Etre jeune militant en France ces dernières années peut avoir quelque chose de frustrant. Ici, les places publiques n’ont pas été occupées. Notre génération n’a pas ébranlé de régime politique comme en Tunisie ou en Egypte. Elle n’est pas « sans peur » comme celle qui s’est dressée pour l’éducation gratuite et contre l’héritage bien vivant de Pinochet au Chili. Elle n’a pas non plus fait preuve du génie subversif qui a poussé des dizaines de milliers de jeunes Brésiliens à hurler qu’« il n’y aurait pas de coupe » (du monde) en 2014.
Nous n’avons pas non plus connu la griserie d’inventivité et de solidarité qui, à Taksim (Istanbul) ou dans les rues de Mexico, a tenu en échec les forces de répression pendant plusieurs jours. Et quand la crise du système capitaliste s’est abattue sur nos conditions de travail, de vie et d’étude, il n’a pas fleuri ici d’initiatives audacieuses comme celle du mouvement Occupy Wall Street aux Etats-Unis et sa dénonciation des « 1 % ».
Au total, nous sommes à contretemps, puisque la décennie 2000 avait été, en France, particulièrement riche en mobilisations. Mais ces places occupées, ces expériences d’auto-organisation et d’affrontement, de convergence embryonnaire avec le monde du travail, tout cela a bel et bien existé, et notre chance est de pouvoir nous mettre à cette école.
Fin de cycle néolibéral, nouvel esprit du temps ?
Il est toujours hasardeux de chercher à embrasser dans une même analyse des processus de mobilisations différents, qui plus est quand ils sont, comme c’est le cas en l’occurrence, profondément ancrés dans des dynamiques propres à l’échelle nationale. Les mouvements de jeunesse des dernières années n’ont par ailleurs pas donné lieu à des connexions internationalistes organiques entre ceux qui les construisaient – comme cela avait pu être le cas dans les années 1960-70 – et ne se sont pas faits autour d’un objectif revendicatif unifiant comme du temps du Vietnam ou plus récemment en opposition à la guerre en Irak.
Cela étant posé, un excès de timidité dans l’analyse comparative amènerait a contrario à ne pas rendre compte pleinement de ce qui a quand même constitué un véritable phénomène international. De Tahrir (Egypte) à la Puerta del Sol (à Madrid) en passant par la Casbah de Tunis et Syntagma à Athènes, l’occupation des places a émergé comme un référentiel commun et une méthode d’organisation populaire – au sens de l’expression des masses, mais aussi d’un ancrage du mouvement qui se faisait plus dans la revendication d’appartenance à un espace social et politique commun que dans la tradition d’organisation liée à la démocratie ouvrière.
Priment aussi dans ces mobilisations les revendications de type démocratique, contre la corruption ou la répression, sans que celles-ci soient détachées d’une critique de la précarité ou d’un ancrage dans les contradictions matérielles subies par la jeunesse, du prix du ticket de bus à Sao Paulo (où les coûts de transport sont parmi les plus élevés du monde), à la question des frais d’inscription et de l’éducation gratuite qui a été un moteur essentiel au Chili, au Québec et même dans une moindre mesure dans l’Etat Espagnol. Un Québec où la vaste mobilisation de 2012 s’est baptisée d’elle même « printemps érable » en référence aux processus encore bien ouverts à ce moment-là au Sud de la Méditerranée.
Si ces mobilisations forment une vague d’une relative cohérence, c’est à la fois parce que celles et ceux qui y participaient ont eu tendance à en reconnaître la parenté, et pour les questions politiques communes qui y ont été posées. Tout se passe comme si elles avaient contribué à ouvrir ou élargir une brèche dans les discours du capitalisme triomphant d’après 1989, celui de la « fin de l’histoire » et des promesses lénifiantes sur la capacité intégratrice et démocratique du libre marché.
La crise systémique du capitalisme, qui dure sans possibilités de sortie facile depuis maintenant huit années, est aussi venue clarifier les perspectives pour la jeunesse à l’échelle internationale, dans un sens négatif : en l’état actuel des choses, l’avenir ne rimera qu’avec régression. Et, en toute cohérence d’ailleurs, les démocraties bourgeoises ont été amenées à tomber toujours plus le masque, révélant leur soumission aux intérêts de la minorité capitaliste, une relative décadence et leurs sérieuses limites, de la prison de Guantanamo à l’assassinat des 43 étudiants d’Ayotzinapa au Mexique, et jusqu’à la crise actuelle des réfugiés en Europe. Enfin, il faut tenir compte de ce que produit le regain de tensions internationales généré notamment par la perte d’hégémonie de l’impérialisme américain, spectaculaire au Moyen Orient mais palpable aussi dans des crises comme celle qui continue à agiter l’est de l’Ukraine.
Pointer ces coordonnées et être attentif à la façon dont les mobilisations de jeunesse y interviennent et les politisent n’empêche pas de comprendre que cette participation à l’élaboration d’un esprit du temps international se fait au travers de dynamiques locales ou régionales Dans le monde arabe, ce sont les régimes décadents et autoritaires issus du bouleversement des années 1960 (et de ses limites) qui ont été secoués. Au Mexique et au Chili, la jeunesse qui s’est levée est celle des deux principaux pays latino-américains n’ayant pas connu la dynamique qui, dans les années 2000, a débouché sur la mise en place de gouvernement post-néolibéraux. En Turquie et au Brésil, les mobilisations de 2013 venaient alors qu’une décennie de croissance relative n’avait manifestement pas tenu ses promesses pour ces pays réputés « émergents ». Et pour la Grèce et l’Etat Espagnol, ce sont les régimes politiques issus des «transition à la démocratie » dans les années 1970 qui ont été mis en crise par des phénomènes politiques où la jeunesse a pris une large part.
Qu’est-ce qui a bloqué les dynamiques d’affrontement ?
Mais l’esprit commun à cette vague de mobilisations tient aussi à la manière dont, chacune à sa façon, elles ont pu révéler le poids que conserve l’étape de restauration néolibérale, sur les consciences mais aussi et surtout sur le rapport de forces. Bien souvent, la radicalité actuelle de la jeunesse s’exprime à travers une opposition à toute forme de politique constituée et organisée, dans une sorte de réaction mécanique aux trahisons du passé qui couvre de suspicion y compris la politique révolutionnaire. Des préjugés qui se combinent avec la résurgence d’aspirations réformistes, notamment sur le terrain démocratique, et ont souvent désarmé les mouvements face à la récupération. Cette dernière ne constitue d’ailleurs pas toujours un phénomène simple et immédiat : si c’est de manière assez « classique » que le parti socialiste de Michèle Bachelet au Chili a su se nourrir des mobilisations pour revenir au gouvernement, le rôle de détournement joué par la direction de Pablo Iglesias se joue lui, au moins initialement, de l’intérieur du phénomène politique inauguré par le 15M en Espagne.
Ajouté à l’idéologie dominante et ses mélopées sur la « disparition de la classe ouvrière », la phase longue de recul et de passivité relative du mouvement ouvrier, ainsi que la politique de ses principales directions, continuent par ailleurs à donner du grain à moudre aux discours qui voudraient que l’on soit entrés à l’ère d’un capitalisme sans sujet social capable de le transformer, sans prolétariat. S’il se voulait bien plus qu’un simple mouvement de jeunesse, celui des « Indignés » ne constituait pas pour autant une tentative de jonction avec le monde du travail considéré comme tel. Et quand la « CLASSE », comète du monde étudiant québécois qui a joué un rôle absolument central dans la mobilisation, en a appelé en avril 2012 à la « grève sociale » pour étendre le mouvement, c’était avec l’intention explicite de ne pas interpeller les syndicats, en l’occurrence assimilés à leurs directions bureaucratiques, sans même en appeler aux travailleur-se-s en tant que tels. Si au Brésil, au Chili, au Québec et ailleurs, nombre de salarié-e-s ont pris part aux manifestations, l’absence d’entrée en mouvement véritable du monde du travail a été partout le grand obstacle à ce que la dynamique ouverte s’approfondisse.
Réveil de la jeunesse et crises politiques
Même quand elle se fait, et c’est souvent le cas, autour de revendications matérielles, l’entrée en scène de la jeunesse touche rapidement des questions plus profondes. Partout où elle a eu lieu avec un peu de vigueur, on a vu s’ouvrir des crises politiques voire des crises de régime qui, d’ailleurs, restent non réglées pour nombre d’entre elles.
C’est le cas au Brésil où l’on a vu cet été la popularité de Dilma Roussef chuter au plus bas, et où la scène politique se polarise sur la gauche comme sur la droite. Chez ce géant de l’Amérique du Sud, la jeunesse populaire s’était faite en 2013 la porte-parole d’une colère plus large, qui avait d’ailleurs attiré un secteur de salarié-e-s dans la rue à titre individuel, et avait pu opérer une jonction avec les luttes des enseignants du secondaire. La mobilisation, qui a rebondit en 2014 autour de la Coupe du monde de football, a inauguré une étape de remontée de la combativité ouvrière, avec des exemples marquants dans l’automobile ou à travers la grève victorieuse des éboueurs de Rio de Janeiro. Elle a aussi permis une réactivation de la question noire et un renforcement de ce mouvement, avec la mobilisation contre les violences policières après le meurtre de Amarildo, et le phénomène des « rolezinhos », ces descentes de jeunes des favelas dans les centres commerciaux réservés de fait à la classe moyenne blanche pour des pique-niques qui constituaient une véritable mise en cause politique de l’apartheid racial dans ce pays.
Aux Etats-Unis, « Occupy » a ouvert un cycle qui s’est poursuivi avec le mouvement pour les 15 dollars de l’heure et la liberté de syndicalisation dans la restauration rapide et la grande distribution, mais aussi avec le mouvement #BlackLivesMatter.
Au Chili, c’est la continuité avec le régime de Pinochet qui a été questionnée et ébranlée, et la passivité provoquée par la campagne puis l’élection de Bachelet et l’entrée de dirigeants étudiants au parlement n’a pas suffi à refermer une crise qui touche aux fondements du régime de la Concertation. Les mobilisations étudiantes et lycéennes de la « génération sans peur » ont ainsi repris au début de l’année 2015.
Le même genre de concaténation à partir du choc politique provoqué par un réveil de la jeunesse peut être observé au Mexique, où le mouvement #YoSoy132 avait commencé à ouvrir une crise d’autorité de l’Etat qui s’est amplifiée de manière spectaculaire à l’automne 2014 après les 43 disparitions.
En Turquie, la situation reste ouverte malgré la tentative brutale (et cautionnée par les impérialismes, au premier rang desquels les Etats-Unis) de Erdogan de jeter les bases d’un régime toujours plus autoritaire. Taksim avait montré qu’il est possible de s’affronter au pouvoir et ouvert ainsi une brèche à travers laquelle se sont réveillés le mouvement kurde et des secteurs de la classe ouvrière avec les grandes grèves de la métallurgie à Bursa au printemps dernier.
Ce qui continue de se passer dans l’Etat Espagnol constitue aussi un exemple profond de ce genre de dynamique, le 15M ayant eu un effet contagieux, vers le mouvement ouvrier avec les marées, vers la question des autonomies au Pays basque et surtout en Catalogne, vers les mises en cause de la monarchie et de l’Eglise.
Un retour de la question stratégique ?
Tous ces exemples réactualisent une caractéristique essentielle de la jeunesse : son caractère composite, de masse et transclassiste à la fois, et sa place flottante dans les rapports de production en font souvent une caisse de résonance des contradictions de cette société, et parfois un déclencheur. Si la vague de mobilisations des cinq dernières années n’a pas changé la donne internationale, loin s’en faut, elle a néanmoins contribué à remettre au centre de la scène politique des questions structurelles, nationales, démocratiques, et, ce faisant, à reposer à grande échelle la question pour nous la plus décisive du moment : comment peut-on faire pour que la crise de légitimité que traverse le système capitaliste nourrisse un assaut contre ce dernier ?
La réponse exige de se pencher précisément sur les points forts mais aussi les limites de ces mouvements, dont la spontanéité, galvanisante, n’a pas su pour l’instant déboucher sur des recompositions significatives dans le sens d’une radicalisation, ne serait-ce qu’au sein des organisations étudiantes et lycéennes. L’exemple le plus impressionnant, celui de la CLASSE, s’est effondré du fait du vide stratégique qui y est apparu quand la mobilisation a commencé à ébranler plus sérieusement le régime... Et la coalition étudiante indépendante et radicale a fini par cautionner implicitement la récupération par le Parti québécois.
S’il a bien existé, et l’Etat Espagnol en est peut-être l’exemple le plus avancé en dehors des processus révolutionnaires arabes, des formes d’auto-organisation, la faiblesse et les limites de ces dernières – plus pensées sous l’angle géographique de l’occupation – restent une caractéristique marquante de cette vague de mobilisation. Régénérer la tradition qui consiste à s’organiser par lieux de travail et d’étude constituerait alors une véritable avancée dans la construction des rapports de forces.
Quoi qu’il en soit, l’expérience centrale faite par tous ces mouvements reste que, s’ils ont été en mesure de soulever des contradictions politiques et sociales extrêmement profondes, ils se sont trouvés incapables de les résoudre. En effet, le peu de rôle joué jusque là par le mouvement ouvrier constitue un obstacle impossible à contourner, et la question de la diffusion de la radicalité de la jeunesse vers la classe exploitée est un enjeu décisif pour quiconque veut penser comment l’affrontement aurait pu aller plus loin.
Au sein de la jeunesse, la bataille politique pour faire reconnaître dans le prolétariat le sujet de la transformation sociale est donc au cœur du défi idéologique qui pèse aujourd’hui sur les épaules des révolutionnaires, peut-être plus qu’à toute autre période. Cela doit être un ingrédient d’une discussion plus vaste, car l’heure est désormais, dans de nombreux pays, au questionnement et souvent au doute. La question stratégique se trouve ainsi posée à une échelle relativement importante parmi celles et ceux qui ont pris part aux mobilisations, et c’est aussi cela qui participe d’un nouvel esprit du temps, certes embryonnaire mais dont on ne peut que souhaiter qu’il se développera.
Guillaume Loic