-70, celle de la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires.
Les militants du Black Power et la classe ouvrière
Les travailleurs noirs jouaient dans les années 1960 un rôle clé au sein de l’industrie automobile de Detroit. Celle-ci était en 1968 la cinquième ville des USA. C’était le quartier général de l’industrie automobile, employant directement ou indirectement un sur six de ses salariés. En même temps, Detroit était en train de devenir rapidement une ville à majorité noire. General Motors était le premier employeur étasunien (comme mondial), Ford le troisième et Chrysler le septième.
Malgré les discours alors à la mode sur « l’automatisation » à l’œuvre dans l’économie, l’automobile était une industrie vieillissante, qui continuait à faire des profits essentiellement grâce à la vieille méthode de l’accélération des cadences.
Les ouvriers noirs parlaient ainsi de « négromatisation » : les 250 000 ouvriers afro-américains restaient très largement confinés dans les postes d’exécution peu qualifiés et les conditions de travail étaient catastrophiques : dans les années 1960, il y avait chaque année plus de morts dans les usines automobiles que de soldats US tués au Vietnam. Si les afro-américains restaient très minoritaires dans la société, l’oppression raciste et leur surexploitation en faisaient une vraie bombe à retardement au cœur du capitalisme US. Dans les usines automobiles de Detroit, certaines équipes, dans les ateliers les plus durs et qui occupaient une place stratégique, étaient massivement composées d’Afro-américains, dont beaucoup étaient de jeunes embauchés en 1967-68.
Aux yeux des travailleurs noirs, le mouvement ouvrier à Detroit alliait à la fois des traditions radicales et des promesses brisées. C’est en effet dans la région de Detroit que le mouvement ouvrier étasunien avait réussi dans les années 1930 à faire plier le patronat le plus puissant du monde, qui n’admettait tout simplement pas le droit de se syndiquer dans les industries clés. C’est l’occupation des usines General Motors à Flynt (banlieue de Detroit), en 1937, qui avait permis l’émergence du CIO (Congress of Industrial Organizations, alors la branche plus radicale du mouvement syndical). Le mouvement ouvrier avait réussi à ouvrir une brèche dans les forteresses du capitalisme US en adoptant une stratégie « industrielle », qui cherchait à regrouper tous les travailleurs, y compris les Noirs, en en appelant au moins de manière rhétorique à la défense de leurs intérêts spécifiques.
Mais l’histoire des Noirs dans l’industrie automobile de Detroit, ce sont aussi les « grèves de la haine » durant la Deuxième Guerre mondiale, contre l’accès des Noirs aux postes à la production, et l’acceptation du statu quo de la stratification raciste des salariés par les directions syndicales. Le syndicat United Auto Workers (UAW) représentait à l’échelon local un outil permettant aux ouvriers noirs de lutter pour leurs intérêts, avec par exemple le Local 600 (syndicat local de l’usine Ford River Rouge de Detroit) qui fut l’une des plus grandes structures syndicales au monde et avait une longue tradition de formation de dirigeants noirs. Mais la direction de l’UAW était tellement bureaucratisée qu’elle n’envisagea pas un instant d’aller plus loin qu’un soutien de façade au mouvement des droits civiques et de se confronter au racisme institutionnalisé.
Cependant, la tradition lutte de classe au sein du mouvement ouvrier n’avait pas été complètement écrasée à Detroit, en particulier dans l’automobile. Quelques petits groupes trotskystes ou issus du trotskysme subsistaient dans la ville, et établirent des liens avec la nouvelle génération militante du Black Power, qui était à la recherche de stratégies radicales pour lutter contre le système. La « Grande rébellion » de l’été 1967, émeute qui toucha la ville pendant cinq jours, ne fut stoppée que suite à l’intervention de 17 000 soldats et policiers. Elle mit en évidence la radicalisation de la jeunesse de Detroit, en particulier des Afro-américains.
Le petit groupe militant qui allait lancer la Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires s’était forgé au cours des années précédentes : John Watson, General Baker, Mike Hamlin et quelques autres avaient appris à se connaître dans de multiples luttes. En 1964, ils participèrent par exemple à un voyage à Cuba, au cours duquel ils rencontrèrent le Che. Ils assistaient aux séances de formation d’organisations trotskystes et révolutionnaires, en participant notamment au groupe d’étude sur le Capital de Marx, réservé aux jeunes Noirs, animé par Martin Glaberman, un vétéran révolutionnaire de Detroit.
Au lendemain du soulèvement de l’été 1967, ils n’étaient plus isolés et décidèrent de publier Inner City Voice, un journal mêlant marxisme et Black Power, qui donnait la parole à différentes tendances politiques radicales. Mais la direction du journal était entre les mains de ces jeunes militants noirs pro-ouvriers, dont une bonne partie travaillait elle-même en usine. Le journal, qui s’adressait explicitement aux travailleurs, était distribué à la porte des usines et dans les quartiers ouvriers de Detroit. Dès la fin 67, un groupe de travailleurs de l’usine Dodge Main se réunissait régulièrement dans les locaux du journal et discutait avec les jeunes révolutionnaires.
Le Dodge Revolutionary Union Movement
Dodge Main connut à partir du 2 mai 1968 sa première grève sauvage depuis 14 ans. 4000 ouvriers et ouvrières débrayèrent, arrêtant l’usine. Plusieurs ouvriers furent licenciés à la suite de cette grève. Si les ouvriers blancs furent rapidement réintégrés, Bennie Tate et General Baker (l’un des éditeurs de ICV) ne furent pas réembauchés. General Baker se retrouva blacklisté, mais lui et ses camarades lancèrent le Dodge Revolutionary Union Movement (DRUM), Mouvement syndical révolutionnaire de Dodge, qui regroupa les travailleurs noirs révolutionnaires de l’usine autour d’un bulletin d’entreprise hebdomadaire lancé dans le sillage de la grève.
DRUM fut à l’initiative d’une deuxième grève en juillet 1968, avec la participation de 10 000 ouvriers principalement noirs, et l’usine fut à nouveau fermée. DRUM attaquait le racisme institutionnalisé dans l’usine comme dans le syndicat. Sa première revendication était l’élection d’une nouvelle direction du syndicat UAW avec 50 % d’ouvriers noirs. A côté de revendications teintées de nationalisme noir, DRUM militait pour le contrôle ouvrier, pour le doublement des salaires de l’ensemble des ouvriers, le doublement des effectifs, et la semaine de 20 heures ! DRUM se présenta aux élections syndicales, et ne les perdit de justesse que suite à des menaces physiques de la police et des gros bras de la bureaucratie de l’UAW qui les menaça avec des armes à feux et truqua les résultats.
L’écho de DRUM fut tel que d’autres « Revolutionary Union Movements » se formèrent : ELRUM (Eldon Avenue Revolutionary Union Movement, dans l’usine stratégique de Eldon Avenue de Chrysler, qui elle aussi ferma suite à des grèves dirigées par ELRUM), FRUM (Ford), mais aussi dans d’autres secteurs, la presse, l’hôpital, UPS… Les bulletins étaient distribués avec l’appui de lycéens et d’étudiants.
La Ligue des travailleurs noirs révolutionnaires naquit en 1969 du regroupement de ces groupes d’entreprises, mais intervint dans toutes les directions : elle lança une organisation de jeunesse fortement implantée dans les lycées de la ville, mena des campagnes sur la question du logement, de la santé… Un groupe de lecture fut également mis en place avec la participation de militants blancs.
Les militants de la Ligue prirent même le contrôle du South End, le journal quotidien de l’université de Detroit qui tirait à 30 000 exemplaires et dont la manchette annonçait fièrement : « Un travailleur doté de conscience de classe vaut cent étudiants ». Ils produisirent un film, intitulé « Finally got the news », pour toucher une large audience. Dans la continuité de DRUM, l’idée fondatrice de la Ligue n’était pas de simplement scander le slogan « Black Power », mais de revendiquer un « Black Workers Power » : ce sont les travailleurs noirs qui constituaient la force dirigeante de la révolution. Le combat de la Ligue était double : contre le capitalisme et contre le racisme. Elle rencontra un écho national et fut dès le départ assaillie de demandes de contacts pour établir des groupes dans les grandes villes américaines, sans parvenir à répondre à toutes les sollicitations. Mike Hamlin établit des contacts avec d’autres militants révolutionnaires en Italie (en particulier les Opéraïstes), en Palestine, en Suède…
Une des grandes forces de la Ligue était son orientation « de masse », anti-élitiste. Ses représentants polémiquaient durement contre les Black Panthers. Pour ces derniers, ce n’est pas la classe ouvrière Noire mais la jeunesse au chômage des ghettos qui constituait la force sociale révolutionnaire par excellence ; une force à la fois minoritaire et instable, ce qui les conduisait selon la Ligue à entreprendre des actions « héroïques » pouvant susciter l’admiration mais n’encourageant pas la participation des masses, ce qui les rendait plus vulnérables à la répression. En 1969, tous les membres de la direction de la Ligue étaient poursuivis en justice. Mais la Ligue pouvait s’enorgueillir de n’avoir eu aucun militant incarcéré ou tué, contrairement au Black Panthers Party, malgré les tentatives d’assassinat contre plusieurs de ses militants.
« Mourir de l’intérieur »
Après avoir connu des débuts très prometteurs la Ligue scissionna dès 1971 et s’effondra rapidement. Comment comprendre une chute aussi rapide ? Le problème fondamental était probablement d’ordre programmatique. Ce qui unissait l’équipe dirigeante de l’organisation était l’idée du rôle dirigeant des travailleurs afro-américains. Mais cette idée juste en général ne donnait pas de réponses à des questions concrètes et cruciales qui se sont posées avec force pour ces militants et militantes qui cherchaient à s’attaquer à la plus grande puissance capitaliste du monde.
Parmi les facteurs d’explosion de l’organisation figure la question du sexisme. La direction de la Ligue était hostile au mouvement féministe. Aucune femme ne faisait partie de son comité exécutif. Cela ne veut pas dire que les femmes n’aient pas joué un rôle essentiel dans l’organisation, comme par exemple Helen Jones qui dirigeait la maison d’édition de la Ligue. Mais elles étaient reléguées aux seconds rôles.
Par ailleurs, la nature même de l’organisation (était-ce un parti ou un mouvement ?) n’avait jamais été claire (on ne savait pas par exemple si être membre d’une unité « RUM » impliquait l’adhésion à la Ligue ou non), ce qui entrainait un manque de structuration démocratique. Il y avait un manque d’espace démocratique pour discuter des différences tactiques et programmatiques, très réelles, ce qui a contribué à l’explosion rapide de l’organisation.
L’une des questions qui n’avait jamais été réglée était celle de la définition d’une politique en direction des travailleurs blancs. C’est là que l’ambiguïté entre nationalisme noir et centralité de la classe ouvrière se révélait. D’un côté, le club de lecture lancé par une partie de la direction de la Ligue visait explicitement les milieux radicaux blancs… De l’autre, les diffuseurs des bulletins d’usine ne les distribuaient pas aux ouvriers blancs ! La tonalité nationaliste souvent adoptée par les militants coupa la Ligue des travailleurs blancs, même parfois les plus radicaux, mais éloigna aussi les ouvriers noirs plus âgés, qui avaient pu faire l’expérience de l’importance de la solidarité Noirs-Blancs. La Ligue ne proposa pas de politique définie aux travailleurs blancs qui pouvaient être attirés par ses idées.
Au final, la Ligue ne donna pas de réponse unifiée aux questions : quelle stratégie ? Comment étendre l’organisation ? Quand les premières difficultés se présentèrent, certains comme General Baker insistèrent sur l’extension patiente des groupes d’entreprises, base initiale de développement de l’organisation, d’autres autour de John Watson sur les liens avec le mouvement Black Power au niveau national et la construction rapide d’une organisation politique nationale. Sans identifier la classe ouvrière dans son ensemble comme la force sur laquelle s’appuyer, sans force suffisante pour atteindre leurs objectifs, les dirigeants de la Ligue ont oscillé entre certaines erreurs gauchistes et une politique électoraliste (un des dirigeants de la Ligue, Ken Cockrel, misa rapidement après la dissolution de l’organisation sur une stratégie électorale). La scission survint dès la mi-1971, dans des conditions très dures.
Malgré les accusations qu’a pu subir la Ligue de souffler sur les braises du racisme en organisant Noirs et Blancs de manière séparée, l’activité de ses militants laisse un héritage largement positif. Des travailleurs noirs ont commencé grâce à son impulsion à militer sur leur lieu de travail. La Ligue a directement stimulé la formation d’une organisation révolutionnaire unifiée des différents milieux révolutionnaires blancs, la Motor City Labor League. Malgré la disparition de la Ligue, un certain nombre de ses militants et de ceux qu’elle a influencés a impulsé une vague de grèves sauvages en 1973, qui regroupa des ouvriers noirs et blancs.
L’impact de l’activité de la Ligue sur les conditions de travail dans l’industrie fut notable. A partir de 1968, les constructeurs firent accéder un certain nombre d’Afro-américains à des positions de chefs d’équipe et autres postes de responsabilité. Cette politique de cooptation eut d’ailleurs pour effet de couper l’herbe sous les pieds de la Ligue en satisfaisant tout simplement l’une de ses principales revendications…
La formation de la Ligue a probablement représenté la percée la plus importante des idées révolutionnaires au sein de la classe ouvrière étasunienne dans l’après-guerre.
Xavier Guessou
Dan Georgakas et Marvin Surkin (traduit de l’anglais par Laure Mistral), « Détroit : pas d’accord pour crever. Une étude de la révolution urbaine (1967-1975) », Agone, 2015, 368 pages, 24 euros.