Le régime issu de la révolution d’Octobre se définissait à la fois comme socialiste et « soviétique », à l’image d’une révolution qui se voulait aussi politique que sociale. La nouvelle Russie « soviétique » s’attacha à mettre en place un Etat prolétarien qui devait permettre à la classe organisée en conseils d’exercer directement sa domination, sans passer par l’intermédiaire des élites parlementaires inhérentes à la démocratie bourgeoise.
Sur ce point, la révolution de 1917 se solda par un échec manifeste, puisque la nouvelle URSS n’eut finalement de soviétique que le nom, dans la mesure où le pouvoir n’y était exercé que par les instances du parti communiste qui ne laissait aux soviets d’autres fonctions que celles de courroies de transmission de son appareil bureaucratique. Ce constat amena la gauche « conseilliste » et les courants anarchistes à analyser la révolution russe comme une « révolution confisquée » par les bolcheviks, qui auraient usurpé le pouvoir des soviets en les vidant de leur substance démocratique. Pour être aujourd’hui très répandue, cette perception est toutefois largement caricaturale, dans la mesure où l’échec d’un Etat véritablement soviétique relève d’un processus complexe qui ressort d’abord et avant tout des limites réelles des capacités d’auto-organisation des masses russes.
Aux origines des soviets : l’expérience fondatrice de 1905
Les soviets naquirent en 1905 lorsque les ouvriers russes en grève décidèrent de se doter de conseils de délégués (en russe : soviets). Le premier soviet surgit à Ivanovo, une ville industrielle de 150 000 habitants où se développèrent des grèves importantes au début du mois de mai 1905. Après une manifestation imposante le 15 mai, le gouverneur de la ville demanda aux ouvriers de désigner des délégués afin d’ouvrir des négociations. Dans les jours qui suivirent, les usines d’Ivanovo élurent 110 délégués qui constituèrent un soviet dont le bureau élabora une plate-forme de revendications sociales et politiques. Pendant six semaines, le bureau du soviet d’Ivanovo mena des discussions avec le gouverneur, avant de se résoudre à reprendre le travail et de voter sa dissolution. Malgré ses évidentes limites, l’expérience d’Ivanovo connut un grand retentissement et se diffusa dans la petite cinquantaine de villes industrielles russes qui, durant l’été et surtout l’automne 1905, se dotèrent elles aussi de soviets ouvriers, afin d’élaborer leurs revendications et les discuter avec le patronat et les autorités.
La mise en place de ces soviets constituait un particularisme russe qui s’explique par le profond degré d’immaturité de son mouvement ouvrier. En 1905, il n’existait en effet en Russie aucun cadre susceptible d’élaborer une plate-forme revendicative et de la discuter, puisque le pays ne disposait pas de syndicats indépendants et que les partis socialistes n’avaient qu’une existence clandestine et ne représentaient que très peu de choses. La mise en place des soviets correspondait par ailleurs aussi bien aux intérêts des ouvriers qu’à ceux des autorités et du patronat qui avaient besoin, en pleine crise révolutionnaire, de trouver des interlocuteurs. De ce fait, la mise en place des soviets ne suscita pas un enthousiasme immodéré dans la fraction la plus radicale du mouvement socialiste, qui se méfiait de ces conseils instrumentalisés par les autorités.
Les mencheviks, qui voyaient dans les soviets les prémices du parti ouvrier de masse dont ils rêvaient, furent les plus enthousiastes et leurs dirigeants jouèrent souvent un rôle majeur dans ces premiers soviets. Les socialistes-révolutionnaires portèrent aussi un regard positif sur ces conseils dans la mesure où leur romantisme slavophile les amenaient à y voir un relent des anciennes communautés villageoises russes, auxquelles ils accordaient des vertus démocratiques totalement mythifiées. Les bolcheviks furent en revanche bien plus réticents, comme en témoigne un article paru le 7 novembre 1905 dans la Novaïa Jizn, le quotidien officiel du parti, qui expliquait leur défiance envers les soviets en arguant que « seul un parti rigoureusement de classe est à même de diriger le mouvement politique du prolétariat et de veiller à la pureté de ses mots d’ordre et non ce fatras politique, cette organisation politique confuse et hésitante. »
Cette ligne ne prépara pas les bolcheviks à la radicalisation de la crise révolutionnaire qui devait faire des soviets le vecteur de l’insurrection ouvrière. Sous l’impulsion des mencheviks, le soviet de Saint-Pétersbourg devint ainsi à partir d’octobre 1905 la direction du mouvement révolutionnaire qui faillit renverser le régime. Doté d’une milice et d’une influence de masse, le soviet de Saint-Pétersbourg s’engagea dans une confrontation ouverte avec le gouvernement en proclamant le 19 octobre la journée de huit heures et la fin de la censure. Le 8 décembre, le soviet de Moscou alla encore plus loin en appelant à l’insurrection, tandis que le soviet de Novorossisk proclamait la République ou que celui de Tchita décidait d’organiser la socialisation de la Poste, des chemins de fer et des terres de l’Etat.
Si les soviets s’étaient ainsi imposés comme la direction révolutionnaire du mouvement ouvrier, ils ne se considérèrent en revanche jamais comme l’embryon d’un nouveau gouvernement révolutionnaire pour se limiter à réclamer l’élection d’une Assemblée constituante et la mise en place d’une république parlementaire, sans jamais envisager de se constituer eux-mêmes en assemblée représentative. Ce faisant, ils faisaient preuve d’un indéniable bon sens : pour être largement reconnus par la classe ouvrière comme sa représentation politique, les soviets ne pouvaient prétendre diriger un pays dans lequel la classe ouvrière ne rassemblait que 2 à 3 % de la population totale. Certains socialistes commençaient toutefois à voir plus loin, à l’exemple de Trotsky qui affirma dans son 1905 que les soviets avaient constitué « le premier embryon d’un pouvoir révolutionnaire » et qu’ils pouvaient représenter une alternative à la démocratie parlementaire, en expliquant que les soviets « c’est la véritable démocratie, non falsifiée, sans les deux Chambres, sans bureaucratie professionnelle, conservant aux électeurs le droit de remplacer quand ils le veulent leurs députés. »
Les soviets de 1917 : un écho déformé de ceux de 1905
Si la révolution de 1917 voulut s’inscrire dans l’héritage de 1905 en recréant des soviets, la continuité fut toutefois plus formelle que réelle. Alors qu’en 1905, les soviets s’étaient formés par le bas comme cadres d’auto-organisation des masses en lutte, ils furent en 1917 mis en place par le haut comme cadres institutionnels du nouveau régime. Tel le fut le cas de Petrograd, où le soviet fut créé au soir du 27 février, alors que la révolution triomphait, lorsque dans l’aile gauche du palais de Tauride, siège de la Douma, les leaders des partis socialistes constituèrent un soviet, afin d’appeler les masses à y élire des délégués, tout en cooptant un comité exécutif de 15 intellectuels et dirigeants socialistes reconnus, parmi lesquels ne se trouvait aucun ouvrier.
Surtout, ce soviet constituait l’un des deux piliers du régime qui se mettait en place, puisqu’au moment même de sa création, les dirigeants socialistes se réunissaient aussi dans l’aile droite du palais de Tauride avec les leaders des partis libéraux, pour établir un gouvernement provisoire.
Ce processus conditionna le fonctionnement des soviets. D’une part, le soviet de Petrograd eut toujours un rôle particulier, puisqu’il assuma à côté du gouvernement provisoire le rôle d’une assemblée parlementaire, palliant l’absence d’une Constituante dont le gouvernement ne cessa d’ajourner l’élection. D’autre part, dans le fonctionnement du soviet, l’accent fut toujours mis sur le comité exécutif et son bureau qui exercèrent la réalité des pouvoirs. Enfin, les soviets ne furent pas comme en 1905 des organes de la classe ouvrière, puisque le rôle très important qu’avaient pris les soldats dans la révolution leur permit d’y exercer un rôle prépondérant, comme ce fut le cas du soviet de Petrograd qui comptait 2000 soldats sur un total de 2800 délégués. Les questions militaires jouèrent donc un rôle essentiel dans les débats, comme en témoigne le fait que le premier décret du soviet de Petrograd reconnaissait aux soldats l’exercice de leurs droits de citoyen, ce qui passait en particulier par leur droit de réunion.
Les comités exécutifs avaient d’autant plus les mains libres que les soviets réunissaient de très nombreux délégués, dont les réunions, souvent faites sans ordre du jour, donnaient lieu à des débats confus d’où ne sortait le plus souvent aucune décision concrète. La politisation croissante de la société russe amena aussi les assemblées de soviets à prendre un aspect parlementaire, puisque les délégués y siégeaient de plus en plus souvent selon leurs appartenances partidaires, ce qui constituait un frein aux dynamiques révolutionnaires. Disposant d’un petit appareil de secrétaires, les comités exécutifs purent ainsi développer leurs tendances à la bureaucratisation, en exerçant souvent des fonctions de gestion. Le plus souvent limitées au ravitaillement et aux permissions des soldats, celles-ci prirent une dimension plus importante dans les régions éloignées, où certains soviets constituèrent des tribunaux.
La bureaucratisation des soviets était aussi la conséquence de leur intégration dans les institutions. Alors qu’à l’origine le soviet de Pétrograd s’était conçu comme une instance indépendante de contrôle démocratique du gouvernement, son rôle fut dès le départ dévoyé par Kérensky qui, déjà élu au comité exécutif, intrigua pour obtenir aussi un poste de ministre. Ces relations incestueuses entre le soviet et le gouvernement prirent une autre dimension, lorsque le menchevik Tséretelli, qui faisait figure de leader du soviet de Pétrograd, suivit l’exemple de Kérensky et entra le 2 mai au gouvernement avec plusieurs autres membres du comité exécutif, dont Tchernov, le leader des socialistes-révolutionnaires. La dualité des pouvoirs était ainsi toute relative, puisque les leaders du soviet étaient partie intégrante du gouvernement : comme le constata Trotsky, les soviets ne pouvait constituer dans ce système que « l’aile gauche de l’ordre bourgeois ».
L’intégration des soviets dans les institutions favorisa toutefois leur diffusion à une très large échelle. Alors qu’en 1905, il n’y eut jamais qu’une cinquantaine de soviets, la Russie en comptait 900 en octobre 1917. Cette diffusion des soviets traduisait aussi une modification de leur sociologie, non seulement parce qu’à la différence de 1905 les ouvriers s’y réunissaient le plus souvent avec les soldats de la garnison, mais aussi parce que des soviets paysans se mirent en place au cours de l’été et de l’automne 1917. A la différence aussi de 1905, les soviets songèrent alors à se fédérer, ce qui permit la formation de fédérations régionales de soviets et de congrès nationaux, dont le premier se tint à Petrograd en juin 1917.
Tous ces éléments donnaient aux soviets un aspect très institutionnel qui leur permettait de disposer d’une grande autorité morale, mais n’offrait aux masses qu’un cadre très déformé d’auto-organisation. De fait, l’énergie révolutionnaire des masses passa d’abord et avant tout par les comités d’usines, les comités de soldats ou les comités agraires qui se mirent en place en 1917 et constituèrent, bien plus que les soviets, les cadres d’auto-organisation et les foyers les plus créatifs et les plus radicaux de la révolution.
Des soviets qui ne veulent pas du pouvoir
Sur un point toutefois les soviets de 1917 s’inscrivirent dans l’héritage de 1905, en refusant de se considérer comme des prétendants à l’exercice du pouvoir révolutionnaire. A la différence de 1905, les conditions pouvaient toutefois le permettre, car la présence des soldats, autrement dit de paysans conscrits, donnaient aux soviets de 1917 une large base sociologique. Lénine ne manqua pas de s’en apercevoir, ce qui l’amena à voir dans les soviets d’ouvriers et de soldats la réalisation concrète de son mot d’ordre de « dictature démocratique des ouvriers et des paysans » qui constituait depuis 1905 le fondement de sa pensée stratégique. En avançant dans ses Thèses d’avril le mot d’ordre « tout le pouvoir aux soviets ! », Lénine proposait de franchir une étape dans la révolution en construisant « une république des Soviets de députés ouvriers, salariés agricoles et paysans, dans le pays tout entier, de la base au sommet ».
Cette perspective amenait Lénine à s’opposer à la mise en place d’un régime parlementaire dans lequel il ne voyait qu’un « pas en arrière » par rapport au régime des soviets. Il développa cette idée dans L’état et la révolution dont il acheva la rédaction lors de son exil finlandais en septembre 1917. S’inspirant des analyses de Marx et Engels sur la Commune de Paris, Lénine y affirmait que les soviets constituaient la forme concrète que pouvait prendre en Russie la dictature du prolétariat. Pour autant, il lui fallait reconnaître que les soviets n’en prenaient pas le chemin, dans la mesure où ils étaient rendus totalement impuissants « du fait qu’ils sont dirigés par des démocrates petits-bourgeois ». Si le mot d’ordre « tout le pouvoir aux soviets » trouvait en effet un grand écho dans les masses, si les faits devaient démontrer que la présence de ministres libéraux dans le gouvernement provisoire le condamnait à ne résoudre aucun problème et conduisait inexorablement la révolution à la faillite, les socialistes modérés qui dirigeaient les soviets ne voulaient à aucun prix rompre avec la bourgeoisie et s’opposait donc à ce qu’ils assument seuls le pouvoir.
Dans leurs mémoires, Soukhanov et Raskolnikov racontent que lorsque le 5 juillet une masse de soldats, d’ouvriers et de marins de Kronstadt allèrent exiger au palais de Tauride que le soviet prît ce pouvoir dont il ne voulait se saisir, un ouvrier frappa Tchernov en lui criant : « prends le pouvoir, fils de pute, puisqu’on te le donne ! » Si Tchernov eut la vie sauve, grâce à Trotsky qui en s’interposant lui permit d’échapper au lynchage, l’anecdote témoigne de l’impasse dans laquelle se trouvait le soviet, dont les dirigeants refusaient de prendre le pouvoir que le gouvernement provisoire était de moins en moins en mesure d’assurer. De par son retrait, le soviet ne constitua plus après juillet qu’un acteur politique secondaire que Kérensky s’attacha encore à rabaisser. En juillet, il refusa que ses ministres soient responsables devant le soviet et le contraignit à quitter le palais parlementaire de Tauride pour s’installer à l’institut Smolny, marquant symboliquement sa déchéance politique. Enfin, en septembre, Kérensky créa un pré-parlement à sa main, destiné à remplacer les soviets dont la droite exigeait la liquidation.
Cette situation amena Lénine à estimer, au lendemain de la crise de juillet, que le mot d’ordre « tout le pouvoir aux soviets ! » était devenu obsolète et que les bolcheviks devaient s’orienter vers la préparation insurrectionnelle de la prise du pouvoir. Ces nouvelles thèses de Lénine furent au centre des discussions du 6e congrès que les bolcheviks tinrent à Petrograd du 26 juillet au 3 août. Les partisans de Lénine, alors en exil en Finlande, ne purent l’emporter qu’au prix de concessions à l’aile droite du parti, qui considérait non sans quelque pertinence que cette politique de contournement des soviets ne pouvait aboutir qu’à une dictature du seul parti bolchevik.
Lénine était en réalité très hésitant. La crise provoquée par le putsch de Kornilov, mais aussi l’évolution des soviets dans lesquels les bolcheviks devenaient un peu partout majoritaires, l’amenèrent à penser à la fin du mois d’août qu’il était peut-être possible de contraindre les socialistes modérés à accepter de mettre en place un régime des soviets. Toutefois, si la plupart des dirigeants socialistes entendait par là la mise en place d’un gouvernement socialiste responsable devant le soviet, Lénine en avait une vision bien différente, celle d’une « refonte radicale de tout l’ancien appareil d’Etat (…) par un appareil nouveau, populaire, authentiquement démocratique ».
Le refus des socialistes de rompre avec la bourgeoisie et leur orientation de plus en plus hostile à la dynamique révolutionnaire amenèrent à la mi-septembre Lénine à considérer définitivement que seule la prise du pouvoir pouvait sauver la Russie de la contre-révolution. S’il parvint au début octobre à en persuader le parti, les bolcheviks se divisèrent pour savoir si, comme le soutenait Kamenev, l’insurrection devait être dirigée par les délégués bolcheviks au 2e congrès des soviets des députés ouvriers et soldats de Russie, qui devait s’ouvrir à Petrograd le 25 octobre ou, comme Lénine parvint à l’imposer, si elle devait précéder l’ouverture du congrès, ce qui revenait à mettre ses délégués devant le fait accompli.
L’échec du nouvel ordre soviétique
Les modalités de l’insurrection d’Octobre relevèrent sur ce point d’un compromis. Trotsky imposa que la prise du pouvoir se fît dans le cadre formel du soviet de Petrograd, puisqu’elle fut organisée par un comité militaire révolutionnaire du soviet qu’il parvint à placer sous le contrôle des seuls bolcheviks. Toutefois, à la demande pressante de Lénine, le gouvernement fut renversé quelques heures avant l’ouverture du congrès des soviets, ce qui y modifia les rapports de forces. Si les bolcheviks ne disposaient que d’une majorité relative dans le congrès, l’insurrection leur permit d’obtenir une majorité écrasante puisque les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires quittèrent l’assemblée pour protester contre la destitution du gouvernement provisoire, suivis peu après par les mencheviks internationalistes qui s’opposaient à la constitution d’un gouvernement exclusivement bolchevique. Réduit pratiquement aux seuls délégués bolcheviques, le congrès valida la destitution du gouvernement provisoire, approuva le nouveau gouvernement constitué par les bolcheviks, puis se dissout le lendemain de son ouverture après avoir adopté les décrets de Lénine sur la terre et la paix.
Les formes de la mise en place de ce « régime soviétique » conditionnèrent son fonctionnement. D’un côté, les soviets devaient demeurer le fondement de la légitimité du pouvoir bolchevique, puisque ce fut en leur nom que le gouvernement fit dissoudre le 6 janvier 1918 l’Assemblée constituante, considérant que cette instance élue selon les modalités du parlementarisme bourgeois constituait un recul par rapport au pouvoir démocratique des soviets. De l’autre, les soviets furent largement instrumentalisés par les bolcheviks qui n’avaient convoqué le 8 janvier 1918 janvier un 3e congrès des députés des soviets que pour y disposer d’une assemblée à leur botte, leur permettant de légitimer la dissolution de la Constituante, grâce à la proclamation d’une République socialiste soviétique de Russie.
Il serait toutefois erroné de limiter la politique bolchevique envers les soviets à une simple logique d’organisation. Ne pouvant s’appuyer sur l’ancien appareil d’Etat, les bolcheviks choisirent à leur arrivée au pouvoir d’appeler les masses à construire un régime soviétique fondé sur les organes d’auto-organisation populaire. Dans les provinces, sur lesquelles ils ne disposaient quasiment d’aucun contrôle, les bolcheviks encouragèrent la constitution de soviets qui prirent les pleins pouvoirs. Dans les campagnes, le décret sur la terre du 26 octobre appelait les soviets de paysans et les comités agraires à s’emparer des terres et à les gérer. Dans les usines, le décret du 14 novembre permettait au comité de fabrique d’instaurer le contrôle ouvrier, tandis que les bolcheviks appelaient les comités de soldats à prendre le pouvoir dans l’armée, afin de mettre en échec les menées contre-révolutionnaires de l’état-major.
Les limites de cette politique apparurent bien vite, puisque si elle put sauver la révolution, elle plongea aussi la Russie dans un chaos général et un déchaînement de violence qui amena les bolcheviks à conclure que la révolution ne pouvait être sauvée que par l’établissement d’une dictature que seul leur parti était en mesure de mettre en place. Pour des raisons d’efficacité, le gouvernement prit ainsi l’habitude, dès janvier 1918, de publier ses décrets sans les faire discuter par le soviet. Dans le même temps, la mise en place de l’armée rouge scella la fin des comités de soldats, tandis que le développement de la famine et l’effondrement des transports amenèrent le gouvernement à militariser l’économie, mettant ainsi en pratique un terme aux expériences de contrôle ouvrier. Enfin, la fin du pluripartisme et la bureaucratisation du parti vidèrent de leur contenu les institutions soviétiques : à la fin de 1919, 1500 des 1800 délégués au soviet de Petrograd étaient membres du parti communiste et appliquaient en conséquence la ligne qu’avait définie leur direction.
Gorki n’avait donc pas totalement tort quand il constatait le 7 décembre 1917 que « le mot d’ordre "tout le pouvoir aux conseils !" a été traduit dans les faits par le mot d’ordre "tout le pouvoir à une poignée de bolcheviks !" ». Toutefois, s’il convient de souligner la responsabilité des bolcheviks, qui ont incontestablement sous-estimé le rôle de l’auto-organisation des masses et la démocratie ouvrière, l’échec de la construction d’un authentique Etat soviétique renvoie d’abord et avant tout aux difficultés des masses russes à développer leurs propres cadres d’auto-organisation dans un pays semi-féodal, aux prises avec un effondrement économique et politique qui atteignit une ampleur difficilement imaginable.
La prodigieuse montée en puissance des bolcheviks, qui recrutèrent chaque mois 50 000 nouveaux adhérents sur le mot d’ordre « tout le pouvoir aux soviets », témoignait des aspirations populaires à la mise en place d’un régime de démocratie prolétarienne. Pour autant, la canalisation de ces mêmes aspirations par les bolcheviks traduisait aussi l’incapacité des masses à prendre elles-mêmes leurs affaires en main. En dernière instance, la dictature des bolcheviks ne constitua qu’un palliatif à l’impuissance des masses russes à imposer par le bas le régime de démocratie prolétarienne auquel elles aspiraient.
Laurent Ripart
Bibliographie
Oskar Anweiler, Les Soviets en Russie 1905-1921, nrf-Gallimard, Paris, 1972.
Orlando Figes, La Révolution russe. 1891-1924, la tragédie d’un peuple, Denoël, Paris, 2009.
Alexander Rabinowitch, Les bolcheviks prennent le pouvoir. La révolution de 1917 à Pétrograd, La Fabrique, Paris, 2016.
Stephen A. Smith, Petrograd rouge, la révolution dans les usines (1917-1918), Les Nuits rouges, Paris, 2017.