Entretien avec Tamer Wageeh, militant du Renouveau socialiste.
Qu’est-ce qui dans l’analyse du processus en cours vous a conduits à participer au projet de l’Alliance populaire ?
Nous nous sommes retrouvés dans une période ouvrant de nouvelles possibilités de regroupements de la gauche et de formation de groupes politiques en Égypte. Un débat a été lancé entre les groupes déjà constitués et les indépendants de gauche sur le genre d’organisation à construire. Le courant du Renouveau socialiste a défendu qu’il était possible de construire une organisation contre le néolibéralisme et le néo-impérialisme, qui soit par définition hétérogène idéologiquement. Parmi ces gens-là, on rencontre des défenseurs du capitalisme d’État, nasséristes sous certains aspects, et des socialistes révolutionnaires pour une nouvelle forme libertaire d’organisation.
Grâce à la révolution, il est possible de regrouper les antilibéraux, révolutionnaires ou réformistes radicaux. Nous avons besoin de ce genre d’organisation et le projet est viable. Avec la révolution, des forces non politisées sont entrées dans le combat : elles sont contre le néolibéralisme et le néo-impérialisme mais n’ont pas de représentation. Nous devons représenter les forces qui se sont manifestées en Égypte dans les mouvements sociaux et de travailleurs des dernières années, et qui furent déterminantes aussi bien dans les derniers jours précédant la chute de Moubarak qu’après. Elles ne sont pas totalement politisées et manquent à la fois de théorie et d’objectifs politiques. Elles font potentiellement partie de la gauche et elles rejoindront une organisation suffisamment forte qui argumente politiquement et les représente socialement et économiquement. La force et la taille de cette organisation est une condition pour qu’elle soit viable et attire leur attention.
Cela ne doit pas être une organisation strictement léniniste, marxiste parce que les travailleurs et les paysans qui se sont soulevés dans les dernières années contre les politiques néolibérales n’acceptent pas l’ensemble de l’idéologie des socialistes révolutionnaires, notamment la centralité de la classe ouvrière, même si ce sont des ouvriers, et ce à cause des évolutions de la gauche et de la manière dont elle s’est discréditée. Le projet est donc une organisation radicale, qui ne soit pas purement une organisation socialiste révolutionnaire.
Nous avons défendu ces arguments mais certains de nos camarades, les Socialistes révolutionnaires, pensent qu’il est possible de créer une organisation bien plus radicale que le projet de l’Alliance populaire, plus compacte et homogène idéologiquement, une organisation socialiste révolutionnaire, de travailleurs, et c’est pourquoi ils participent à la création du Parti démocratique des travailleurs.
Comment défendre la centralité de la classe ouvrière dans un tel projet ?
L’argument est qu’une organisation de gauche, large, composée de différents courants idéologiques est un cadre de débat qui va interagir avec le mouvement. Construire une organisation fondée sur l’idée de la centralité de la classe ouvrière signifie qu’elle sera plus petite et moins attractive pour le mouvement ouvrier. Nous construisons une organisation où la centralité de la classe ouvrière n’est pas la base, mais où elle n’est pas non plus rejetée : une organisation qui ouvre le débat stratégique, dans laquelle l’aile gauche, c’est-à-dire nous, a une influence et grossit au travers des débats et des expériences, en étant appuyée par le processus révolutionnaire. Nous n’allons pas sacrifier le travail avec d’importantes sections de la classe ouvrière par choix de priorités. Nous avons choisi entre une organisation pure sans relation avec le mouvement de masse et une autre moins pure, liée à la classe ouvrière, dans laquelle on a le droit de discuter et défendre une orientation.
Où en est le développement de l’Alliance populaire ?
Ce parti est le plus important des trois partis de gauche qui ont émergé après la révolution, c’est-à-dire le Parti socialiste égyptien, le Parti démocratique des travailleurs et le parti de l’Alliance populaire. Il les dépasse de loin en termes de nombre et d’influence, mais surtout en termes de potentiel, rassemblant des personnalités, des célébrités et des groupes connus. Il faut cependant mentionner que, à notre droite, le Parti social-démocrate, une coalition de libéraux et de sociaux-libéraux, dont une part se considère de gauche, est plus gros réellement et potentiellement.
L’Alliance populaire fait néanmoins face à d’importants problèmes. La plus grosse part de l’organisation est composée de l’aile gauche du parti Tagamou (nassériens), des militants qui peuvent être honnêtes mais sont âgés et ont passé les 25 dernières années enfermés dans une organisation officielle sous Moubarak, droitière, corrompue et bureaucratique. C’est le premier problème de notre parti : des militants sincères mais inactifs depuis longtemps, qui insufflent peu d’énergie au parti.
Le second problème, et c’est peut-être lié, est que le parti est trop impliqué dans sa construction et pas assez dans la lutte des classes. Il faut bien sûr construire le parti, mais dans le mouvement. Actuellement, il ne prend pas position pour le mouvement et ne pousse pas ses membres à rejoindre les barricades. De même, on ne peut pas dire qu’il soit investi en tant que tel dans la construction des syndicats indépendants ; ceux qui s’y investissent sont des individus, peu nombreux, sans lien avec la direction politique. La présence et une orientation concrète du parti font aussi défaut dans le mouvement étudiant, dans les comités populaires de défense de la révolution, autrement dit tous les foyers de la lutte des classes actuellement. La direction est disloquée et ne sait pas comment intervenir dans la lutte des classes, ce qui s’explique en partie par le fait que ses membres n’y sont pas eux-mêmes investis.
L’autre explication de cette paralysie est que le parti est affecté par un genre d’anti-islamisme ou d’islamophobie que le débat sur la révolte actuelle à Qena1 révèle par exemple. Les Égyptiens contre les discriminations religieuses, groupe composé de gens de gauche, libéraux de gauche et autres patriotes contre les discriminations religieuses, dont les figures directrices appartiennent à l’Alliance populaire, ont publié un communiqué qualifiant de catastrophique et contre-révolutionnaire la mobilisation à Qena, et appelant le conseil militaire à agir pour y mettre fin. Une vingtaine d’ONG l’ont signé, rejointes par deux partis seulement : l’Alliance populaire et le Parti social-libéral.
Un journaliste originaire de Qena, membre du parti et d’ailleurs bien plus « laïciste » que moi, a écrit un article dénonçant ce communiqué et qualifiant ses propos d’orientalisme local consistant en une diabolisation des salafistes. Il tient ses informations de sa famille, qui participe à l’occupation, comme les centaines de personnes de son village qui la rejoignent chaque jour et détestent les salafistes. Ces derniers ont d’ailleurs annoncé, il y a trois jours, qu’il s’opposaient à l’occupation, la qualifiant de haram2. Le phénomène est donc plus complexe. La mobilisation a une composante sectaire mais elle est aussi contre la marginalisation et pas uniquement contre les coptes. Pour convaincre, il faut être impliqués dans la mobilisation, sachant que les salafistes peuvent y être marginalisés. Comment peut-on être suffisamment islamophobe pour ne pas voir les contradictions existantes ?
La révolte de Qena est devenue un débat brûlant dans l’organisation, sans que nous ayons maîtrisé son lancement, pensant éviter un nouvel affrontement idéologique. Certains dans le parti voient ça en noir et blanc : si tu ne condamnes pas catégoriquement et totalement l’occupation, tu soutiens la contre-révolution.
Car nous sortons d’un autre débat brûlant sur les officiers qui ont rejoint la place Tahrir le 8 avril3 : certains membres du parti défendent que diviser l’armée représente une ligne rouge à ne pas dépasser pensant que son unité est une condition pour la santé du pays ou encore que cette question ne concerne pas le parti. Un communiqué a donc été publié condamnant la répression de l’armée mais appelant au maintien de son unité, communiqué que nous avons critiqué, ce qui a irrité ses initiateurs.
Pour l’instant, le parti est plus un potentiel, qu’un outil de combat. Il n’offre pas encore aux jeunes membres la possibilité de comprendre ce qui se passe à l’intérieur pour se défendre à l’extérieur.
Nous lançons cette semaine une commission investie sur la question des travailleurs. Ce projet est né essentiellement à notre initiative et le groupe qui en est chargé dans le Renouveau socialiste va s’y dissoudre. En allant chercher tous ceux qui sont des travailleurs ou liés à cette question, en les impliquant dans un travail commun, en construisant le parti, nous pensons pouvoir convaincre et témoigner de notre sincérité en tant que courant dans le parti, plus que dans des débats abstraits.
Les partis étaient globalement absents dans l’organisation de la révolution du 25 janvier, ce qui complique l’intervention actuelle : comment dépasser cette difficulté ?
Il ne faut pas oublier que les Frères musulmans se sont impliqués à partir du 29 janvier et ont été déterminants. Ils représentaient quelque chose comme 20 % de l’occupation, étaient totalement organisés, mais aussi les seuls à l’être. L’autre « organisation », ce sont les salafistes, du moins une partie d’entre eux, qui ont rejoint après le 2 février, le jour de l’attaque à dos de chameaux.
La principale forme d’organisation qu’a produite la révolution est la Coalition des jeunes de la révolution, qui tire ses origines de la page Facebook « Nous sommes tous Khaled Saïd »4 et qui a organisé l’appel du 25 janvier. Ils ne sont devenus une coalition qu’une semaine ou dix jours après le début de la révolution et ont actuellement une influence significative.
Il existe un discrédit de la politique séculaire, et je crois que c’est un problème régional, voire international. En Égypte, après la défaite de 1967, les nassériens et les nationalistes ont été défaits moralement, idéologiquement et militairement. Deux forces ont surfé sur cette défaite : les islamistes et la gauche. À mon avis, la gauche était en meilleure position dans le Moyen-Orient pour construire des organisations de masse : les icônes venaient de la gauche quand les islamistes oscillaient entre terrorisme et alliances avec l’État. Aujourd’hui, l’icône est Hassan Nasrallah et pas Guevara. Je suis d’accord avec Engels sur les trois niveaux de combat : économique, politique et idéologique. Nous ne choisissons pas le monde dans lequel nous vivons. Ce n’est pas un problème insoluble, mais lutter sur les barricades en se proclamant de gauche ne suffira pas à le résoudre.
La construction d’une organisation viable, appelée l’Alliance populaire, doit constituer cette force d’attraction. Or la position prise sur la révolte de Qena illustre mon pire cauchemar : que le parti soit incapable de battre les islamistes. Arguer que ce qui se passe à Qena se limite aux islamistes revient à laisser la colère populaire aux islamistes. Au lieu de se laisser définir comme « anti-islamistes », soyons dans l’occupation et disons « nous sommes avec les islamistes mais nous sommes contre tous ceux qui s’opposent à l’égalité entre les individus », et laissons-les se prononcer contre ce principe d’égalité, divisons-les ! Nous devons nous battre pour avoir des islamistes dans tous les cadres révolutionnaires, car nous devons envoyer le message aux masses influencées par les islamistes, que ce n’est pas un combat entre les islamistes et les laïcistes, mais un combat entre ceux qui sont pour l’égalité et ceux qui sont contre. À Qena, par exemple, les gens sont globalement pour une loi plus équitable sur le fermage. Or les islamistes sont divisés sur cette question et les Frères musulmans s’y opposent. Disons-leur, face au mouvement, « voulez-vous lutter pour que les paysans possèdent leurs terres ? », et laissons les dire « non » dans le micro.
Mon plus grand rêve serait qu’un parti islamiste de gauche se développe en Égypte, des gens disant : nous sommes pour un État islamique mais cet État islamique est pour l’égalité sociale.
Qu’en est-il du développement des outils d’organisation indépendante des travailleurs ?
La Coalition des travailleurs de la révolution n’a pas de réalité, nous sommes les seuls à la soutenir et elle n’a pas d’avenir. La Fédération des syndicats indépendants est véritablement importante, bien que droitière, et nous devons nous y investir, et la pousser sur la gauche, pour éviter les dérives de reconnaissance internationale, de dépossession des travailleurs de leur outil, en poussant par exemple pour un autofinancement, pour garantir son indépendance.
Propos recueillis par Mélanie Souad et Romain Hingant
Tamer Wageeh exprime ici l’analyse qui a conduit le courant Renouveau socialiste à s’investir dans l’Alliance populaire. La création du Renouveau socialiste provient d’une scission des Socialistes révolutionnaires en 2010, groupe formé dans les années1990 en Égypte et lié à l’International Socialist Tendency.
Dans le prochain numéro, un membre des Socialistes révolutionnaires expliquera ce qui les a amenés à construire le Parti démocratique des travailleurs.
1. Des habitants de Qena, province de la Moyenne-Égypte, bloquent les moyens de communication depuis le 16 avril, contre la nomination du nouveau gouverneur par le Conseil suprême des forces armées. Le trait dominant qui ressort est que les manifestants refusent un gouverneur chrétien une fois de plus. Le phénomène est complexe et méconnu, mais il s’avère par exemple que des chrétiens participent aussi à la mobilisation, et que dans l’ensemble tout le monde était satisfait du précédent gouverneur, qui était lui aussi un chrétien.
2. « Impur », « illicite », par opposition à « hallal »
3. Des jeunes officiers ont rejoint les manifestants lors de la grande manifestation du vendredi, l’armée a réprimé violemment les occupants de la place qui entre autres protégeaient les jeunes officiers, causant plusieurs morts et de nombreux blessés.
- Groupe Facebook créé en juin 2010 lors de l’assassinat par la police du jeune Alexandrin Khaled Saïd, qui rassemblait 400 000 personnes à la veille de la révolution et 1 million de membres aujourd’hui.