Par Jean-Philippe Divès
Samedi 9 février, 200 manifestants réunis devant le siège du groupe Areva à Paris, à l’appel de l’Alternative libertaire, de Lutte ouvrière et du NPA, réclamaient le retrait des troupes françaises du Mali. C’est dire l’isolement, aujourd’hui, des courants qui portent cette exigence. Elle seule pourtant répond aux besoins du peuple malien et en général de tous les opprimés.
UMP, UDI et FN soutiennent tous l’intervention décidée par François Hollande. En cherchant loin en arrière, il est difficile de se rappeler un tel exemple d’union nationale pour soutenir une action militaire en terre africaine. L’ensemble des députés et sénateurs français ont affiché leur unité derrière « nos » troupes. Et la gauche de la gauche parlementaire ne s’est, hélas, pas démarquée.
Le PCF dans l’union nationale
Le Parti communiste français avait pourtant maintenu jusqu’alors une attitude critique. Face au projet d’intervention qui était alors déjà évoqué, il affirmait ainsi, en juillet 2012, « condamner cette dangereuse politique de force et d'ingérence qui ne peut qu'aggraver la déstabilisation du Mali et de cette immense région sahélo-saharienne ». Mais il a suffi que l’armée française entre en action, le 11 janvier, pour que la direction du PCF se mette au garde-à-vous.
Le jour même, elle publiait un communiqué alambiqué faisait part de ses inquiétudes face à « l'offensive armée des groupes djihadistes » (alors même que l’offensive française débutait !) ainsi que devant « de grands risques de guerre » (diable : la guerre ne serait-elle pas la guerre ?), tout en appelant le gouvernement Hollande, de façon rhétorique, à s’abriter sous le parapluie de l’ONU.
Les ambiguïtés qui pouvaient encore subsister étaient levées dès les débats parlementaires du 16 janvier. Le président du groupe Front de gauche à l’Assemblée nationale, André Chassaigne, y estimait que l’on était en présence d’une « opération militaire nécessaire », tandis que sa collègue au Sénat, Michèle Demessine, affirmait encore plus catégoriquement : « Nous approuvons cette décision ».
On retrouve des militants du Parti de gauche dans des collectifs et initiatives locales dénonçant l’intervention française et ce parti a été signataire d’une déclaration unitaire, à l’initiative notamment de l’association Survie, qui se conclut en constatant qu’« une solution politique passe donc nécessairement par le retrait des troupes françaises »1. Mais dans les prises de position publiques propres du PG, les choses sont beaucoup moins claires.
Une première déclaration du PG, publiée le 16 janvier, affirmait ainsi « prendre acte de la décision du Président de la République d’engager militairement des troupes françaises au Mali », tout en rendant « hommage » à l’officier de l’armée française venant d’être tué – sans mention aucune des morts maliens et africains, en bien plus grand nombre : la solidarité avec « nos » troupes primait sur toute autre considération. Quant aux critiques formulées, elles ne portaient pas sur le fond de l’intervention, mais sur le fait que « la décision de faire la guerre soit prise en dépit des règles établies par la résolution 2085 des Nations unies, qui requière expressément que le Conseil de sécurité approuve par avance toute intervention militaire par une force panafricaine, et à fortiori par une force française » et « que cette décision ait été prise en dehors de toute consultation de la représentation nationale », c’est-à-dire sans vote du parlement.2
Un « éco-nationalisme » ?
Titrée « Non à la dérive guerrière et néocoloniale de l’intervention française au Mali », une seconde déclaration du PG, cette fois en date du14 février, continuait à ne pas condamner l’intervention elle-même (seulement sa supposée « dérive ») et à ne pas demander le retrait des troupes.
Le centre de la critique portée dans ce texte ne manque pas de surprendre : « Si le Président Hollande justifiait cette guerre par une résistance aux stratégies anglo-saxonnes et des pays du Golfe de créer un Sahélistan islamique et réactionnaire à leur profit, nous pourrions le comprendre. Mais une telle stratégie d’endiguement se retrouverait mise en œuvre dans d’autres zones en conflit, ce qui n’est pas le cas. Il préfère être l’instrument d’une dynamique capitaliste fondée sur l’extractivisme. Sans elle, ni productivisme, ni consumérisme, ni profits. » Outre que l’écosocialisme version PG a vraiment ici bon dos, on note à nouveau l’absence de toute mention, et a fortiori critique, de l’impérialisme français et de son rôle dans la région. La « dynamique capitaliste fondée sur l’extractivisme », le « productivisme », le « consumérisme » et les « profits » ne seraient ainsi que les résultats de politiques erronées ? Et sans doute la France éternelle ne peut-elle pas être vraiment impérialiste…
Mais le plus troublant est que si la direction du PG met en cause les modalités de l’intervention militaire française – toujours pas l’intervention elle-même –, c’est apparemment pour regretter que celle-ci se limite… au seul territoire du Mali... du fait d’une honteuse capitulation gouvernementale devant les « anglo-saxons » ! Disons-le tout net : quand bien même cette forme extravagante de nationalisme se réclame d’un certain anticapitaliste (le gouvernement « endiguerait » également le djihadisme ailleurs qu’au Mali s’il ne se faisait pas « l’instrument d’une dynamique capitaliste »…), elle ne se trouve pas moins dépourvue de toute base logique. Tant il est vrai, non seulement, que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ne sont évidemment pas partisans d’un « Sahélistan » (la stratégie militaire étatsunienne en Afrique vise au contraire, en grande partie, à combattre les « foyers de terrorisme »), mais aussi que dans cette affaire, au-delà des intérêts des grandes entreprises françaises, le gouvernement Hollande et son armée agissent comme les fondés de pouvoir de l’Union européenne et plus généralement de toutes les puissances occidentales.
Paternalisme impérialiste
Si la complicité ou l’inconséquence des directions du Front de gauche contribue ainsi à légitimer l’intervention, la faible opposition que cette dernière rencontre s’explique aussi par des raisons « objectives », liées à la situation sur le terrain. Concrètement, la grande difficulté de l’Etat malien – comme des Etats africains riverains – à faire face aux exactions des bandes armées djihadistes. Le message répété en boucle est que les Maliens, essentiellement de par leur propre faute (même si bien sûr, telle incidence postcoloniale ou telle politique occidentale peut ne pas avoir aidé), se trouvent incapables de se défendre eux-mêmes et qu’il faut donc bien que quelqu’un vienne leur porter secours.
La mise en place de ce discours avait fait, en amont, l’objet d’une intense préparation idéologique. Un universitaire employé par l’institution militaire expliquait ainsi, dans une étude parue en septembre 2012 : « Pays très démuni, le Mali affronte une somme de rivalités. La compétition entre partis politiques fait rage depuis la démocratisation de 1992. Au-delà des insuffisances d’une partie des élus, elle se trouve parasitée par des facteurs ethniques et/ou régionaux, par l’affairisme ou la corruption, ainsi que par le poids des cadres d’une armée elle-même divisée. Le Mali ne dispose donc pas encore d’une démocratie mature pour résoudre ses problèmes. Ses habitants ne peuvent guère se considérer comme des citoyennes et des citoyens réellement libres et égaux en droits et en devoirs. »3 Il serait ainsi de notre responsabilité humanitaire et démocratique de montrer la voie à ce pauvre peuple arriéré et démuni…
Plus surprenant est de voir un membre connu de la Gauche anticapitaliste (scission récente du NPA), longtemps spécialisé dans le suivi des questions africaines, développer un discours pour partie similaire : « L’absence quasi totale d'État et d’institutions dignes de ce nom aujourd’hui au Mali est bien sûr en partie le fruit d’une histoire coloniale et postcoloniale longue. Mais, pour ne prendre que cet exemple, la corruption généralisée qui innerve les relations économiques et politiques n’est pas le souhait des multinationales françaises, soyons-en sûr. Le business et le chaos ne vont pas de pair (...) Le business, par ses règles, ses formes contractuelles, ses flux financiers exigent plutôt un État rationnel, apte à servir les besoins du capital sur le long terme, que ce capital soit étranger ou local. »4
Comment peut-on attribuer ainsi un brevet de démocratie à une puissance auteur et complice de tant de massacres contre les populations africaines ? Selon le même auteur, « seule l’armée française, aujourd’hui, est à même de limiter les exactions des djihadistes mais également d’empêcher que l’armée malienne pille cette zone et mène des représailles physiques sur les populations Touareg (…) le départ des Français ne peut se faire sans dégât pour les populations. Les Français partis, ce sera pire pour elles. Car le paradoxe est là : dans certains cas les puissances dominantes démocratiques bourgeoises ont des intérêts qui s’opposent à l’extension de la barbarie. » A ce compte-là, depuis le colonel Gordon face au Mahdi, il aurait fallu soutenir les troupes impérialistes à d’innombrables reprises contre les barbares autochtones...
Se libérer des théories du moindre mal
Ces justifications s’apparentent en fait aux théories du « moindre mal », qui ont toujours désarmé le mouvement ouvrier et populaire. Il n’y a pas de solution émancipatrice ou même progressiste en vue ? On opte alors pour celle qui semble la moins mauvaise, quand bien même elle se situe elle aussi dans un cadre d’exploitation et d’oppression. C’est vrai sur tous les terrains, depuis celui de l’entreprise où le patron exige des reculs sociaux pour maintenir des emplois, jusqu’aux élections où l’on sera poussé à voter pour un social-libéral contre un candidat de droite, voire pour un libéral contre un autre plus extrême (Obama contre Romney…), plutôt que pour un socialiste révolutionnaire n’ayant aucune chance d’être élu. Le problème est qu’en intériorisant et acceptant une telle logique, on s’interdit ad vitam eternam de construire l’option émancipatrice qui fait si cruellement défaut, à un point tel que l’on se trouve soumis à ce type de pression.
C’est la même chose aujourd’hui au Mali. Le problème n’est pas seulement que la France soit la principale responsable du désastre actuel (la question touarègue ne serait pas aussi inextricable sans l’absurde découpage colonial des frontières ; l’Etat malien ne serait pas aussi déliquescent sans la brutalité des plans d’ajustement structurels ; les djihadistes n’auraient pas investi à ce point la région sans l’intervention militaire franco-britannique en Libye…). Ni même que sa mainmise renouvelée sur le pays n’apportera aucune solution à la misère et aux souffrances des populations – tel n’étant d’ailleurs pas l’objectif. Il est surtout que la tutelle militaire, donc également politique, réimposée par l’ancienne puissance coloniale infériorise les Maliens et les Africains, en les dépossédant de la maîtrise de leur destin.
Dit d’une autre façon : les groupes djihadistes sont sans doute des bandits qu’il faut éliminer, mais ce n’est pas à la France impérialiste de le faire.
« Mais alors, quelle solution concrète proposez-vous ? » nous entendons-nous répondre. Ce n’est quand même pas au NPA de livrer une solution militaire et institutionnelle clé en main… Certains parlent des troupes de la CEDEAO (Communauté des Etats d’Afrique de l’Ouest), ou même des responsabilités de l’ONU ou de l’Union africaine… Ceci dit, lorsque l’on voit les soldats maliens expliquer qu’ils veulent se battre mais sont dépourvus de tout, que leurs armes sont obsolètes, qu’ils meurent en nombre car contrairement aux troupes françaises bien protégées ils ne disposent même pas de gilets pare-balles, une idée vient à l’esprit : que les troupes françaises s’en aillent, à pied et en laissant leurs armes.
1. « La politique de la canonnière n’est pas une solution », 10 février 2013. Voir http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article28112
2. Face à ces positions du PCF et du PG, celle adoptée le 29 janvier par le « Collectif Afrique du Front de gauche », qui « demande que soit mis fin à l’envoi de troupes françaises au sol visant la reconquête du Nord du Mali » est, par-delà ses ambiguïtés (pourquoi seulement « au sol » ?), d’un poids à peu près nul. Tout au plus peut-elle conforter quelques militants dans l’illusion que le FdG s’opposerait à l’intervention.
3. Patrice Gourdin, « Géopolitique du Mali : un Etat failli ? », http://www.diploweb.com/Geopolitique-du-Mali-un-Etat.html
4. Claude Gabriel, http://www.gauche-anticapitaliste.org/content/mali-et-contradictions-dun-anti-imperialisme-conventionnel. Cette position n’est pas celle, officielle, de la GA qui avait publié le 13 janvier un communiqué affirmant que « la France ne doit pas intervenir militairement au Mali ». Voir aussi la réponse de Paul Martial à Gabriel : http://www.gauche-anticapitaliste.org/content/mirage-humanitaire-dans-le-desert-du-nord-du-mali-en-reponse-au-texte-mali-et-contradictio-0
Armées et guerres françaises en Afrique
Si les Etats-Unis renforcent depuis plusieurs années leur présence militaire en Afrique, il semble qu’au nombre de soldats engagés, la principale force militaire occidentale sur le continent reste toujours la France avec au moins, en ce moment, 6 000 hommes. Outre ses bases permanentes au Gabon, au Sénégal et à Djibouti (auxquelles s’ajoutent celles du département de la Réunion et des Emirats arabes unis), et les forces intervenant aujourd’hui au Mali, les troupes françaises sont présentes au Tchad, en Côte d’Ivoire et en République centrafricaine.
Depuis les indépendances de 1960, près de 50 opérations militaires françaises ont été menées sur le continent. Entre 1990 et 1994, la France a apporté son soutien politique, militaire et diplomatique au régime rwandais coupable du génocide de 800 000 Tutsis. Pendant les trois mois que le massacre a duré, les troupes françaises présentes dans le cadre de l’opération Turquoise décidée par l’ONU sont restées passives et, selon de multiples témoignages, ont protégé les milices qui l’ont perpétré.
Comme avant lui Sarkozy (notamment dans ses guerres en Côte d’Ivoire et en Libye), Hollande se présente comme un champion de l’humanitaire et de la démocratie. Quelques jours à peine avant le début de l’offensive militaire au Mali, 600 soldats français étaient intervenus à Bangui, en République centrafricaine, sous le prétexte d’y protéger les résidents français. Hollande avait alors déclaré qu’en aucun cas ses troupes ne prendraient parti pour le président corrompu, François Bozizé, menacé par une rébellion militaire. Il s’agissait en réalité de dissuader cette rébellion d’avancer vers la capitale et d’imposer – stabilité oblige – des négociations entre elle et Bozizé. Ce qui fut fait.