Publié le Dimanche 19 janvier 2025 à 08h00.

Brésil : « Le gouvernement a célébré l’accord Mercosur-Union européenne »

Entretien. Bientôt deux ans après le retour de Lula au pouvoir, Israel Dutra, membre de la direction du MES (Movimiento Esquerda Socialista) et du PSOL (Partido Socialismo e Liberdade) du Brésil, dresse pour nous un tableau de la situation sociale et politique.

Peux-tu établir un bilan des dernières élections municipales au Brésil fin 2024, et en particulier des résultats de la gauche ?

Le résultat des élections municipales d’octobre a renforcé la formation des forces dites du « centrão » qui en réalité n’est pas un courant de centre, mais un secteur de droite qui s’allie tantôt avec le gouvernement, tantôt avec l’opposition plus ­conservatrice...

Quatre éléments principaux peuvent être mis en évidence :

∙ Une forte tendance à réélire les maires en place, en raison des manipulations de fonds publics, fonds électoraux, investissements publics et autres avantages concentrés dans les mains de ceux qui sont déjà au gouvernement municipal ;

∙ Une grande apathie du mouvement de masse, accrue par l’abstention et le nombre de votes blancs et nuls ; il n’y a pas eu de grands événements ou de rassemblements de masse au cours de la période électorale. Le poids du financement public (un fonds d’un milliard de dollars pour tous les partis) a également provoqué une distorsion entre le grand nombre de personnes payées par les grands partis pour faire la campagne et la majorité militante des autres, réduisant l’espace pour le travail bénévole et l’action spontanée ;

∙ Au sein de la droite et de l’extrême droite, le résultat a été plus contradictoire. Alors que l’extrême droite a gagné des positions, avec des postes de maires et de conseillers municipaux, Bolsonaro a été davantage remis en question en tant que leader, alors que de nouveaux secteurs de droite ont émergé régionalement. Le renforcement des partis liés au « centrão », tels que le MDB (Movimiento democratico brasileno) et le PSD (Partido social democratico), témoigne de cette tendance ;

∙ La gauche en général et particulièrement le PT (Partido dos trabalhadores) et le PSOL lorsqu’il était allié au PT a été affaiblie comme cela a été le cas à Sao Paulo et à Belem (où le PSOL a perdu la mairie).

Malgré tout, le PSOL garde un poids significatif, remportant d’importantes victoires électorales, conservant et même augmentant son nombre de conseillerEs dans les principales capitales. L’élection de Porto Alegre — où le PSOL a remporté un siège, même si le candidat du PT a perdu au second tour — est un exemple.

Qu’en est-il de la campagne visant à envoyer Bolsonaro en prison après la publication du rapport de la police fédérale sur la tentative de coup d’État du 8 janvier 2023 ?

Après les élections, la situation nationale a connu des ­changements majeurs. Outre l’entrée en scène des jeunes secteurs du prolétariat (dont nous parlerons plus loin), Bolsonaro et ses pairs ont vu leur situation se compliquer fortement avec la révélation de plans de coup d’État incluant l’assassinat de Lula, du vice-président Alckmin et du ministre de la Cour suprême, Alexandre de Moraes. La violence et l’improvisation de ces plans, qui ont été révélés par la police fédérale, accusant 37 personnes, dont Bolsonaro, ont suscité une grande indignation au sein de la population. Malheureusement, il n’y a pas eu de grandes mobilisations pour cette campagne. Nous avons plaidé pour l’arrestation immédiate de Bolsonaro et de tous les auteurs du coup d’État, ce qui inclut des dirigeants politiques, des militants et même des chefs d’entreprise. 

Quelles sont les grandes luttes du moment ? Vous pouvez notamment parler de la « VAT », la grève de Pepsico et la lutte contre le « 6 × 1 » ?

Les « bonnes nouvelles » viennent des lieux de travail. Un mouvement s’est formé contre le régime 6 × 1 (6 jours travaillés, 1 jour de repos) — qui est le temps de travail actuel dans la plupart des cas — exigeant une réduction de la semaine de travail. Ce mouvement a été organisé et centralisé par un mouvement national appelé « VAT » (Vida Além do Trabalho, « La vie au-delà du travail ») dont le principal dirigeant est Rick Azevedo, le conseiller PSOL le mieux élu à Rio de Janeiro. Un rassemblement national a été organisé le 15 novembre et a réuni des milliers de personnes, en particulier des jeunes, dans les rues afin de faire pression pour que le projet de loi sur la réduction du temps de travail soit adopté par le Parlement. La pétition en ligne a recueilli plus de 3 millions de signatures.

Parallèlement, les salariéEs de la multinationale Pepsico (Pepsicola) ont mené une grève de grande ampleur pendant neuf jours, donnant ainsi un retentissement national à la lutte contre le régime 6 × 1. Cette grève a été exemplaire, car bien qu’elle n’ait pas obtenu de résultats significatifs — seulement des victoires sur une partie des revendications initiales — elle a mis à l’ordre du jour la lutte pour la réduction de la journée de travail.

Qu’en est-il des autres mouvements sociaux, des sans-terre, des sans-abri ? 

Nous sommes dans une période de grand reflux des mouvements sociaux, avec de nombreux secteurs sur la défensive. Il y a de grandes revendications, motivées par les inégalités dans le pays. Le MST (Mouvement des Sans-Terre) a adopté un ton plus critique à l’égard des mesures gouvernementales, tant en ce qui concerne la réforme agraire que les questions environnementales. C’est justifié, car on a de plus en plus l’impression que les choix du gouvernement fédéral en matière d’agenda économique sont une continuation de l’ajustement [du FMI], comme le paquet que le ministère des Finances veut approuver, qui comprend des coupes budgétaires dans plusieurs domaines sociaux. C’est absurde et nous faisons campagne contre ces coupes. 

D’autre part, le mouvement environnemental commence à organiser sa mobilisation pour une année décisive, puisqu’en 2025 nous aurons la COP30 au Brésil, au cœur de l’Amazonie. Et les mouvements sociaux organiseront un vaste programme parallèle de mobilisation et de débats.

Quelles sont les mesures d’austérité budgétaire du ministre Haddad ? Qui s’y oppose et propose de les combattre ?

La proposition du ministre des Finances, Haddad, est accueillie avec euphorie par la fédération des banquiers (Febraban). Elle consiste à suivre le prétendu « plafond de dépenses », qui a été configuré par le prétendu « nouveau cadre fiscal », qui n’est rien d’autre qu’un modèle qui évite les dépenses publiques afin de continuer à payer les titres de la dette.

Le résultat concret est de réduire les prestations pour les plus pauvres (les personnes ayant besoin d’une assistance sociale) et de geler les salaires des fonctionnaires, ainsi que de réduire la croissance du salaire minimum pendant quelques années. 

Il y a quatre semaines, nous avons lancé, avec des dirigeantEs politiques, des intellectuelLEs et des leaders sociaux, un manifeste contre ce train de mesures, qui n’a cessé de gagner en force et en soutien. Pour sortir de la crise budgétaire, il faudrait taxer les plus riches, lutter contre les privilèges, s’attaquer aux profits abusifs des banques et rouvrir le débat sur la dette publique.

Quelles sont les réactions à propos de l’accord Mercosur-Union européenne ?

Le Brésil a un poids fondamental dans une série d’accords politiques internationaux ayant un impact géopolitique. La position de Lula, par exemple sur la Palestine, dénonçant ce qui se passe à Gaza et en Cisjordanie comme un génocide, était correcte et importante.

Récemment, nous avons eu des réunions comme celle du G20 au Brésil. L’année prochaine, la COP30 se tiendra en Amazonie. C’est dans ce cadre que l’accord entre l’Union européenne et le Mercosur a été annoncé, sous les vives protestations de pays comme la France.

Le gouvernement a célébré l’accord Mercosur-Union européenne comme une victoire, mais les mouvements sociaux émettent de fortes réserves. En particulier au sein du MST et de la Via Campesina, selon leurs dirigeants cela conduirait à une recolonisation européenne des pays du Mercosur. Il en résulterait un renforcement du modèle historique, oppressif et prédateur de la monoculture agro-exportatrice. Il s’agirait d’une étape dans la « reprimarisation » fondée sur quatre secteurs économiques majeurs : les produits agricoles, les minéraux, le bétail et la cellulose. La question des droits de douane par rapport aux secteurs industriels nationaux suscite des inquiétudes.

Propos recueillis par la Commission Amérique latine