Publié le Lundi 7 octobre 2013 à 14h58.

Face a l’intervention française en Afrique : Combattre notre propre impérialisme

L’impérialisme français est en net déclin mais, comme le montre son intervention militaire au Mali, il continue de jouer un rôle majeur – et ô combien néfaste – sur le continent africain. Malheureusement, la grande majorité de la « gauche de gauche » française ne s’y oppose pas, ou de façon tout sauf conséquente…1

La politique militaire et africaine de l’Etat français est celle d’une puissance impérialiste qui a perdu beaucoup d’envergure, qui a dû abandonner bien des positions, et qui est aujourd’hui menacée dans la principale zone d’influence qui lui reste. Une menace qui provient de l’instabilité nourrie dans le cadre de son règne : crises de nombreux Etats clients, décompositions sociales accélérées par les politiques néolibérales, montée des radicalismes religieux… Mais aussi des ambitions présentes d’autres impérialismes « classiques » (Etats-Unis, Canada…) et de nouvelles « puissances émergentes » (ou émergées) : Chine, Inde, Afrique du Sud…

Outre les liens tissés depuis des décennies avec les élites locales dans ses anciennes colonies d’Afrique, Paris peut encore user et abuser de trois atouts maîtres :

- Le franc CFA qui, bien qu’arrimé à l’euro, demeure sous la tutelle de la Banque de France.

- Sa présence militaire permanente sur le continent africain. Aucune autre puissance n’a dans cette région le réseau de bases et la connaissance du terrain dont bénéficie Paris – aucune autre ne peut (pour l’heure) intervenir aussi rapidement et décisivement.

- En France même, la marginalité des résistances à notre impérialisme. Cette marginalisation de l’opposition anti-impérialiste n’est pas nouvelle, facilitée qu’elle fut par le climat d’union nationale en matière de politique africaine. Nous en avons eu de nombreux exemples, parfois particulièrement terribles, comme en ce qui concerne les complicités de l’Etat français dans le génocide des Tutsi (et le massacre de Hutus progressistes) au Rwanda.

Nous en avons une fois encore l’illustration. Le gouvernement accentue aujourd’hui son engagement militaire en Afrique, où il conduit une guerre sous direction française (chose rare !). Il prend une série de mesures pour préparer les interventions de demain… et le tout passe comme un « non événement » – même semble-t-il pour une grande partie de la gauche de la gauche.

 

Le Parti communiste français

Les députés du Front de gauche avaient initialement voté en faveur de l’intervention française au Mali lors du débat au Parlement en janvier 2013. Lors du débat du 22 avril dernier sur la prolongation de l’opération Serval, ils se sont abstenus – en clair, de même qu’EELV, ils ne se sont pas opposés à la prolongation de cette intervention. Dans ces conditions, l’abstention est un soutien honteux, avec pour résultat que le vote à l’Assemblée nationale s’est fait sans une seule voix contre.

Cela fait plusieurs décennies que pour le PCF, ses alliances avec le Parti socialiste ne doivent pas être mises en cause par la politique impérialiste de la France en Afrique (ou ailleurs) ; une politique qui a été mise en œuvre par le PS – et avant lui la SFIO – à chaque fois qu’il était au gouvernement. Le Parti communiste émet des « doutes », fait part de ses « inquiétudes », comme aujourd’hui sur la situation au Mali, mais ne rompt pas, ne condamne pas. L’argument du « moindre mal » et du danger de chaos a été invoqué pour soutenir une intervention qui se prétendait (mensongèrement) à l’origine ponctuelle, limitée à des frappes aériennes. Cette logique du « moindre mal » le conduit aujourd’hui au laisser-faire face à un engagement terrestre qui s’inscrit dans la durée.

 

Mélenchon et le Parti de gauche

Jean-Luc Mélenchon a, pour sa part, violemment critiqué le Livre blanc sur la défense – mais parce qu’il annonce l’affaiblissement de la capacité militaire française ! Il titre son communiqué du 29 avril « Non à la liquidation de l’argument militaire de la France », au nom de sa « souveraineté » » et de son « indépendance » : « ce Livre blanc marque un nouvel étiolement de la puissance militaire de la France. »

Mélenchon utilise dans ce communiqué un langage « contourné » (« argument militaire » pour « forces armées ») et ne recule pas devant les formules les plus grotesques (« la France doit construire une défense souveraine et altermondialiste ») ; mais tout cela ne change rien au contenu. Or ce n’est pas une posture conjoncturelle, mais une ligne de fond de la figure de proue du Front de gauche2.

Le vocabulaire et l’argumentaire d’un récent discours de J.-L. Mélenchon intitulé « pour une défense souveraine et altermondialiste » sont très parlant à ce sujet, à commencer par l’usage du « nous », du « notre » et du mot « puissance » : « Nous sommes la France », « Nous les Français ». « Notre puissance satellitaire ». « Notre position particulière » due au fait que « nous sommes le deuxième territoire maritime du monde. ». Mélenchon assume la responsabilité qu’impose « notre rang de puissance maritime » alors qu’« inévitablement les conflits de puissances arriveront dans la mer »… Ainsi, grâce à sa « puissance » et ses « points d’appui » (dont la francophonie, son réseau diplomatique…), « la » France doit proposer une « alliance altermondialiste » en particulier aux « puissances émergentes »3.

L’usage martelé du « nous » et du « notre » induit une identification à l’Etat réellement existant. L’invocation du « territoire maritime de la France » ne tire aucune conséquence de ce qu’il résulte du défunt grand empire colonial français. Ce discours de politique étrangère long d’une heure trente ne contient aucune critique de l’impérialisme français réellement agissant : il cible l’atlantisme dans un argumentaire aux tonalités gaullistes […]

 

Impérialisme « humanitaire »

Cela fait maintenant longtemps – au moins depuis la crise de désintégration de la Yougoslavie et l’Afghanistan – que nos impérialismes occidentaux s’attaquent à des adversaires détestables – qui parfois ont été leurs créatures (talibans). C’est à nouveau le cas au Nord Mali vu l’influence et le pouvoir acquis par les fondamentalistes religieux.

Nous ne nous sommes jamais rangés pour autant du côté des impérialismes « démocratiques » (ni d’ailleurs de leurs opposants dictatoriaux ou cléricaux fascisants). Parce que démocratiques, ils ne le sont pas ; pas plus qu’ils ne sont efficaces sur le terrain du combat contre les nationalismes xénophobes et les courants politico-religieux d’extrême droite […] De l’Afghanistan à l’Irak, de la Libye au Mali, on en a sans fin l’illustration.

Confrontés à de tels conflits, nous avons toujours essayé de construire une réponse indépendante, progressiste […] Dans la mesure où ils existent, les gains engrangés à l’occasion d’une intervention « impérialiste humanitaire » sont éphémères – comme la réduction de la pression fondamentaliste sur les femmes, véritable dictature quotidienne. Voir en Afghanistan, par exemple, à quel point les droits des Afghanes sont attaqués par le régime mis en place à Kaboul par les Occidentaux et s’avèrent aujourd’hui négociables lors des pourparlers avec les talibans. La realpolitik de puissance se préoccupe peu des droits, fussent-ils fondamentaux.

Nous n’avons que fort peu de prise sur le présent […] Notre responsabilité présente est donc de reconstruire, dans la durée, une capacité de solidarité indépendante, progressiste. Cette solidarité ne doit pas être seulement un acte « de principe », mais un engagement concret. Par exemple, dans le cas de l’Afghanistan, le soutien à l’organisation féministe progressiste Rawa : ou à la ville de Tuzla dans le conflit yougoslave (cette ville « solidaire » vers où partaient les « convois ouvriers ») ; ou à la gauche laïque (et pour une part marxiste) de la résistance syrienne… […]

Tout mouvement progressiste au Mali n’est donc pas seulement confronté à la question de la domination impérialiste et des rapports de classes au Mali même, mais aussi au droit d’autodétermination de peuples du nord qui ne sont pas présents au sud.

Les manœuvres constantes de la France au Nord ne simplifient pas les choses et brouillent à plaisir les enjeux4. Ainsi, la représentativité du Mouvement national de libération de l’Azawad pour les Touaregs est en question – sans parler des autres peuples de la région. En traitant avec le MNLA de la façon dont Sarkozy puis Hollande l’ont fait, ils l’ont rendu suspect d’ouvrir la porte à l’ancienne puissance coloniale (en vue notamment de l’établissement d’une base militaire…). Cependant, en permettant à l’armée malienne de revenir dans une grande partie du Nord, grâce à l’opération Serval, Paris se voit aussi accusé de complicité pour les exactions qu’elle y commet, notamment à l’encontre de Touaregs5 […]

Du côté de la solidarité internationale, les priorités de départ ne se recoupent pas automatiquement suivant les liens antérieurement tissés et le point de vue initialement privilégié : le Mali ou le Sahel. De plus, la situation des populations touarègues et l’histoire de leurs mouvements diffèrent entre le Sahara occidental, le Mali, le Niger…

Les deux « angles de vue » doivent être pris en compte, mais cela ne simplifie pas la réponse à la question : qui soutenir et comment ? Les peuples du Mali, certes, et du Sahel. Mais plus concrètement ? Avons-nous une réponse à cette question ?

Nous avons – en revanche et malheureusement – beaucoup de réponses à la question : qui combattre ? Les courants politico-religieux d’extrême droite, le régime clientéliste malien, les politiques néolibérales si destructrices et leurs promoteurs (FMI, Union européenne…)… sans oublier, au grand jamais, notre propre impérialisme.

 

Impérialisme tout court

La politique du gouvernement français au Mali montre que l’impérialisme « humanitaire » reste un impérialisme tout court.

La situation de crise au Mali – nord et sud – risquait d’avoir des effets déstabilisateurs pour Paris dans toute la région, avec des répercussions immédiates au Sahel – en particulier au Niger (avec ses mines d’uranium et l’implantation d’Areva) et en Algérie, mais aussi ailleurs. Dès l’origine, les objectifs de l’intervention française ne se limitaient donc pas à ce seul pays, comme l’ont confirmé les récents débats au parlement : il fallait renforcer l’influence de la France en Afrique.

Très classiquement, Paris n’a cessé de mentir, en affirmant d’abord que la France ne devait pas intervenir au Mali, simplement soutenir des forces africaines ; puis qu’elle ne devait que les « instruire » sur le terrain et agir dans le cadre de l’Union européenne. Quand l’opération Serval a été déclenchée, elle ne devait être qu’aérienne et n’avait pour objectif avoué que de bloquer l’avancée supposée des troupes islamistes sur Bamako ; puis de les repousser jusqu’à la frontière entre le Nord et le Sud du Mali ; avant que la « reconquête » du Nord entier ne soit annoncée. Les forces françaises devaient céder la place aux Africains… mais le récent vote du parlement montre qu’elles sont bien là pour rester.

Au moment de déclencher l’opération Serval, la manipulation grossière de l’information (Bamako allait tomber dans les deux jours) a permis de faire taire les interrogations. L’affirmation était particulièrement peu crédible : des mouvements touaregs et arabes, peu nombreux et pas si bien armés que cela, auraient été à même d’imposer en quelques jours leur propre théocratie au Sud Mali ! Elle n’en a pas moins été acceptée comme véridique par bon nombre d’organisations progressistes…

Puis un blackout radical a été imposé sur les premières semaines de l’opération Serval, les chaînes de télévision en étant réduites à passer en boucle des images de propagande fournies par l’armée [...]

Tout récemment, Paris a interdit que des visas Schengen soient accordés à des personnalités maliennes opposées à l’intervention française, dont Aminata Traoré – une ancienne ministre de la Culture qui a rappelé qu’elle défendait encore les idées qui lui avaient valu d’être invitée à une université du PS… quand ce dernier était l’opposition !

Dans le fond des objectifs poursuivis comme dans les méthodes utilisées, la Françafrique est toujours là6. Nous sortons d’une période durant laquelle Paris a réduit son dispositif militaire en Afrique : il y a aujourd’hui beaucoup moins de bases qu’il y a vingt ans. Mais il est bien question maintenant d’un nouveau redéploiement. L’intervention malienne en est l’illustration. Le Livre blanc dernièrement remis à Hollande insiste sur l’importance de l’Afrique ; or ce continent était négligé dans le précédent. Le rapport récent du groupe « Sahel » au Sénat enfonce le clou : « L’intervention au Mali a permis de prendre la pleine mesure de l’intérêt des forces françaises prépositionnées et de l’erreur d’appréciation qui consisterait à réduire notre dispositif en Afrique de l’Ouest »7.

L’une des raisons qui expliquent la profondeur de la crise économique de l’Union européenne, c’est son déclin international. Les bourgeoisies européennes ont perdu beaucoup de « marchés », de zones d’influence, et ne peuvent plus bénéficier comme auparavant des surprofits liés à l’exploitation du « tiers-monde ». Elles se retournent avec d’autant plus d’agressivité contre leurs propres salariats, mais cherchent aussi comment stabiliser et reconquérir leur accès aux surprofits postcoloniaux. La particularité de la bourgeoise française, c’est qu’à cette fin elle peut utiliser son armée.

L’engagement français en Afrique de l’Ouest est assez unique : quel autre impérialisme bénéficie-t-il en permanence d’une telle liberté de présence et d’action militaires dans un tel ensemble de pays étrangers ? Malheureusement, en France, la dénonciation de cet état de fait n’a jamais été à la hauteur de l’enjeu solidaire, malgré le travail d’information remarquable d’une association comme Survie. Nous ne pouvons rester passifs à l’heure de l’intervention malienne et alors que le gouvernement affiche sa volonté de renforcer à nouveau son dispositif – en collaboration étroite avec les Etats-Unis qui, eux aussi, annoncent leur « retour ».

Il faudrait de même s’attacher plus au rôle de l’Etat français dans la crise haïtienne (non sans analogie avec sa politique malienne, malgré des différences fondamentales) et les raisons pour lesquelles il se montre si violent à l’encontre des mouvements populaires en Guadeloupe et Martinique.

Nous sommes à un moment charnière. Sans garantie de succès vu son affaiblissement, l’impérialisme français cherche à moderniser et rationaliser ses moyens et ses ambitions. Il en appelle pour ce faire à l’union nationale. C’est à nous de la briser et de faire entendre une autre voix… Une autre voix qui ne se contente pas de dire que l’avenir est incertain ; que la solution militaire est insuffisante, comme le fait le PCF (tout le monde le sait, y compris l’Elysée) ; ou qu’il ne faut en rien affaiblir notre armée nationale, comme le proclame Mélenchon !

 

Il faut nommer un chat un chat et la « puissance » française un impérialisme ; pour assumer nos responsabilités anti-impérialistes.

 

Pierre Rousset

Notes

1. Ce texte reprend des extraits substantiels d’un travail publié début juin 2013 : voir http://www.europe-solida…. Les parties non reprises ici comprennent notamment des développements sur la politique de « la gauche de la gauche » (Parti de gauche, Gauche anticapitaliste) et dans ce cadre un débat avec Claude Gabriel.  Cette première note est de la rédaction et les suivantes sont celles de l’auteur.

2. Voir sur ESSF (article 25138), Pierre Rousset, « Jean-Luc Mélenchon, l’habit présidentiel, l’arme nucléaire et la gauche française ».

3. Discours du 30 mars 2012, http://www.jean-luc-mele…

4. Je m’en tiens ici au facteur « français ». Bien d’autres facteurs sont évidemment à prendre en compte. Je renvoie pour cela aux nombreux articles mis en ligne sur ESSF dans les rubriques Afrique, Mali et Françafrique.

5. Voir par exemple http://tamazgha.fr/Azawa…

6. Voir à ce sujet le bilan présenté par Survie, disponible sur ESSF (article 28862), « Françafrique : un engagement non tenu de François Hollande, des reculs préoccupants » et les articles des Billets d’Afrique dont certains sont aussi reproduits sur ESSF. 

7. Voir Raphaël Granvaud, « Mali & Opération Serval : un rapport sans accroc pour un vote sans surprise (et réciproquement) », disponible sur ESSF (article 28860).