Des millions de personnes manifestent depuis le 17 juin 2013 dans les principales villes du pays. La jeunesse est aux avant-postes mais c’est tout un peuple qui se lève. C’est la plus importante mobilisation populaire depuis 21 ans, depuis les grandes manifestations pour chasser le président Fernando Collor de Mello en décembre 1992, déchu à l’époque de ses droits civiques pour corruption.
L’étincelle qui a mis le feu à la plaine, c’est l’augmentation des prix des billets des transports publics à Sao Paulo et dans les principales villes du pays. La décision des autorités a été immédiatement considérée comme une injustice, surtout en relation avec les dépenses de plusieurs milliards pour la Coupe du monde de football. Cette augmentation de quelques centimes a concentré à ce moment-là toutes les contradictions du pays. Même s’il y a des différences, cela évoque la situation turque où la destruction d’un parc, le parc Taksim, a symbolisé l’arrogance du pouvoir et suscité la formidable mobilisation démocratique du pays.
Une allure de Mai 68
Le soulèvement brésilien comme l’explosion de la jeunesse turque s’inscrivent dans la continuité d’un cycle de rebellions populaires qui s’est ouvert depuis le début de la crise. C’est une onde de choc qui s’est aussi exprimée à sa manière dans le processus révolutionnaire que connaît le monde arabe. Mais les révoltes turque et brésilienne ont leur singularité : elles surgissent dans des pays émergents qui ont connu ces dernières années des développements économiques, sociaux et culturels importants et une certaine stabilité. Elles résultent, l’une et l’autre, de nouvelles contradictions qui, par bien des aspects, donnent à ces mouvements une allure de Mai 68. En Turquie, le développement se heurte à l’arrogance du pouvoir en place d’Erdogan. Au Brésil, le soulèvement populaire a un double ressort démocratique et social.
Démocratique, car une fois de plus, les troupes de choc de la police brésilienne ont attaqué les manifestations avec une telle brutalité que cela a provoqué la solidarité de larges secteurs de la population et une indignation de masse contre la corruption. La jeunesse rejette aussi la nomination par le PT, à la tête de la commission des droits humains de la chambre de députés, de Feliciano, un député évangéliste d’extrême droite homophobe et raciste, et un projet de loi qui « médicalise » l’homosexualité.
Social, parce qu’au-delà de la protestation contre l’augmentation des billets des transports et la dégradation des services publics dans ce secteur, il y a le rejet d’un retour de l’inflation, des inégalités criantes en matière de santé, d’éducation, de logement. Plus substantiellement, ces manifestions annoncent les prémisses d’un épuisement du « modèle brésilien ». Basée sur l’agro-exportation et favorisée par la hausse des matières premières, l’économie brésilienne a pu déployer une certaine redistribution, notamment au travers de programmes d’« assistanat », comme la fameuse bolsa familia. « Sous-impérialisme » en Amérique latine, le Brésil est confronté depuis plusieurs mois à un fléchissement de ses taux de croissance. La politique de développement néolibérale atteint ses limites. Une nouvelle période s’ouvre.
Une dynamique pour aller plus loin
A l’heure, où nous écrivons cet article, le mouvement continue. Les millions de manifestants ont gagné un premier round : les augmentations des transports ont été annulées. Mais comme souvent dans l’histoire des révoltes et des révolutions, il y a une dynamique interne qui conduit à aller plus loin, à revendiquer de nouvelles avancées sociales et démocratiques. C’est le sens par exemple des revendications pour les transports gratuits – tarifa zero –, la nationalisation de tous les transports, des augmentations des budgets de la santé et de l’éducation, le blocage des prix alimentaires. Sur le plan démocratique, les manifestants avancent des réformes politiques pour en finir avec la corruption, la démilitarisation de la police et la dissolution des troupes de choc, la lutte contre le fondamentalisme religieux homophobe des églises évangélistes, la défense des droits des indiens d’Amazonie, la démocratisation des moyens de communication.
Ce mouvement est aussi la première mobilisation de masse contre les politiques social-libérales du PT. La stabilité des années Lula s’éloigne. La corruption qui a gagné des secteurs entiers de la vie politique brésilienne et du Parti des travailleurs est massivement rejetée. Le pays est confronté à une mobilisation de la jeunesse et du mouvement populaire, même s’il y a des inégalités dans la lutte. Les cinq confédérations syndicales appellent à une journée de grève générale, le 11 juillet. Les manifestations sont un enjeu de bataille politique. La droite essaie de récupérer le mouvement. Des groupes d’extrême droite ou de la police ont attaqué des manifestants de gauche. Mais la dynamique des manifestations est clairement à gauche, contre les dépenses somptuaires du « Mondial » et pour la défense des services publics.
De nouvelles différenciations se font jour où des secteurs du PT et de la CUT critiquent ouvertement le gouvernement. Il y a aussi l’existence de réactions contre les partis, les partis au pouvoir mais aussi tous les autres. Sentiments connus aussi dans les mouvements indignés. Mais l’essentiel, c’est l’irruption sur la scène sociale et politique de jeunes générations, c’est l’ouverture d’espaces pour de nouvelles forces radicales. C’est la possibilité de stimuler des assemblées populaires dans les quartiers et la construction de nouvelles associations, organisations. Bien sûr, rien n’est joué. Quelle sera la traduction en termes de conscience et d’organisation de ce mouvement ? Jusqu’où iront les changements politiques provoqués par la lutte ? Les mois qui viennent le diront, mais c’est un enjeu majeur pour la gauche révolutionnaire.
Par François Sabado