Entretien avec Raphaël Granvaud, auteur de Areva en Afrique, une face cachée du nucléaire français1
Dans ce livre, tu mets à mal l’un des arguments principaux des défenseurs du nucléaire : l’indépendance énergétique de la France.
Depuis 40 ans, le thème de l’indépendance énergétique de la France grâce au nucléaire civil est en effet un leitmotiv des discours politiques. Il s’agit d’un mythe particulièrement coriace, repris encore récemment par le ministre de l’Industrie, Éric Besson, lors d’un débat à la radio. Le calcul du taux d’indépendance énergétique officiel repose sur diverses manipulations statistiques, dont la principale consiste à ne pas comptabiliser les importations d’uranium comme des importations énergétiques, mais comme de simples importations de matières premières, à la différence du gaz ou du pétrole. Or depuis 2001, année de la fermeture de la dernière mine française, la totalité de l’uranium utilisé dans nos centrales est importée. Et même avant cette date, les importations étaient prépondérantes. Or, historiquement, celles-ci proviennent du sous-sol africain, d’abord du Gabon, puis du Niger. Même si Areva a diversifié ses gisements sur la planète, ses mines nigériennes représentent toujours un tiers de sa production.
Parler d’indépendance énergétique, cela signifie politiquement que l’on considère toujours le sous-sol des anciennes colonies comme propriété française. Cela revient aussi à occulter l’importance de l’uranium africain dans l’histoire du nucléaire français, que le livre tente de retracer. Pour sécuriser ses approvisionnements énergétiques, l’État français a promu, au Gabon et au Niger, les régimes les plus autoritaires mais les plus compréhensifs à l’égard de ses propres intérêts stratégiques. L’histoire du néocolonialisme au Gabon, berceau d’Elf et de la Françafrique, est relativement connue. Celle du Niger l’est moins. Avant l’indépendance, De Gaulle et Foccart ont d’abord évincé, par la fraude et la menace militaire, le leader indépendantiste Bakary Djibo au profit d’Hamani Diori, qui devient le premier président du Niger. Mais ce dernier est renversé par un putsch militaire au moment précis où il tente d’obtenir une revalorisation du prix de l’uranium en 1974. Les officiers nigériens, formés dans l’armée coloniale française, portent le colonel Seyni Kountché au pouvoir. C’est le premier président africain à qui Mitterrand rendra visite une fois élu. Plus tard, dans les années 1990, à peine les mobilisations populaires ont-elles fait capituler le régime militaire, qu’un nouveau putsch est sponsorisé par les réseaux Foccart. Son chef, Baré Maïnassara, est aussitôt pris en main par la diplomatie française. Au final, la faible part de la valeur de l’uranium qui est revenue à l’État nigérien n’a pas profité à la population, mais aux régimes militaires et affairistes soutenus par la France, qui ont creusé la dette du pays et l’ont maintenu dans la misère.
Nicolas Sarkozy avait en début de mandat affirmé qu’il souhaitait en finir avec la Françafrique, qu’en est-il ?
Le néocolonialisme économique et l’ingérence politique n’ont évidemment pas cessé avec Nicolas Sarkozy. En revanche, après la fin de la guerre froide, avec l’exacerbation des rivalités sur le continent africain pour la captation des matières premières et des marchés émergents, cette relation connaît des crises plus ou moins violentes. Au Niger, alors que les prix de l’uranium flambaient sur le marché mondial sous le coup de la spéculation, cela s’est traduit en 2007-2008 par un bras de fer entre le régime de Mamadou Tandja d’un côté, Areva et l’État français, de l’autre. Par certains côtés, la situation rappelait le précédent de 1974, puisque l’État nigérien exigeait à nouveau une forte revalorisation du prix de l’uranium payé par la France. Tandja a joué sur la concurrence chinoise pour faire partiellement plier Areva. La firme française convoitait en effet un gisement stratégique : celui d’Imouraren, le premier d’Afrique par ses réserves. Pour l’obtenir, Sarkozy s’est d’abord rendu au Niger et a donné sa bénédiction au projet annoncé de coup d’État constitutionnel, permettant à Mamadou Tandja de se maintenir au pouvoir au terme de son second mandat. Une fois le gisement obtenu, la France laissera Tandja, de plus en plus isolé au plan intérieur comme au plan international, se faire renverser par un nouveau coup d’État. Au début de cette crise, à côté des émissaires officiels de l’État français, on a vu Areva recourir à des personnalités habituées de la diplomatie parallèle. Alors qu’un nouveau mouvement rebelle à forte composante touarègue, le Mouvement des Nigériens pour la justice (MNJ), vient d’apparaître, elle recrute par exemple le colonel Denamur, ancien attaché militaire à l’ambassade de France au Niger. Les services français avaient été très impliqués lors de la précédente rébellion touarègue dans les années 1990. Areva place aussi Dominique Pin à la tête de ses activités au Niger : ce diplomate est un ancien de la cellule Afrique de l’Élysée. Ces deux personnages ont été rapidement déclarés persona non grata au Niger, ce qui était du jamais vu dans une ancienne colonie française, accusés d’avoir noué des relations troubles avec le MNJ. Plus tard, en matière sécuritaire, la prise d’otage des salariés d’Areva par un groupe se revendiquant d’Aqmi a aussi été le prétexte à un renforcement du quadrillage militaire français dans la région, que le Niger rechignait à accepter sur son sol jusque-là.
En dehors du Niger, en matière de recyclage des réseaux françafricains les moins ragoutants, on peut également citer l’utilisation par Areva d’un trio de « facilitateurs » pour l’obtention de certains gisements en Centrafrique ou en République démocratique du Congo : le député de Levallois-Perret Patrick Balkany, ami intime de Nicolas Sarkozy et élevé comme lui à la politique dans le sillage de Charles Pasqua ; l’homme d’affaires belge George Forrest, surnommé le vice-roi du Katanga, consul honoraire de France à Lubumbashi ; et Fabien Singaye, ancien espion rwandais lié au clan qui a planifié le génocide des Tutsis au Rwanda…
Tu mets aussi à mal le mensonge d’une énergie « propre ». En quoi Areva au Niger est-elle responsable d’une triple catastrophe environnementale, sanitaire et sociale ?
L’extraction de l’uranium est une industrie particulièrement dangereuse. Toutes les industries extractives sont polluantes, mais s’ajoutent ici des risques spécifiques liés à la radioactivité. Pour obtenir l’oxyde d’uranium, le yellowcake, qui est ensuite enrichi pour les centrales nucléaires, des millions de tonnes de roche ont été concassées et traitées chimiquement. Les roches dites « stériles » de même que les boues résultant du traitement chimique ont été entreposées à l’air libre, ou déversées dans les cours d’eau comme au Gabon. Ces déchets contiennent la majorité de la radioactivité d’origine du minerai, mais ils restent soumis à l’érosion et sont dispersés par les vents. Comme en France, les stériles ont aussi été réutilisées en remblai, pour la construction de routes ou même de bâtiments. L’extraction entraîne une pollution irrémédiable des sols, de l’eau et de l’air. L’eau polluée est distribuée à la population, laquelle récupère aussi les ferrailles contaminées pour des usages quotidiens. Lentement mais sûrement, on assiste à un empoisonnement de toute la région. Les plus touchés sont évidemment les mineurs à qui on a caché pendant très longtemps les risques, les premières mesures élémentaires de protection n’ayant été prises que dans les années 1990. Mais en 40 ans d’exploitation, Areva n’a reconnu aucun cas de contamination, de cancer, où d’autre pathologie d’origine professionnelle. C’est un véritable système d’omerta qui a été mis en place. Enfin, quand les gisements auront été épuisés d’ici quelques années, le sort des habitants de ces villes minières construites en plein désert ne peut qu’inquiéter. Il n’y a aucun projet de reconversion. Au Gabon, quand la Comuf (Compagnie des mines d’uranium de Franceville) a fermé en 1999, la ville de Mounana est devenue une ville fantôme.
Comment pourrait-on en finir avec le système Areva ?
Le livre ne prétend pas fournir de réponse simple à cette question. J’espère qu’il pourra contribuer à enrichir l’argumentaire des anti-nucléaires, par la prise en compte des dégâts politiques, sociaux, environnementaux et sanitaires liés à l’extraction de l’uranium par Areva en Afrique. À titre personnel, je pense que sortir du nucléaire constitue le moyen le plus simple et le plus sûr d’en finir avec cette politique de pillage et d’ingérence qu’on a baptisé « indépendance énergétique ». Areva est, pour l’instant encore, une entreprise à capitaux publics, à plus de 80 %. Sa politique est validée par les représentants de l’État auxquels les citoyens français sont en droit de demander des comptes et contre lesquels ils peuvent se mobiliser. Il faut également renforcer les liens avec les mouvements de résistance à Areva en Afrique : salariés regroupés en association ou syndicats, mouvements qui militent pour une réappropriation des richesses nationales, pour la transparence des flux de capitaux, etc. C’est ce que tente de faire le collectif « Areva ne fera pas la loi au Niger ». Mais des débats existent : ces mouvements ne sont pas tous, loin s’en faut, opposés au nucléaire. Certains ne revendiquent qu’une « meilleure » extraction de l’uranium. Sur le plan environnemental, c’est une revendication illusoire : une extraction propre, à supposer qu’elle soit possible, rendrait le minerai hors de prix, et l’exploitation perdrait de son intérêt. Par ailleurs, d’autres voies de développement existent, et l’uranium est loin de constituer la principale richesse du Niger. C’est bien sûr aux populations nigériennes qu’il appartient de trancher ce débat, et de décider de l’utilisation de leur sous-sol. Ce que nous pouvons réclamer en revanche, c’est que ce débat ne soit plus confisqué par Areva et l’État français.
Propos recueillis par Dominique Angelini
- Éditions Agone, Dossier noir n°24 de Survie. 304 pages, 14 euros.