Certains de nos lecteurs pourront citer pratiquement par cœur ces lignes magistrales, extraites de la préface du premier volume de l’Histoire de la révolution russe. D’autres sans doute ne les connaîtront pas encore. Pour toutes et tous, elles restent plus que jamais une invitation à lire, réfléchir et débattre…
Le trait le plus incontestable de la Révolution, c’est l’intervention directe des masses dans les événements historiques. D’ordinaire, l’Etat, monarchique ou démocratique, domine la nation ; l’histoire est faite par des spécialistes du métier : monarques, ministres, bureaucrates, parlementaires, journalistes. Mais aux tournants décisifs, quand un vieux régime devient intolérable pour les masses, celles-ci brisent les palissades qui les séparent de l’arène politique, renversent leurs représentants traditionnels et, en intervenant ainsi, créent une position de départ pour un nouveau régime. Qu’il en soit bien ou mal, aux moralistes d’en juger. Quant à nous, nous prenons les faits tels qu’ils se présentent, dans leur développement objectif. L’histoire de la révolution est pour nous, avant tout, le récit d’une irruption violente des masses dans le domaine ou se règlent leurs propres destinées.
Dans une société prise de révolution, les classes sont en lutte. Il est pourtant tout à fait évident que les transformations qui se produisent entre le début et la fin d’une révolution, dans les bases économiques de la société et dans le substratum social des classes, ne suffisent pas du tout à expliquer la marche de la révolution même, laquelle, en un bref laps de temps, jette à bas des institutions séculaires, en crée de nouvelles et les renverse encore. La dynamique des événements révolutionnaires est directement déterminée par de rapides, intensives et passionnées conversions psychologiques des classes constituées avant la révolution.
C’est qu’en effet une société ne modifie pas ses institutions au fur et à mesure du besoin, comme un artisan renouvelle son outillage. Au contraire : pratiquement, la société considère les institutions qui la surplombent comme une chose à jamais établie. Durant des dizaines d’années, la critique d’opposition ne sert que de soupape au mécontentement des masses et elle est la condition de la stabilité du régime social : telle est par exemple, en principe, la valeur acquise par la critique social-démocrate. Il faut des circonstances absolument exceptionnelles, indépendantes de la volonté des individus ou des partis, pour libérer les mécontents des gênes de l’esprit conservateur et amener les masses à l’insurrection.
Les rapides changements d’opinion et d’humeur des masses, en temps de révolution, proviennent par conséquent non de la souplesse et de la mobilité du psychique humain, mais bien de son profond conservatisme. Les idées et les rapports sociaux restant chroniquement en retard sur les nouvelles circonstances objectives, jusqu’au moment où celles-ci s’abattent en cataclysme, il en résulte, en temps de révolution, des soubresauts d’idées et de passions que des cerveaux de policiers se représentent tout simplement comme l’œuvre de « démagogues ».
Les masses se mettent en révolution non point avec un plan tout fait de transformation sociale, mais dans l’âpre sentiment de ne pouvoir tolérer plus longtemps l’ancien régime. C’est seulement le milieu dirigeant de leur classe qui possède un programme politique, lequel a pourtant besoin d’être vérifié par les événements et approuvé par les masses. Le processus politique essentiel d’une révolution est précisément en ceci que la classe prend conscience des problèmes posés par la crise sociale, et que les masses s’orientent activement d’après la méthode des approximations successives. Les diverses étapes du processus révolutionnaire, consolidées par la substitution à tels partis d’autres toujours plus extrémistes, traduisent la poussée constamment renforcée des masses vers la gauche, aussi longtemps que cet élan ne se brise pas contre des obstacles objectifs. Alors commence la réaction : désenchantement dans certains milieux de la classe révolutionnaire, multiplication des indifférents et, par suite, consolidation des forces contre-révolutionnaires. Tel est du moins le schéma des anciennes révolutions.
C’est seulement par l’étude des processus politiques dans les masses que l’on peut comprendre le rôle des partis et des leaders que nous ne sommes pas le moins du monde enclin à ignorer. Ils constituent un élément non autonome, mais très important du processus. Sans organisation dirigeante, l’énergie des masses se volatiliserait comme de la vapeur non enfermée dans un cylindre à piston. Cependant le mouvement ne vient ni du cylindre ni du piston, mais de la vapeur.